Il y a des petites musiques qui se répètent inlassablement et forment le fond sonore d’une époque. Celles de la période actuelle ne sont pas toujours agréables, notamment lorsqu’elles concernent la charité.
Il y a quelques années, le murmure de ces musiques était faible, à peine audible pour tout dire. Du tintamarre produit par toute la troupe bigarrée des personnes conscientisée du Camp du Bien et qui a toujours consisté à radoter sans fin que seule une ferme solidarité étatique permettait de couvrir tous les cas et tous les besoins, la petite musique de la charité, du don ou des actes bénévoles se détachait difficilement, mais restait néanmoins perceptible pour ceux qui voulaient l’entendre ou qui se tenaient sagement à l’écart du bruit des furies collectivistes.
Cependant, en l’espace de quelques années, non seulement il devient plus difficile d’entendre le petit bruit frêle de cette charité inter-individuelle directement organisée par la société civile, mais en plus, on peut maintenant constater des efforts conscients et quasiment systématiques pour l’étouffer complètement.
En 2014, je relatais ainsi les péripéties de Devaud, une entreprises de fruits et légumes, qui se retrouvait en délicatesse avec le fisc pour avoir osé faire don de ses invendus et des fruits et légumes défraîchis, et avoir ainsi réduit d’autant son chiffre d’affaire et, conséquemment, ses impôts, ce qui constitue une faute de goût impardonnable au pays luxuriant de la solidarité organisée, on en conviendra aisément.
En septembre dernier, je notais, assez effaré, que l’apparition d’une gestion décentralisée (et numérique, de surcroît) de l’accueil des réfugiés provoquait l’agacement des associations officielles et dûment estampillées par le pouvoir républicain, laïc, démocratique, citoyen et festif. Si les gens commencent à s’organiser sans eux, où va le monde, où va le monde !?
Dans la foulée, je constatais aussi qu’en plus des associations agacées par ces organisations spontanées de la société civile hors des sentiers battus de la solidarité officiellement aménagée, l’administration y allait de ses petites (ex)actions pour mettre, elle aussi, des bâtons dans les roues des dons et autres actes bénévoles : on apprenait ainsi que la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes — sans qui le consommateur français, ruminant paisible mais très influençable, serait déjà mort douze fois d’intoxications, de concurrence déloyale et de fraudes diverses — cherchait des poux chez la start-up française Booxup, spécialisée dans l’échange gratuit de livres.
Bref, le message de l’administration, du fisc et des associations diverses reconnues officiellement est assez clair : charité bien ordonnée commence par l’État, et puis c’est tout.
Dans ce contexte, les misères qui dégringolent sur Jean-Marc Lucien n’ont plus rien d’invraisemblables.
M. Lucien est propriétaire d’une maison d’accueil de pèlerins à Saint-Privat-d’Allier, sur le chemin du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. En juin 2015, il est convoqué par les gendarmes tandis que les lits de sa maison sont mis sous scellées après une perquisition. En novembre, il est convoqué au tribunal : on lui reproche d’avoir dissimulé une activité commerciale et un chiffre d’affaires.
Horreur : l’accueil en donativo, c’est-à-dire avec la libre participation aux frais, n’est pas soumis aux impôts et autre taxe de séjour, et — catastrophe insoutenable au pays de la norme — n’a pas de statut juridique.
Pire encore (si, si, c’est possible), le nombre de pèlerins de passage dans la maison d’accueil des Lucien (entre 700 et 800 à l’année) représente vite une concurrence directe pour les gîtes, hôtels et autres chambres d’hôtes (payants, eux) du même secteur. Nous sommes en France, patrie des Droits de l’Homme, et peut-être aussi de la Jalousie et de la Délation. M. Lucien explique alors :
« Nous avons reçu de nombreuses menaces dès le départ. Sous la pression, je suis devenu auto-entrepreneur en 2014. Je déduisais le prix des repas à ce que me laissaient les gens et je déclarais le reste. En avril 2014, nous avons reçu une plainte de la communauté d’agglomération du Puy puis en septembre la Répression des fraudes a dressé un procès-verbal. Elle souhaitait que nous affichions un tarif, ce que nous avons refusé de faire puisque nous n’étions pas commerçants ! »
Ah mais saperlipopette, si maintenant des individus commencent à s’aider les uns les autres pour des prix minimums, sans rechercher le profit ou le simple commerce, mais où va-t-on ? Si on ne met pas un terme immédiatement à ces pratiques bénévoles et désintéressées, la société va très clairement souffrir ! Et puis après tout, merde à la fin, nous sommes dans un gouvernement socialiste, sous une administration pétrie de collectivisme et de socialisme, et dès lors, un exemple doit être fait pour repousser cette charité immonde loin des portes du territoire français, nomého à la fin !
Heureusement, le fisc, la Répression des Fraudes (car fraude il y a, c’est évident !) et les petits copains de Gérard l’Inspection du Travail (car travail il y a, c’est évident !) interviennent pour un monde meilleur fait de vraie solidarité, la seule qui vaille, celle sanctionnée par l’État, tamponnée par l’administration, enregistrée par de beaux cerfas bien propres.
Et sous les assauts de nos preux chevaliers de la Solidarité Officielle, les délinquants ont plié. Après dix années au service des pèlerins, après une décennie de charité, de fraternité et après avoir probablement bien trop tissé de liens sociaux pour être totalement innocents, les époux ont décidé de laisser tomber cette si coûteuse charité, et de vendre leur maison. Il faudra bien payer le procès, ainsi que les amendes que ne manqueront pas d’infliger nos grandes et belles administrations dans leur lutte pour un monde plus chaleureux à base de cerfas correctement remplis (le rose, en deux exemplaires, pour votre ration de lien social, et le bleu, pour les autorisations règlementaires d’exercice de solidarité, en trois exemplaires avec les justificatifs décrits au paragraphe 7b correctement agrafés au dos, merci).
Décidément, la petite musique de la charité spontanée est en train de s’arrêter en France, mais, vu comme ça, le socialisme, ça vous a un petit côté magique vraiment délicieux !
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