Depuis la dernière importante récession du début des années
1980, la perception selon laquelle les banques centrales des pays industrialisés
ont très bien joué leur rôle de gardiennes du pouvoir d'achat est largement
répandue.
On se souviendra que l'Indice des prix à la consommation (IPC)
atteignait alors des sommets alarmants: 13% aux États-Unis en 1980. La Réserve
fédérale américaine sous la direction de Paul Volcker (aujourd'hui conseiller
économique du président Obama) avait fortement resserré la politique monétaire
et haussé son taux d'intérêt à 20% en 1981, provoquant ainsi la récession et
jugulant les fortes pressions inflationnistes. Depuis, l'IPC est redescendu
autour de 2 à 3%.
On pourrait donc croire que la création de monnaie, qui est la
cause ultime de la hausse des prix à la consommation, a elle aussi été modeste
pendant toute cette période. À tout le moins, presque personne ne soulève la
question. Et si l'on constate malgré tout la présence de bulles spéculatives,
une quantité anormale de crédit disponible et le cycle familier des booms et
krachs économiques, ce ne serait pas le résultat d'une création monétaire
excessive mais plutôt d'autres facteurs.
La thèse la plus populaire veut que le capitalisme soit par
nature instable. La recherche du profit générerait des excès qui se transforment
inévitablement en crise. Une déréglementation trop poussée des marchés
financiers accentuerait encore davantage cette tendance. Il faudrait donc
renforcer la régulation de ces marchés pour éviter les dérapages.
Mark Carney, le gouverneur de la Banque du Canada, a évoqué
lors du symposium annuel des banquiers centraux du monde au Wyoming en août
dernier une thèse qui va encore plus loin(1).
Elle stipule que la stabilité des prix suscite un excès de confiance chez les
prêteurs et les emprunteurs, ce qui les pousse à prendre des risques accrus.
Cette « exubérance » alimente les bulles spéculatives et crée à terme une
situation intenable.
Loin donc de diminuer l'incertitude sur les marchés comme on
l'a longtemps cru, la stabilité sur le plan monétaire provoquerait une
instabilité financière. Les banques centrales auraient non seulement fait un bon
travail, mais un trop bon travail de contrôle de l'inflation qui aurait endormi
les marchés. Et là encore, la solution se trouverait dans un encadrement plus
serré de ces derniers pour leur éviter de commettre des imprudences.
D'autres théories ont été proposées, comme celle d'Alan
Greenspan à propos d'un présumé surplus d'épargne des Asiatiques qui aurait
alimenté le crédit aux États-Unis. Elles ont toutes l'avantage de permettre aux
banquiers centraux de se disculper de l'accusation d'avoir mené une politique
monétaire trop laxiste.
Est-il toutefois exact de prétendre que les banques centrales
n'ont rien à se reprocher? L'inflation, aussi bien l'inflation monétaire que
l'inflation des prix, a-t-elle vraiment été sous contrôle depuis un quart de
siècle? On peut contester cette affirmation de diverses façons.
Une première constatation se fonde sur le taux officiel de l'IPC.
Un taux relativement modeste de 3% par année finit, après quelques décennies,
par donner des chiffres impressionnants. Ainsi, de 1983 à 2008, l'inflation
cumulée aux États-Unis s'est élevée à 115%. Ce qui signifie qu'un dollar d'il y
a 25 ans n'a plus aujourd'hui qu'un pouvoir d'achat équivalent à 46 cents.
Ce taux d'inflation officiel n'est d'ailleurs pas une mesure
parfaite de la hausse des prix. Son calcul se fonde sur une évaluation plus ou
moins arbitraire par les statisticiens de la valeur ajoutée d'un nouveau produit
ou d'un produit amélioré. Comment par exemple déterminer objectivement la valeur
additionnelle d'une génération d'ordinateurs plus puissants par rapport à ceux
dont les prix servaient de balises l'année précédente? Il ne s'agit plus tout à
fait du même produit. Certains analystes estiment que ce genre de problème
entraîne une sous-estimation systématique du rythme réel de la hausse des prix.
Qui plus est, l'IPC n'inclut pas toutes les manifestations
possibles d'inflation des prix, comme la valeur des actifs financiers. Il ne
tient pas non plus compte du prix des maisons, qui ne sont pas un bien de
consommation courante, mais uniquement du prix des loyers ou ce qui serait
l'équivalent d'un loyer pour les propriétaires. Les hausses stratosphériques des
titres boursiers ou des actifs immobiliers ne se répercutent donc aucunement sur
l'IPC.
On peut pousser la critique des statistiques officielles
encore plus loin. Lorsqu'on parle d'une hausse des prix de 3%, on tient pour
acquis que le point de référence est zéro. À 0%, il n'y a pas de hausse de prix
et par conséquent, on pourrait croire qu'il n'a pas eu de création monétaire
pour l'alimenter. C'est sans compter l'effet de la croissance économique.
S'il y a hausse de prix lorsque la quantité de monnaie
augmente plus vite que la quantité de biens et services dans l'économie, et
baisse de prix lorsqu'elle augmente moins vite ou qu'elle diminue, un IPC à 0%
indique logiquement que la masse monétaire a augmenté à un rythme plus ou moins
équivalent à celui de la valeur de l'ensemble des biens et services disponibles.
Dans un contexte de production qui augmente, il faut donc gonfler la masse
monétaire pour se retrouver avec une stabilité du niveau général des prix. Si la
masse monétaire était plus ou moins constante, on se retrouverait non pas avec
une stabilité des prix, mais bien avec une baisse des prix, comme cela est
survenu à plusieurs reprise au 19e siècle.
« Pour mettre fin à la spirale inflationniste qui
alimente les cycles économiques, il faudrait, disent les
autrichiens, de nouveau ancrer les monnaies dans l'or ou dans
d'autres étalons de valeur indépendants des pouvoirs politiques et
produits par le marché. »
Pour obtenir une image plus juste du l'ampleur de la hausse
des prix qui résulte des interventions des banques centrales, on devrait donc
comparer le taux actuel de l'IPC avec celui qui prévaudrait sans création
monétaire par les banques centrales. Ainsi, au lieu d'augmenter de 3% par année
depuis cinq ans, les prix auraient peut-être diminué de 3%, en conséquence de
l'augmentation de la quantité de biens et services. Dans ce cas, le taux réel de
hausse des prix n'est pas de 3%, mais de 6%. De ce point de vue, le mythe
voulant qu'ils soient sous contrôle vole en éclats.
Ces explications tiennent pour tous les pays. Dans le cas des
États-Unis, un facteur additionnel vient s'ajouter, le dollar US étant la
monnaie de réserve mondiale. Les banques centrales asiatiques et les
pétromonarchies en particulier détiennent d'immenses réserves de dollars et
continuent d'en accumuler.
La Fed peut donc se permettre de créer encore plus de dollars
puisque lorsque cet argent sert à payer pour des biens importés et se retrouve
dans des coffres à l'étranger, il ne suscite aucune pression sur les prix aux
États-Unis. C'est ce qui explique le déficit systématique de la balance
commerciale américaine et ce qui a permis aux Américains de vivre au-dessus de
leurs moyens depuis des décennies. Mais cette inflation monétaire n'en existe
pas moins et les distorsions qu'elle entraîne sont bien réelles.
On ne devrait pas avoir à considérer toutes ces explications
pour obtenir la preuve qu'il y a bel et bien eu une création importante de
monnaie au cours des dernières décennies. Il suffit de consulter les données
officielles sur l'évolution de la masse monétaire de la Réserve fédérale.
Celles-ci ne sont toutefois pratiquement jamais mentionnées dans les analyses
sur le sujet. Autant les économistes conventionnels que les analystes financiers
dans les médias n'y portent aucune attention et se concentrent uniquement sur
les statistiques plus confuses et ambiguës d'inflation des prix.
Ces données sur la masse monétaire ne laissent place à aucune
ambiguïté. Elles montrent une formidable poussée de l'inflation monétaire depuis
la crise de 1980-82, quelle que soit la définition utilisée. De 1983 à 2009, M1
est ainsi passé de 400 à 1600 milliards $ et M2 de 2000 à 8000 milliards $(2).
On parle donc d'une augmentation de 300% au cours de ces 26 années, comparée à
une augmentation de l'IPC officiel d'un peu plus de 115% pour la même période.
De tels chiffres ne devraient pas nous surprendre. La
politique d'Alan Greenspan, qui a présidé la Fed pendant la majeure partie de
ces années, s'est résumée à gonfler constamment la masse monétaire. La presse
financière a même trouvé un nom, le « Greenspan put », pour désigner sa propension
à inonder les marchés financiers de liquidités dès qu'une crise survenait et
qu'un ralentissement économique se pointait le nez: krach boursier en 1987,
débâcle des Savings and Loans en 1988, première guerre du Golfe, crise mexicaine
en 1994, crise asiatique en 1997, bogue de l'an 2000, krach des dot-com, 11
septembre, etc.
Greenspan, loin d'être le « maestro » capable de contenir
l'inflation monétaire et les hausses de prix tout en garantissant une croissance
optimale, s'est révélé être au contraire l'inflationniste en chef des États-Unis
et de la planète, avec des conséquences de plus en plus désastreuses sur le long
terme.
Si, comme dans les années 1970, les prix à la consommation
avaient atteint des sommets inquiétants au cours des premières années de ce
siècle, la crise financière survenue à partir de l'été 2007 n'aurait sans doute
pas causé autant de surprise. Mais les banques centrales et la presque totalité
des économistes et des analystes financiers, qui se fient sur le taux officiel
de l'IPC pour savoir si l'inflation est préoccupante ou non, n'ont rien vu
venir.
D'une certaine façon, Mark Carney a raison de prétendre que
les marchés ont été endormis. Non du fait de l'excellent travail des banques
centrales, mais plutôt d'une mauvaise compréhension de la situation. Il est en
effet erroné de conclure qu'il n'y a pas de création excessive de monnaie – et
par conséquent, que les problèmes qu'entraîne normalement cette inflation
monétaire excessive sont absents ou bénins – lorsque le taux officiel
d'inflation des prix se maintient autour de 2%. La réalité, c'est que nous avons
connu une inflation monétaire et une inflation des prix très élevées depuis 25
ans, et qu'elles sont bel et bien les causes de la crise.
Outre quelques analystes isolés, les adhérents de l'école
d'économie autrichienne – les successeurs de Ludwig von Mises et Friedrich
Hayek – ont, pour leur part, vu venir la crise. Ils lançaient des mises en garde
bien avant août 2007 en constatant les taux d'intérêt à 1% en 2001-2003, la
croissance rapide de la masse monétaire et le gonflement de la bulle
immobilière.
On ne sera pas surpris qu'ils continuent de porter attention
aux données sur la masse monétaire plutôt qu'aux statistiques officielles sur
les prix. Ils sont aussi les seuls à considérer toute augmentation artificielle
de la masse monétaire comme une fraude à l'égard des détenteurs d'argent, et
comme la source des cycles économiques qui déstabilisent l'économie. Alors qu'il
existe un consensus aujourd'hui sur la nécessité pour les banques centrales
d'inonder les marchés de liquidités dans le but de relancer l'économie, ils sont
parmi les rares à y voir l'équivalent de jeter de l'huile sur le feu.
Le resserrement de la réglementation des marchés financiers,
considéré comme la solution incontournable aux problèmes actuels, est pour ces
économistes une impasse. Notamment parce que la finance est déjà l'une des
industries les plus réglementées. Dans un contexte où des dizaines de milliards
de nouveaux dollars inondent chaque année les marchés, il est inévitable qu'une
certaine « exubérance irrationnelle » se manifeste dans certains secteurs.
L'argent créé doit bien se retrouver quelque part et provoque l'émergence de
bulles spéculatives. Ce à quoi il faut s'attaquer, ce n'est pas aux effets
prévisibles mais à la source même du problème, qui est la création monétaire.
On discute beaucoup ces derniers mois d'une alternative au
dollar comme monnaie de réserve mondiale, qu'il s'agisse de l'euro ou d'un
panier de devises. Il y en a pourtant une qui a fait ses preuves depuis des
millénaires: l'or, que Keynes qualifiait de « relique barbare ». Au cours du
dernier siècle, les monnaies nationales ont graduellement perdu tout ancrage
dans l'or. C'est ce qui explique que les banques centrales peuvent aujourd'hui
manipuler la masse monétaire à leur guise. L'un des principaux avantages de l'or
était au contraire qu'il fallait l'extraire du sol et que sa quantité totale
augmente habituellement à un faible rythme d'une année à l'autre.
Pour mettre fin à la spirale inflationniste qui alimente les
cycles économiques, il faudrait, disent les autrichiens, de nouveau ancrer les
monnaies dans l'or ou dans d'autres étalons de valeur indépendants des pouvoirs
politiques et produits par le marché. Sinon, on ne devra pas se surprendre de
l'émergence de nouvelles bulles, d'une poussée des prix à la consommation – même
selon les statistiques officielles – et, à terme, peut-être d'un effondrement du
dollar et d'autres devises qu'on aura fatalement minées en les dépréciant trop.
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