Les commentateurs semblent divisés en trois camps : ceux qui voient en Trump la manifestation de nos maux socio-économiques intenses, ceux qui voient en Trump et ses partisans la cause de tous ces maux, et ceux qui voient en Trump aussi bien la manifestation que la cause de ces maux.
Je pense qu’ils passent à côté de l’essentiel, à savoir la superposition de crises qui se développent depuis cette décennie, c’est-à-dire les retours en baisse d’une dette qui explose, la démographie d’une population vieillissante, l’érosion du contrat social et la grande désunion qui règne parmi les élites politiques. Ces crises continueront d’empirer et de s’alimenter les unes les autres, peu importe qui est au pouvoir.
L’analyse historique semble partagée entre le récit du Grand Homme/Femme, qui estime que ce sont les individus qui font l’histoire, et le récit des Grandes Forces/La Loi Économique, qui estime que les individus jouent un rôle secondaire par rapport aux grandes forces qui s’exercent en dehors du contrôle de toute personne ou groupe.
Donc si la pensée dominante voit dans le président Lincoln le personnage principal de la guerre de Sécession (son élection a provoqué la sécession du Sud), l’opinion qui fait prévaloir les Grandes Forces estime que Lincoln ne fut que l’étincelle qui mit le feu aux poudres d’un conflit devenu inévitable bien avant l’élection de 1860.
Les frictions entre ces deux récits sont utiles, vu que l’histoire ne peut être simplement résumée à la décision d’individus ou à des forces exerçant leur pouvoir (la météo, la pénurie de ressources, une crise financière, des motifs géopolitiques, des catastrophes, la démographie, etc.). Ces deux dynamiques exercent tour à tour leur influence pour modeler l’histoire.
Les individus comptent, mais ils ne peuvent repousser indéfiniment les crises structurelles.
Ce qui nous amène à Trump. Le statu quo est en train d’imploser pour des raisons profondément structurelles : des promesses ont été faites lorsque la croissance était robuste, la dette peu élevée, l’énergie bon marché et abondante tandis que la population active était bien plus nombreuse que celle qui dépendait de l’État pour vivre (chômage, retraites et autres aides sociales). Les promesses qui ont été faites hier ne sont plus tenables aujourd’hui, peu importe qui est au pouvoir.
Il n’est pas possible de saigner un navet, ceux qui affirment que c’est possible ne font qu’exacerber les crises à venir avec leurs dénis et leurs rêves.
Cela fait 10 ans que je parle de ces crises qui se développent petit à petit et qui sont inévitables. Malgré l’illusion d’une croissance molle et le maintien du statu quo, sous la surface tout est bien plus fragile qu’il n’y paraît.
Même Timothy Geithner l’a récemment concédé dans son article publié dans Foreign Affairs qui explique comment faire face à la prochaine crise financière mondiale. Les banques centrales et les États ont utilisé toutes leurs cartouches : elles ont baissé les taux, créé de l’argent à partir de rien pour fournir des liquidités au système, acheté des obligations et d’autres actifs pour propulser des marchés vacillants ainsi qu’emprunté des sommes énormes pour les dépenses du gouvernement. Il ne reste plus grand-chose pour la prochaine crise.
L’opinion qui estime que de nouveaux tours de passe-passe des banques centrales peuvent sauver le système de la prochaine crise financière se base sur des suppositions qui sont probablement fausses. Car que se passera-t-il si l’énergie n’est plus bon marché et abondante ? Si la météo mondiale ne permet pas d’augmenter les rendements céréaliers ? Si les achats des banques centrales ne parviennent plus à doper les marchés ? Si les dettes gouvernementales atteignent des niveaux qui ne sont plus tenables ?
Est-ce que Hillary ou tout autre responsable politique serait capable d’endiguer ces crises profondément structurelles ? En bref, non. La seule chose que les responsables politiques peuvent faire, c’est réduire les attentes si bien que l’érosion des promesses qui ne peuvent être tenues sera acceptée comme étant inévitable, d’instiller l’espoir tout en exigeant des sacrifices de la part de ceux qui ont bénéficié du statu quo.
Si nous examinons les grands meneurs de l’histoire qui ont géré les nombreuses crises du passé, nous constatons qu’ils ne les ont pas fait disparaître, ils ont simplement su les gérer à la marge en insistant sur le besoin de faire des sacrifices pour bénéficier ensuite d’un futur plus radieux.
Si nous mettons à la poubelle notre paire de lunettes à verres roses, nous constatons que Franklin Roosevelt n’a pas « sorti le pays de la Dépression ». Le pays était toujours englué dedans en 1940, après 8 années de Roosevelt à sa tête. Il fallut attendre la Seconde Guerre mondiale et les dépenses gouvernementales via le crédit, à des échelles inimaginables, pour sortir les États-Unis du souci des créances douteuses que les autorités refusaient d’annuler et de la stagnation qui s’en suivait.
Ce qui nous ramène de nouveau à Trump. Vu que personne ne peut régler ces crises qui se superposent, se focaliser sur les actions de l’individu au sommet du pouvoir n’est qu’une distraction. Même s’il est vrai qu’un individu peut gérer les marges d’une crise plus ou moins efficacement. (…)
Il n’existe aucune possibilité d’endiguer les conséquences des forces démographiques, de la prédation financière, de l’impérialisme, de la dette, de la désunion politique, de la révolution technologique et des échecs de la centralisation étatique, toutes ces forces qui minent le statu quo. »
Article de Charles Hugh Smith, publié le 27 mars 2017 sur son blog