Le chef de l’État l’a dit, répété et expliqué, et il a même construit sa nouvelle politique socialiste de droite dessus : l’État est en guerre, notamment contre des terroristes. Ceci nécessite une mobilisation sans précédent (ou presque) de tous, jusqu’aux classes des écoles, des collèges et des lycées.
Devant la menace terroriste (et celle, plus insidieuse encore, de cette population qui se rend compte de façon diffuse qu’elle est assez mal protégée), il fallait agir. Et chaque ministère est concerné. Au-delà de ceux de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense, évidemment concernés au premier chef, l’une des actions d’ores et déjà posée par le ministère de l’Éducation consiste à fournir des ressources pédagogiques à destination des enseignants, afin de prévenir la menace éviter les radicalisations déconstruire les théories du complot (oui, de nos jours, on ne détruit plus, on ne dément plus, on déconstruit, c’est plus chic).
Et notez bien qu’ici, il n’est pas question de déconstruire cette propagande pourtant dégoulinante qu’on retrouve dans les petits manuels distribués à nos têtes blondes, mais plutôt ces complots qu’on trouve un peu partout sur les intertubes, cette vaste zone de non-droit où les cow-boys de l’octet fou s’en donnent à cœur joie, comme chacun sait.
Je l’ai dit, la menace est énorme, elle est partout, diffuse, et sournoise, s’apprête à bondir sur les jeunes, influençables (et, pour tout dire, un peu cons, c’est évident). Dès lors, il faut du lourd, du solide, et c’est donc sans attendre qu’on fera appel à Loïc Nicolas, chercheur en rhétorique du complot (!) à l’université Libre de Bruxelles et qu’on lui demandera son indispensable avis sur ces jeunes, particulièrement visés et propagateurs de ces ignoôobles théories du complot.
Sans hésiter, il le donne et estime le phénomène accentué par « la crise économique et le désœuvrement que peut ressentir une certaine part de la jeunesse », phénomène auquel le gouvernement répond par des ressources pédagogiques de déconstruction. Le lien entre « crise économique » et « déconstructions des complots » devient alors… pas évident du tout, mais assez bien illustratif des raisonnements de nos éducologues polytraumatisants.
De ce point de vue, ce chercheur (comme beaucoup d’autres, hélas) n’échappe pas aux mouvements mous de la troupe de baltringues qui nous dirigent puisqu’à son tour, il recommande de « travailler le débat en classe, mais de façon sereine et informée », alors que l’urgence, rappelée assez régulièrement par les classements internationaux, PISA ou autres, serait plutôt de faire un peu moins de débats, et un peu plus d’exercices opérationnels sur l’écriture, la lecture, les mathématiques, la recherche de l’excellence et la mise à niveau de tous dans les bases culturelles essentielles à la compréhension du monde moderne, bien avant les débats sur le complotisme.
Alors que les attentats sont encore très présents dans les pensées de tous, on peut se demander ce qui pousse ainsi le gouvernement à mettre en place aussi vite une telle initiative, des chercheurs à se propulser avec leurs idées lumineuses, des journalistes à les interroger. De façon indirecte, la réponse à cette question nous est donnée par le ministère lui-même :
« Les collégiens et lycéens ne s’informent pas avec les médias traditionnels mais sur les réseaux sociaux. Pour eux, les informations des grands médias arrivent en même temps que des rumeurs et articles de sites complotistes, et ils ne savent pas forcément faire la différence. »
Ce qu’on lit ici, au-delà d’une analyse à l’emporte-pièce des jeunes vus par le ministère, c’est surtout… de la peur, celle des gouvernants, que les enfants et les adolescents se construisent des références en dehors du cadre de ce que le pouvoir a décidé. Et par effet de ricochet, cela montre assez bien que ce pouvoir continue de ne pas comprendre ni la façon dont fonctionnent ces réseaux, ni la façon dont fonctionne l’individu en général, et les jeunes auxquels il tente de s’adresser en particulier.
Et dans une magnifique illustration d’un assemblage grotesque d’une charrue avant ses bœufs, cette démarche entend donc expliquer aux enfants ce qu’ils doivent penser de tel ou tel complot, plutôt que leur donner d’abord les moyens de réfléchir par eux-mêmes.
C’est, pour le dire gentiment, franchement agaçant de la part de l’Éducation Nationale dont le but attendu (sinon officiel) est bel et bien d’instruire les enfants, pas de leur distribuer une forme plus ou moins subtile de propagande, encore une fois !
Normalement, l’idée même de l’instruction, c’est d’apprendre à apprendre, c’est de fournir les clefs de compréhension des mécanismes qui animent le monde, c’est de donner les bases scientifiques, historiques, les codes utilisés par les sociétés humaines qui permettent de construire des raisonnements étayés par des arguments et des éléments tangibles. Et c’est avec ces bases que chacun jugera ce qui est vrai ou juste. Non, décidément, le but ultime de l’instruction n’est jamais de fournir, prêt à consommer, une vision du monde complète et qui permet de tout expliquer, même grossièrement. C’est de faire des individus aptes à analyser une situation nouvelle à l’aune des connaissances amassées sur les situations passées, d’en tirer un enseignement, et d’ainsi progresser.
Étymologiquement, instruire consiste à établir des bases internes sur lesquelles on pourra ensuite poser son esprit critique. Or, depuis que l’Éducation Nationale s’est entichée d’éduquer plus qu’instruire, elle a décidé de faire des citoyens, de construire des individus aptes à servir la société, ce grand tout collectif moelleux et douillet devenu apparemment indépassable pour notre élite, et ce bien avant de faire de ces élèves des individus autonomes, capables de choisir s’ils veulent, ou non, faire partie de ce grand tout joyeux, dans quelle proportion, à quel titre, et comment.
Or, si on peut admettre que la société a bien, in fine, besoin de personnes qui la servent, elle ne peut réellement fonctionner sans que ceux-ci ne soient un minimum autonomes. Autrement dit, avec cette nouvelle couche de « ressources pédagogiques » destinées à « déconstruire les théories conspirationnistes », on va encore mobiliser les enseignants pour occuper du temps de cerveau des enfants à une autre tâche qu’apprendre à apprendre.
Par dessus le marché, ce faisant, on oubliera un élément essentiel.
Si les cibles (les « jeunes ») en sont arrivées à regarder avec attention toutes ces théories complotistes, c’est aussi et avant tout parce que nos politiciens sont maintenant connus et reconnus pour une habitude dont ils ne parviennent pas à se débarrasser : ils mentent, pour tout et n’importe quoi, à tout le monde, en petit comité, dans les grandes occasions, aux Français et à eux-mêmes. Ils mentent sur leurs objectifs. Ils mentent sur leurs motivations. Ils mentent sur leurs relations et sur leurs patrimoines.
Dès lors, difficile de reprocher aux uns et aux autres de douter de la parole officielle lorsqu’elle est distribuée par de tels charlatans. Enfin, comment peuvent-ils prétendre combattre les théories de complots lorsque ces mêmes politiciens alimentent le plus gros d’entre eux, celui qui consiste à nous faire croire qu’ils nous sont utiles, qu’ils travaillent pour nous et que grâce à eux, nous sommes en sécurité ?
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