Nous avons vu lors d’un précédent article
que les politiques keynésiennes menées par les
différents gouvernements japonais ces deux dernières
décennies avaient été inefficaces sur la croissance
alors qu’elles avaient fait exploser la dette publique. Cette
dernière atteint désormais 237% du PIB, ce qui correspond
à un record au niveau mondial.
Comment se fait-il que l’État japonais ait pu atteindre
un tel niveau d’endettement alors que récemment de nombreux
États de la zone euro (PIIGS [1]) se sont retrouvés exclus (ou
ont été proches de l’être) des marchés
financiers faute d’investisseurs ayant confiance dans leurs obligations
souveraines ? La principale explication est que la dette souveraine
japonaise est très majoritairement (à 91%) détenue par
des résidents, qui sont une clientèle captive, comme on peut le
constater sur ce graphique résumant les détenteurs d’obligations
d’État :
Parmi les détenteurs de dette souveraine nous pouvons trouver
la Banque du Japon (BoJ), qui en détenait
à fin 2012 114 trillions de yens se décomposant en 89,2
trillions de JGB [2] et 24,5 trillions de Treasury
Bills [3]. Cela correspond à environ 10% du total, soit 24% du PIB. A
titre de comparaison, la BCE, qui avait procédé au rachat de
dettes souveraines des PIIGS sur le marché secondaire, n’en a
pas possédé dans son bilan plus de 211 milliards d’euros,
soit environ 2% du PIB de la zone euro.
La BoJ continuera à racheter
massivement de la dette souveraine. Par contre, certains acheteurs traditionnels
de dette (comme le fonds de pension public) devraient devenir progressivement
vendeurs, à un rythme certes assez lissé dans le temps. En
effet, la génération du baby boom de
l’après guerre commence à
arriver à la retraite et la démographie japonaise laisse
présager une tendance assez lourde :
Le niveau de détention de dette japonaise par les
étrangers se situe d’ailleurs actuellement à un niveau
élevé et devrait donc continuer à progresser :
Le deuxième élément clef qui rend la dette
japonaise encore soutenable est la faiblesse du rendement offert, qui est directement
liée à une inflation faible. En effet, celle-ci, ou plus
exactement l’anticipation
d’inflation future, est une composante [4] importante du rendement que
l’investisseur va exiger pour prêter. Le relèvement de
l’objectif d’inflation de la BoJ risque
donc d’avoir des conséquences importantes en augmentant le
coût d’emprunt.
Négligeant ce risque, le Premier ministre du Japon, Shinzo Abe, a demandé à la BoJ d’atteindre une inflation de 2%. Il
espère ainsi effacer une partie de la dette par ce que Keynes appelait
l’euthanasie des rentiers. Les prêteurs sont bien
remboursés du bon nominal, mais avec une monnaie qui a perdu de la
valeur (via l’inflation donc). Par exemple, à raison d’une
inflation de 2,0% par an pendant 10 ans, 100 yens en début de
période ne valent plus que 82 yens à la fin : cette
monnaie s’est ainsi dépréciée de 18%.
Or, de 2001 à 2011, il y a eu une baisse des prix de 2,0%. Autant dire que le gouvernement japonais
n’a pas bénéficié du tout de l’effacement de
la dette par l’inflation. Le gouvernement a donc forcé la main
de Masaaki Shirakawa,
l'actuel gouverneur de la BoJ, pour qu’il
relève l’objectif d’inflation de 1% à 2%, niveau
que le Japon n’a plus atteint depuis plus de 20 ans :
On constate que l’objectif de 1% d’inflation a rarement
été atteint. Pour autant, la nouvelle cible de 2% ne sera pas
facultative. Shinzo Abe est en effet monté
en agressivité devant le Sénat en parlant
de « revoir la loi fixant le
statut de la BoJ » si
l’objectif n’était pas atteint.
Masaaki Shirakawa,
qui doit quitter ses fonctions le 19 mars, affiche une certaine lucidité
sur les risques d’une telle politique. Il remarque à juste titre
que si l’objectif d’inflation augmente, alors les rendements
demandés par les marchés financiers seraient plus
élevés, ce qui renchérirait les conditions de
financement pour les nouvelles obligations. Il note (tout comme le FMI)
en outre que la stabilité
des banques, grandes détentrices de dette souveraine japonaise,
risquerait d’être mis à mal (une augmentation des taux
signifie une baisse du prix).
La dette japonaise a une durée de vie moyenne d’environ 7
ans, avec des maturités résiduelles assez courtes :
Ainsi, si l’on exclut les Treasury
Bills, environ 300 trillions de yens (2 400 milliards
d’euros !) de dette vont arriver à échéance
de 2013 à 2017. Il s’agit d’autant d’argent
qu’il faudra réemprunter, cela en plus des déficits
futurs. Cela veut dire que, sur une hypothèse (toute théorique)
de renchérissement homogène du coût de l’emprunt de
2,00% (écart entre la cible et l’inflation moyenne des 10
dernières années), l’État japonais devrait
réserver pas moins de 48 milliards d’euros
supplémentaires chaque année à la charge de la dette
(sans compter les nouveaux déficits donc).
L’État japonais se retrouve donc dans une situation
particulièrement périlleuse. Les deux facteurs qui rendaient sa
dette soutenable sont amenés à disparaître. Tout
d’abord la proportion de détention par des étrangers va
s’accroître, principalement à cause de raisons
démographiques. Ensuite, l’augmentation de l’inflation
débouchera sur une hausse des rendements demandés par les
investisseurs et risque d’entraîner le Japon dans un engrenage
où la charge de la dette deviendrait difficilement supportable en plus
de mettre en péril le système financier japonais.
[1] Portugal, Irland, Italy, Greece and Spain
[2] JGB (Japanese Government
Bond) : obligations moyen ou long terme
[3] Treasury Bills : obligations
à court terme
[4] Les deux autres étant la préférence
temporelle et la perception par l’investisseur du risque de
crédit (voir l’article
Taux d’intérêt des
dettes souveraines : une baisse illusoire)
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