Aujourd’hui, l’inéluctabilité des
réformes ainsi que la non-viabilité du généreux
modèle social Européen semblent évidentes. Cependant, n’est-il
pas aussi évident
qu’il a pu se maintenir et se développer pendant au moins 30 ans
sans apparemment heurter à la compétitivité
Européenne ?
Cette remarque ne peut pas résister à une analyse plus
approfondie de la réalité de la compétitivité
Européenne préalable à la crise actuelle. En effet, la
compétitivité de l’Europe de l’après-guerre
était aussi incontestable que presque personne ne contestait cette
compétitivité. La moitié du monde était sous le
joug des régimes communistes dont les principaux produits offerts sur les
marchés internationaux non-communistes étaient les
matières premières – sans compter les armes et autres
équipements militaires. Les matières premières y
étaient demandées pour que les pays occidentaux puissent
produire leurs propres marchandises. C’est le cas du gaz russe et
autres minerais utilisés largement dans les usines allemandes,
françaises et italiennes.
La Chine et l’Inde ne représentèrent rien de
sérieux en termes de concurrence jusqu’à la fin des années
1980. La Chine était alors plutôt occupée à
maintenir la révolution en place qu’à développer
sa structure productive. S’il est vrai que l’Inde n’a pas ouvertement
adopté le communisme, son économie était
néanmoins organisée autour d’une planification centralisée
des ressources. Le système indien était
caractérisé par un fort protectionnisme et un vaste secteur
public visant à une industrialisation par la substitution aux importations.
En effet, l’Inde cherchait davantage à chasser son passé
colonial et à maintenir intact son énorme mosaïque
ethnoculturelle qu’à construire une économie vraiment
compétitive.
Les principaux pays Sud-Américains – Argentine,
Brésil, Chili et Mexique – se lancent pour leur part dans des
aventures économiques similaires à celle de l’Inde en
adoptant la gestion centralisée de l’économie sous des
régimes généralement issus de la droite patriotique
– avec quelques intervalles socialistes, surtout au Brésil et au
Chili. Le protectionnisme de ces pays a fait émerger des entreprises
surprotégées qui resteront incapables de faire face à la
concurrence de leurs homologues américains, européens et
japonais. L’aventure de la substitution aux importations prend seulement
fin au début des années 1990, avec quelques récidives
occasionnelles néanmoins– par exemple, en Argentine, en Bolivie,
au Venezuela, entre autres, avec les résultats qu’on connait
aujourd’hui.
Finalement, les pays Africains après avoir obtenu leur
indépendance plongent immédiatement dans des dictatures –
généralement de type communiste – ou dans des guerres
civiles. Cette instabilité chronique va rendre impossible tout
développement économique dans une vaste région pourtant riche
en ressources naturelles. L’instabilité en Afrique engendrera
d’ailleurs une forte émigration vers l’Europe Occidentale
qui saura bien en profiter pour favoriser sa compétitivité
économique.
L’instabilité politique conjuguée à
l’incapacité économique de tous ces pays à
concurrencer les pays développés de l’Occident a aussi favorisé
les flux de capitaux financiers vers ces pays développés. Ce
n’est qu’à partir des années 1980 que le capital financier se dirigera
massivement vers les marchés émergents pour y acheter
d’ailleurs de la dette publique plutôt que pour investir
directement dans la production locale.
En outre, il faut bien remarquer que le modèle social
Européen n’atteint son sommet en termes de « générosité »
que dans les années 1970.
En France, s’il est vrai que les acquis sociaux
s’accumulent depuis le milieu du 19ème siècle,
les principales dépenses de l’État sous la IVème République sont avant tout constituées
d’investissement publics massifs dans les infrastructures notamment. Les
présidences de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou permettront
une libéralisation relative de l’économie qui
s’intensifie sous la présidence de Valéry Giscard
d’Estaing mais s’accompagnent aussi d’une augmentation du
poids des charges sociales. Ce processus d’accroissement des
dépenses sociales reprend avec force sous le premier mandat de
François Mitterrand et a poursuivi sa course à un rythme certes
moins effréné jusqu’à nos jours.
En Allemagne, ce n’est que lors de la montée au pouvoir
des sociaux-démocrates Willy Brandt (1969-1974) et Helmut Schmidt
(1974-1982) que le modèle social croît avec vigueur.
Autrement dit, avant la fin des années 1960, le poids des
dépenses sociales en Europe Occidentale n’avait pas encore explosé
par rapport aux autres dépenses publiques.
Néanmoins, le développement économique de
l’après-guerre reste profondément marqué par l’interventionnisme
étatique. S’il est vrai que des pays comme l’Allemagne et
l’Autriche relâchent les rênes de
l’interventionnisme, d’autres pays n’hésitent pas,
au contraire, à l’accroître comme c’est le cas de la
France et du Royaume-Uni. Cela se manifeste dans la création de
nombreuses entreprises publiques et de marchés protégés par l’État
qui aboutira plus tard à un manque de compétitivité face
aux pays émergents.
Les pays Européens bénéficiaient cependant
à l’époque d’une main d’œuvre bien
formée, productive et relativement bon marché. Si nous ajoutons
à cela l’aide américaine, on comprend que le rétablissement
économique Européen ait pu arriver assez vite alors que les
économies de ces pays deviennent de plus en plus dirigistes et
dépensières.
En résumé, la compétitivité de
l’Europe Occidentale avant les années 2000 était
fondée sur un ensemble de facteurs économiques,
géopolitiques et institutionnels, souvent, mais pas toujours, externes
à l’Europe. Face à un manque d’alternatives viables
ailleurs, le développement économique de
l’après-guerre en Europe s’est construit grâce
à des capitaux à la recherche de marchés relativement développés
avec une main d’œuvre spécialisée, un parc
industriel facile à rétablir et de nombreux consommateurs en puissance.
En outre, la géopolitique de l’époque privilégiait
un rétablissement rapide de l’Europe face à un bloc
communiste expansionniste. Finalement, les institutions en Amérique du
Sud, en Afrique et en Asie n’attiraient pas les investissements vers ces
régions. L’Europe
Occidentale a ainsi été « protégée »
de concurrents potentiels pendant presque 40 ans.
La fin de la compétitivité Européenne n’était
alors qu’une question de temps. Une fois que les pays dits en voie de
développement allaient réussir à stabiliser leur
environnement institutionnel et ouvrir leurs marchés aux investisseurs
étrangers, la donne allait changer.
La globalisation des marchés de capitaux financier et humain va permettre aux
investisseurs internationaux de trouver de meilleures opportunités
là où on peut allier force et stabilité institutionnelle
et avantages économiques traditionnels (prix ou spécialisation
de la main d’œuvre, position géographique et ressources
naturelles).
L’accumulation d’obstacles fiscaux et interventionnistes
rend alors l’Europe moins attractive que d’autres pays
émergents. Il est donc temps pour l’Europe de réformer ses
institutions afin d’éviter la stagnation et mettre en valeur ses
avantages compétitifs.
A suivre : la compétitivité retrouvée ou
pourquoi l’Europe est loin de dire son dernier mot
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