Il arrive parfois que des
sociétés perdent complètement la tête. Dix années durant, de 1966 à 1976, la
Chine s’est perdue dans la chaotique folie de la « révolution culturelle »
de Mao. Une milice de jeunes hommes appelée la Garde rouge s’est vue donner
le droit de terroriser les figures d’autorité aux quatre coins du pays –
enseignants, scientifiques, fonctionnaires, et n’importe quel autre individu
à la charge de quoi que ce soit. Ils ont détruit des vies, des familles, et
assassiné un grand nombre de leurs victimes. Ils ont paralysé leur pays avec
leurs persécutions des « éléments bourgeois » et des « partisans
de la voie capitaliste ». Ils sont allés jusqu’à capturer Deng Xiaoping,
qui a été exhibé publiquement coiffé d’un bonnet d’âne, mais qui est
finalement parvenu à mettre fin à cet épisode de démence après la mort de
Mao.
La révolution culturelle
des Etats-Unis a fonctionné quelque peu différemment. Elle s’est
principalement limitée au monde hermétiquement fermé des universités, où les
nouvelles espèces de hiérophantes et de mystagogues sont occupées à établir
un dogme crypto-politique destiné à redéfinir les arrangements sociaux des
diverses « multicultures » ethniques et sexuelles du territoire.
Il n’existe pas de Mao
américain, mais nous avons aux Etats-Unis des millions de bons petits maoïstes
prêts à persécuter quiconque oserait dévier de la ligne des partis qui
dominent aujourd’hui la bulle de la vie de campus. Un étrange mélange de
chasse aux sorcières puritaine, de paranoïa raciale et d’hystérie sexuelle,
accompagné bien sûr de son jargon technique – « micro-agression », « mentions
d’avertissement », « code de langage » et ainsi de suite –
destiné à renforcer l’uniformité de la pensée et de punir ceux qui s’en
délient.
A une heure où les
Etats-Unis se confrontent à des problèmes économiques, énergétiques,
écologiques et de politique étrangère, la vie de campus se préoccupe par
écrit du sentiment de rejet que ressent chaque groupe sexuel et ethnique
imaginable, aussi sincèrement que s’il s’agissait de la suppression des
intrus idéologiques qui ne se plient pas au programme d’exorcismes. Une
histoire complète de cette triste campagne n’a pas encore été écrite, mais
quand elle le sera, l’enseignement supérieur s’en trouvera ruiné. Il porte
déjà aujourd’hui le lourd fardeau des conséquences inattendues du racket
financier qui affecte toutes les facettes de la vie des Américains d’aujourd’hui.
En faisant la promotion de l’abolition officielle d’idées, il ne fait que
commettre son suicide intellectuel, et disgracier sa mission de civilisation.
Je me suis personnellement
frotté à cet empire diabolique la semaine dernière à l’occasion de mon
discours à Boston College sur le progrès de la Longue urgence. L’audience
était très peu dense. Il pleuvait à torrents. La Série mondiale était à la télévision.
Et les gens ne s’intéressent plus à ce genre de problèmes, maintenant que la
Réserve fédérale a sauvé le monde grâce à sa monnaie gratuite, et parce que
mon intervention ne mentionne pas les questions de race, de genre et de
privilège blanc.
Après mon discours, en
revanche, je suis sorti dîner avec quatre membres de la faculté et l’un de
leurs amis. Trois d’entre eux professeurs d’Anglais, l’autre professeur d’écologie,
et le dernier urbaniste. Les trois professeurs d’Anglais sont aussi des spécialistes
de la race, du genre et du privilège. Imaginez un peu ça. Voilà qui en dit
long sur la névrose obsessionnelle qui habite actuellement le monde
académique. Sur le chemin du restaurant, alors que nous étions en voiture, j’ai
discuté avec un professeur d’Anglais au sujet d’un aspect particulier du
problème racial, puisque c’est là son sujet de prédilection, et parce qu’il
semblait percevoir toute chose au travers de ce prisme. La conversation s’est
poursuivie à table, et voici ce qui en a découlé sur internet (email que j’ai
reçu le lendemain) :
Le 29 octobre 2015 à
16h37, Rhonda Frederick rhonda.frederick@bc.edu
a écrit :
Voici ce que j’ai publié
sur mes médias sociaux, et que je partagerais ici avec vous et votre agent.
Hier, le
romancier/journaliste James Howard Kunstler a été invité à donner un discours
à BC (voir sa bio ici : http://www.bc.edu/offices/lowellhs/calendar.html#1028).
Lors de la discussion
qui a suivi le dîner, il a décrété que « le plus grand problème auquel
font face les Africains-Américains est qu’on ne leur enseigne pas le bon
usage de l’Anglais… et que les académiques sont trop préoccupés par le
privilège et le politiquement correct pour admettre ce simple fait ».
Aucune personne noire (je présume qu’il a utilisé le terme Africain-Américain
pour signifier Noir) n’était présente autour de la table. Je ne l’étais pas
non plus, mais deux de mes amis et collègues ont participé au dîner, et je
fais confiance implicitement en leur mémoire. Que Kunstler ait utilisé des
stéréotypes afin de provoquer, ou parce qu’il croit vraiment en l’ignorance
qu’il a énoncée, ma réponse reste la même : je ne peux pas autoriser ce
genre de propos dans mon espace et ne suis pas de ceux qui considèrent ce qu’il
a dit comme un « moment d’apprentissage ». Je suis d’avis que BC
devrait répondre à sa déclaration, pour la simple raison que l’université a payé
pour son dîner et pour ses honoraires. Voici un lien pour ceux qui
désireraient s’exprimer sue la manière dont BC devrait dépenser son argent :
Lowell Humanities Series,
Boston College (http://www.bc.edu/offices/lowellhs/about.html)
+++++++++++++++++
Rhonda—
Ce n’est pas exactement
ce que j’ai dit.
Ce que j’ai dit, c’est
que la mission la plus importante pour les enseignants du primaire et de
secondaire devrait être d’apprendre aux Noirs le bon usage de l’Anglais afin
qu’ils puissent fonctionner au sein de notre économie. J’ai également ajouté
que toute personne qui chercherait à argumenter contre cette vérité ne ferait
que causer du tort aux personnes qu’elle cherche à aider.
Et je maintiens mes
propos.
Votre tentative de
promouvoir la police de la pensée est emblématique de tout ce qui va
terriblement mal dans l’enseignement supérieur, d’autant plus parce que vous
n’étiez pas présente.
Jim
James Howard Kunstler
“It’s All Good”
J’ai donc été victime d’une
tentative de diffamation sur les médias sociaux par cette dénommée Rhonda
Frederick – étudiante ou membre de la faculté, allez savoir – qui admet ne
pas avoir été présente lors de l’incident en question. C’est la nouvelle mode
académique : calomnier sur Twitter et Facebook. Une méthode entièrement
soutenue par la faculté et l’administration. Bien qu’elles se soient occupées
à construire des codes de langage et des protocoles sexuels, il semblait qu’elles
n’aient pas eu une seconde pour établir des normes éthiques concernant l’usage
d’internet. J’ai même offert de revenir pour discuter publiquement de mon
point de vue sur l’enseignement de l’Anglais aux élèves noirs du primaire et
du secondaire – à condition d’être payé, bien évidemment – mais n’ai reçu
aucune réponse à ce sujet de la part de Rhonda Frederick. Je n’ai pas non
plus reçu de réponse de la part de James Smith (smithbt@bc.edu), directeur de Lowell Lecture
Series, suite à l’email dans lequel je lui ai expliqué ne pas apprécier être
diffamé sur le web par sa collègue.
Pour ce qui est de la
substance des propos que j’ai tenus autour de cette table de professeurs,
sachez que j’ai déjà écrit sur le sujet de l’apprentissage de l’Anglais et de
la sous-classe noire par le passé, mais je tenterai toutefois d’exposer à
nouveau certaines de mes pensées ici (mention d’avertissement).
Il est tout à fait
correct qu’il existe parmi nous un certain nombre de dialectes. Il devrait
cependant être évident qu’ils aient chacun des mérites et des désavantages.
Il existe en effet ce que l’on appelle l’Anglais grammatical standard. Il évolue
bien entendu au fil des générations, mais présente une certaine stabilité
conservatrice, de la même manière que l’état de droit. Il tend à être parlé
par les personnes instruites et de pouvoir. Cela implique évidemment les
personnes au pouvoir, celles qui gèrent notre nation, mais aussi celles qui
travaillent dans la médecine, dans l’ingénierie et dans les sphères
gouvernementales et d’entreprise. L’Anglais grammatical standard tend à
offrir un meilleur statut parce que savoir le manier tend à conférer les
bénéfices d’un meilleur niveau de vie.
Il devrait également
être évident qu’il existe bel et bien un dialecte noir américain aux
Etats-Unis. Et malgré ses quelques différences régionales, il est remarquablement
similaire de Miami, en Floride, jusqu’à Rochester à New York ou encore Fresno,
en Californie. Il prévaut parmi ce que l’on appelle la sous-classe noire,
parmi la cohorte qui continue encore de faire face à des difficultés
économiques. Malgré sa verve et son inventivité, ce dialecte noir tend à
conférer un statut très peu élevé et un faible niveau de vie à ceux qui le
parlent. Dans la culture et la mythologie populaire, il est associé à une
violente criminalité et à des comportements antisociaux. Si vous n’y croyez
pas, allumez HBO.
Je suis d’avis que les
Noirs qui voudraient s’en sortir socialement et économiquement
bénéficieraient d’un apprentissage de l’Anglais grammatical standard, pas
seulement parce qu’il est associé à de meilleurs statut et mode de vie, mais
parce que de bonnes connaissances de la grammaire et des temps et un
vocabulaire riche aident les gens à mieux penser. Après tout, si vous n’utilisiez
jamais que le présent, comment comprendriez-vous la différence entre hier,
demain et le jour d’aujourd’hui ? Je suis certain que c’est quelque
chose qui deviendrait vite problématique. Et que vous ne tarderiez pas à ne
plus jamais être à l’heure.
Certains de mes
auditeurs sont d’avis que l’« alternance entre les codes linguistiques »
permet aux Africains-Américains ne passer d’un mode de parole à un autre, du
mode « noir » au mode « blanc » (ou Anglais grammatical
standard). Ce n’est selon moi pas aussi commun qu’on pourrait le croire. Tout
le monde n’a pas les talents d’artiste de Dave Chapelle, amateur linguiste
dont les parents étaient tous deux professeurs.
Je suis d’avis que les
professeurs du primaire et du secondaire aux Etats-Unis ne mettent pas
suffisamment l’accent sur l’apprentissage du bon usage de l’Anglais par ceux
qui ont le plus de difficultés. Les pédagogues ont été contraints par les
hiérophantes de l’enseignement supérieur de ne jamais aborder le sujet. Il n’est
pas perçu comme suffisamment important (probablement parce que la tâche
semble trop lourde ou embarrassante et pourrait en blesser certains). Les
résultats sont évidents : l’échec académique des Noirs américains est
très important. Mais nous continuons de concocter des excuses pour expliquer
cet échec et d’autres qui lui sont liés, la grande favorite étant jusqu’à
présent le « racisme structurel » (et ce malgré le fait que nous
ayons élu un président noir capable de s’exprimer en parfait Anglais).
Mais plus risqué encore
est ce qui touche à la raison de ce problème. Après tout, les autres groupes
ethniques des Etats-Unis cherchent à participer pleinement à la vie
nationale. J’ai par exemple donné un discours devant un groupe d’étudiants de
première année à l’Université Rutgers il y a tout juste un an. En raison de
la démographie actuelle du New Jersey, beaucoup étaient de jeunes Indiens (j’entends
par là Indiens d’Asie), et à la peau tout aussi sombre que certains
Américains d’origine africaine. Ils ont uniformément opté pour l’Anglais
grammatical standard. Ils sont tous entrés à l’université. Ils ont tous une
chance de s’en sortir dans la vie adulte. Qu’est-ce que cela suggère ? A
mes yeux, cela implique simplement que certains choix comportementaux sont
meilleurs que d’autres, et que la couleur de la peau n’est pas le déterminant
premier du problème.
Voici selon moi la
raison pour laquelle nous en sommes arrivés là (seconde mention d’avertissement).
Je suis d’avis que les victoires des droits civils du milieu des années 1960
ont généré un climat d’anxiété chez les Africains-Américains, qui ont alors
été invités à participer davantage à la vie nationale, après des générations
de souffrance et d’abus (si ce n’était selon vous pas la somme et l’intention
du Voting Rights Act et du Public Accomodations Act de 1964-65, vous êtres un
hypocrite). Ils n’étaient en revanche pas confortables avec l’idée de s’assimiler
avec la culture de l’époque. Soit ils n’y croyaient pas, soit ils en avaient
peur, soit ils la haïssaient, soit ils s’inquiétaient de leur capacité à s’intégrer.
Beaucoup attribueraient
cette anxiété à l’héritage de l’esclavage. Est-il possible pour quiconque de
passer l’éponge sur une telle blessure historique ? Les Noirs américains
ne sont pas le seul groupe à avoir été traumatisé par les circonstances.
Quand faut-il avancer ? Pendant combien de temps est-il nécessaire de faire
son deuil du passé ? Ce n’est pas une coïncidence si, au milieu des
années 1960, une nouvelle vague de séparatistes noirs est apparue en
parallèle aux victoires législatives des droits civils. Malcolm X, Stokely
Charmichael, ou encore les Black Panthers, pour ne nommer qu’eux. C’est à ce
moment-là que la population noire s’est laissée emporter dans ce qui était
essentiellement une culture de l’opposition, déterminée à demeurer séparée.
La langue vient s’inscrire dans ce tableau.
Le culte actuel de la
diversité n’est que l’écran de fumée derrière lequel se cache un fait
fondamental de la vie américaine : une majorité de l’Amérique noire s’est
retirée. Elle ne veut pas s’assimiler à une culture commune – c’est pourquoi
l’idée de culture commune a été abandonnée par les conservateurs de sa flamme,
les membres des universités. L’Amérique noire ne veut pas de la langue, des
manières, des règles et des lois qui restent de cette culture commune
désassemblée par les professeurs, les doyens et leurs servants politiques
progressistes – ils ne se soucient pas du contrat social de base. Nous
restons divisés, comme l’a dit Lincoln, qui a su comprendre quelles en
seraient les conséquences.
Est-il raciste que d’exposer
ces dilemmes à la sphère publique ? Il semblerait que oui. Pourquoi ?
Parce que les progressistes politiques sont embarrassés par les conséquences
décevantes du projet des droits civils. Certains commentateurs noirs comme
Curtis Blow, du New York Times,
appellent constamment à une conversation honnête sur la question raciale,
mais ils n’en pensent pas un mot. Tous les intellectuels qui osent lancer ce
genre de conversation sont traités de racistes. Je n’ai même pas pu avoir une
conversation privée quant aux mérites de l’Anglais grammatical standard lors
d’un dîner avec des professeurs d’Anglais spécialistes de la question
raciale. Ils n’ont pas pu s’empêcher d’avoir recours à un proxy (qui n’était
pas présent) pour me calomnier sur internet.
Ils sont des lâches, et
je suis leur ennemi.