Nous allons devoir chausser de nouvelles lunettes. En
France, dans ce pays qui semblait comme protégé de la crise
relativement à d’autres, une nouvelle vérité petit
à petit se fait jour. Morceau par morceau, une description de la
société émerge, qui ne correspond pas avec celle qui
était communément admise, au sein de laquelle un certain
confort pouvait encore prévaloir. Comme si un miroir était
brisé, qui reflétait une image fausse afin de justifier tant
qu’il était possible un ordre des choses se voulant immuable.
Les alertes n’avaient pourtant pas manqué,
depuis la reconnaissance par Jacques Chirac – le temps d’un
discours – de la fracture sociale et la montée de la
précarité, jusqu’à la poussée
sécuritaire alimentée par des campagnes anxiogènes et
l’ancrage d’un racisme banalisé. Mais l’on
s’était tant bien que mal accommodé, comme si de rien
n’était ou presque, de cette situation dégradée.
Est ensuite arrivée la crise financière, lourde de menaces
potentielles au regard du mal qui se répand progressivement dans toute
l’Europe, là où il est le plus visible, mettant en
évidence que les Français n’allaient tôt ou tard
pas être épargnés. Et cela change tout.
Celle-ci a en effet un unique avantage, à
côté de tant de désastres : elle dévoile au
moins partiellement un monde dont l’opacité est la marque de
fabrique, laissant à penser que beaucoup encore est caché. Elle
fait taire – au moins provisoirement – les thuriféraires
de ce que l’on a appelé l’ ultra-libéralisme,
comme si le libéralisme ne suffisait pas et qu’il fallait
en rajouter. Symboles d’une finance restée mystérieuse,
mais dont il a été compris qu’elle était aux
commandes, les banques sont désormais l’objet de toutes les
suspicions. Mais le constat est douloureux, car cette
révélation n’est accompagnée d’aucun
remède.
Rendant public le rapport d’une commission
parlementaire, deux députés Français, Henri Emmanuelli
(PS) et Jean-François Mancel (UMP), évoquent un monde qui les
dépassent – et tout gouvernement avec – en rappelant la
taille du Forex, le marché monétaire
mondial ainsi que l’encours des produits dérivés, dont le
montant notionnel représente dix fois le PIB mondial. Les
liquidités disponibles dans le monde – les capitaux flottants
– progressant de 15% annuellement, quatre fois plus vite que le PIB.
On ne peut qu’être frappé, à les
lire, par la disproportion flagrante qui existe entre cet impressionnant
rappel et les mesures qu’ils préconisent, mettant en
évidence les limites du pouvoir politique qu’ils
déplorent eux-mêmes. Ils n’en énumèrent pas
moins un ensemble de dispositions animé par les meilleures intentions.
« Il faut mettre fin à
l’économie de casino », proclament-ils avec une
conviction que l’on ne peut que saluer, préconisant des mesures
dont il est déjà certain qu’elles ne seront pas prises.
Conscients de ces limites extrêmes et de leur impuissance, ils concluent
en préconisant d’« imaginer les outils qui
permettront d’éviter une nouvelle débâcle
financière et anticiper ses signes avant-coureurs… ».
On ne saurait être plus optimiste.
Chaque jour ou presque apporte dans
l’actualité son lot de révélations. De toutes
celles qui nous ont été données à connaître
ces dernières jours, lesquelles peut-on relever ?
Menant l’enquête à la suite d’un
rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, le Journal du
Dimanche dressait la liste des entreprises du CAC 40 ne payant aucun
impôt sur les bénéfices en France : Arcelor Mittal, Danone, Essilor, Saint-Gobain, Schneider, Suez
Environnement, Essilor et Total.
Rappelant que l’Impôt sur les
sociétés (IS) était en France de 33%, le Conseil a
calculé que les entreprises du CAC 40 ne sont dans la pratique
taxées qu’à hauteur de 8% en moyenne (22% pour les PME).
On se rappelle à ce propos que Nicolas Sarkozy s’est à
plusieurs reprises vivement élevé contre l’impôt
irlandais sur les bénéfices, pour qu’il soit
augmenté, car il n’est que de 12,5% …
En soulevant ce lièvre, le Conseil renvoie en
particulier à l’évasion fiscale des grandes entreprises
grâce aux prix de transfert, ces facturations internes aux
groupes transnationaux qui leur permettent d’évacuer leurs
bénéfices vers les pays les plus fiscalement accueillants
où ils disposent de filiales. Ce qui, une fois encore, renvoie au
malheureux propos de Nicolas Sarkozy, selon qui « Les paradis
fiscaux, c’est fini ! ».
S’agissant des recettes fiscales de l’Etat
Français et de la réduction de la dette publique, un
rapprochement s’impose avec le niveau que vient d’atteindre la
prime d’assurance contre le non remboursement de celle-ci. Les CDS (Credit Default Swaps) correspondants s’affichaient
hier à 106,83 points de base, ce qui signifie que la prime pour
garantir 10 millions de dollars à cinq ans est de 106.830 dollars
annuel. On sait que de telle augmentations sont
toujours un signe prémonitoire de hausse sur le marché
obligataire, et en tout cas le résultat de mouvements financiers
spéculatifs. Quand il faudra d’urgence adopter un plan de
diminution du déficit, à la britannique ou à
l’espagnole, les grandes entreprises du CAC 40 compteront-elles au
nombre des bons Français ?
De l’autre côté de
l’échelle, c’est à dire en bas, les réseaux
de discounters franchisés (les solderies) continuent de se
développer. Parallèlement, leur clientèle
s’élargit à des classes plus aisées, celle des
cadres ayant doublé en une année pour s’établir
à 8% de l’ensemble de celle-ci, selon une enquête de
l’un de ces réseaux, Gifi.
Le concept en est simple : plus d’un produit
sur deux est vendu moins de dix euros, les marges très faibles
compensées par les volumes et des frais généraux
tirés au maximum, l’approvisionnement se faisant grâce aux
invendus et surtout de gros arrivages en provenance des pays émergents
et en voie de développement. On observe dans ce secteur
commercial, pour lequel peu de statistiques sont disponibles, de vieux
comportements oubliés : le pic des achats correspond à la
fin du mois et à la paie, puis ceux-ci décroissent
jusqu’au mois suivant.
Cet instantané de la France pris au fil de
l’actualité ne serait pas complet s’il
n’était également fait mention d’un épisode
illustrant on ne peut mieux la parfaite transparence des banques
Françaises. BNP Paribas, la mégabanque
bien connue, a décidé d’apporter à sa filiale
ukrainienne UkrSibbank 160 millions de dollars, aux
côtés de la Banque européenne pour la reconstruction et
le développement (Berd), qui va cotiser
à hauteur de 222 millions de dollars.
Bien que la banque ukrainienne soit en pleine
déconfiture, BNP Paribas a récusé l’idée
d’un quelconque sauvetage pour s’en tenir à un anodin
approfondissement de son partenariat avec la Berd,
qui ne trompe personne, selon La Tribune qui interrogeait sa porte-parole. Le
journal s’interrogeant à juste titre sur cet écart de la Berd, dont la mission « d’investir dans
les entreprises pour développer les économies d’Europe de
l’Est, non de secourir des entreprises, comme le FMI le fait pour
les Etats ». Pensant peut-être trouver un commencement
d’explication dans la présence à
l’état-major de BNP Paribas, comme conseiller du
président, d’un ancien président de la Berd. Une assertion vigoureusement démentie,
Monsieur Jean Lemierre n’ayant pas quitté
son bureau une minute ce jour là, avec ses deux assistantes comme
témoin.
Billet rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
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en tout ou en partie à condition que le présent alinéa
soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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