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Constater
que l’actualité est faite de dominantes écrasantes, mais
en contrepartie éphémères, est d’une grande
banalité. En l’espace de quelques jours, les projecteurs sont braqués
sur un événement, vite délaissé puis
oublié.
Il
en est ainsi de la guerre des monnaies, des tensions extrêmes du
marché obligataire européen, qui ont tous deux provisoirement
disparu des manchettes, ou de la spéculation sur les prix des
matières premières, dûment annoncée en son temps.
A
ne pas en douter, la guerre des monnaies n’est pourtant pas
terminée, en dépit du silence qui l’entoure. C’est
en Amérique Latine qu’elle suscite actuellement des
contre-offensives en série. La banque centrale chilienne va acheter 12
milliards de dollars pour tenter de lutter contre l’appréciation
du peso et défendre ainsi ses exportations. Depuis octobre dernier, la
Colombie l’avait précédée en achetant 20 millions
de dollars par jour, afin de limiter l’appréciation du peso
colombien. Guido Mantega, le ministre
brésilien des finances reconduit par Dilma Roussef, a pour sa part affirmé que celle-ci ne
permettrait pas que « le dollar fonde » face au
réal, sans encore préciser les mesures qui pourraient
être prises. En sept ans, la valeur du réal a doublé par
rapport au dollar.
Dans
tous ces pays, la guerre du dollar est profondément
déstabilisatrice, tant sur le plan économique que financier, et
les mesures tentant d’y faire face ne feront pas le poids. Les
Etats-Unis font payer au monde entier les émissions monétaires
destinées à les soulager, et ce n’est pas fini.
L’intense
activité diplomatique chinoise, avec la tournée
européenne de Li Kequiang, vice-premier
ministre, et la préparation à Washington de la prochaine visite
aux Etats-Unis du Président Hu Jiantao, met
la Chine au centre du jeu et relance les spéculations. D’un
côté, elle multiplie les gestes de soutien aux pays
européens de la zone des tempêtes, de l’autre elle laisse
espérer aux yeux des plus optimistes une réévaluation du
yuan.
Signe
de cet activisme sur le marché monétaire, la Banque Mondiale
vient de lancer sa première émission obligataire en yuans,
tandis que Pékin annonce la troisième et que des grandes
entreprises occidentales s’engagent dans cette même voie depuis
Hong Kong. Une partie destinée à durer est engagée, pour
laquelle les mises sont encore symboliques, confirmant que pas moins
d’une décennie sera nécessaire pour qu’il commence à
s’éclaircir.
En
Europe, les rythmes sont nettement plus soutenus. La litanie des
émissions obligataires a repris, avec ses hauts et surtout ses bas. Au
titre des premiers, quoique relatifs, les émissions allemandes et de
l’Union européenne (afin de financer l’Irlande), et des seconds
celle du Portugal. En attendant celles de l’Italie et l’Espagne,
à venir très prochainement. Le taux grec à 10 ans a
atteint 12,593% et les Portugais ont du concéder 6,667% pour une
émission de même maturité, ce qui se passe dans les deux
cas de commentaires. Les achats de la BCE, au mieux, se contentent de limiter
les dégâts. Rien n’a changé, tout continue comme
avant.
Le
marché obligataire européen reste pestiféré,
comme en témoignent aussi les hausses des taux du Bund Allemand
(2,941%) et de l’OAT Française (3,337%). Sans illusions, les
marchés sont dans l’attente de nouvelles annonces politiques
franco-allemandes, qui ne changeront pas la face de l’Europe, et ils
n’accordent qu’un intérêt relatif aux achats chinois
de dette européenne, les assimilant à des jeux diplomatiques.
Contrairement aux manchettes de la presse, se disent-ils, la Chine ne se
prépare pas à être le banquier de l’Europe ; tout
au plus est-elle prête à concéder des facilités de
caisse.
Quant
aux matières premières, la fin de l’année a
été l’occasion de pratiquer cet exercice imposé
que sont les rétrospectives. Mettant en évidence les
énormes hausses qui sont intervenues tant pour l’énergie,
les métaux industriels et précieux que les denrées
alimentaires. Tous les prix flambent à l’unisson, du
pétrole au blé, du café au coton, du sucre au caoutchouc
et du cuivre à l’argent. Le nickel a progressé en 2010 de
30% et l’étain de 60% ; la palme revenant au cuivre, dont
le prix a triplé en deux ans. Le sucre brut a gagné 140% depuis
juin dernier, celui du blé a doublé en un an, etc…
Selon
l’Agence internationale de l’énergie (AIE),
« les cours du pétrole sont entrés dans une zone
dangereuse pour l’économie mondiale ». En
décembre, le baril de brut a franchi le seuil des 90 dollars, la barre
des 100 dollars désormais en ligne de mire. Enfin, valeur refuge par
excellence, les métaux précieux n’ont pas
été en reste, l’or gagnant sur l’année 25%
et l’argent 83%.
On
va beaucoup parler des matières premières, du rôle que
joue la spéculation financière dans la hausse des cours et de
la nécessité d’y mettre un terme. Tous ces marchés
sont complexes et le plus souvent opaques, et de nombreux facteurs concourent
à la formation des prix sur ceux-ci. Ici des inondations ou des
sécheresses, là des grèves ou des accidents miniers, ou
bien encore des menaces de guerre civile. Sans qu’il soit toujours
aisé de déceler ce qui résulte de l’action des uns
et de l’autre, des calamités naturelles et de celle que représente
la spéculation financière. Ce qui est en soi un
problème.
Ce
n’est pas le seul, car l’on vient d’apprendre que
l’on renoue avec l’inflation. Eurostat, l’office
statistique de l’Union européenne, annonce en effet une
inflation à 2,2% en décembre dernier, et l’Europe
bascule, qui croyait être aux portes de la déflation. Sans
distinguer dans cet accroissement l’effet de la hausse du
pétrole et des matières premières, notamment
alimentaires. Que l’on exclut du calcul de l’inflation, alors
dénommée sous-jacente, quand on ne veut pas les prendre
en compte étant donné leur volatilité qui fausse les
comparaisons. Ou pour neutraliser les hausses de prix spéculatives des
matières premières, pour appeler les choses par leur nom.
En
n’entrant pas dans ces subtilités, Eurostat vient
d’introduire une nouvelle complication dans l’équation de
la crise européenne : 2,2% d’inflation impliquerait de la BCE,
en bonne logique, l’abandon de son dispositif de soutien aux
établissements financiers, de sa mise à disposition de liquidités
et de son taux directeur à 1%, ainsi que de ses achats obligataires
pour faire bonne mesure…
En
s’appuyant sur l’actualité, les têtes de chapitre du
lourd dossier de la spéculation financière sur les prix des
matières premières peuvent commencer à être
évoquées.
Ainsi,
qui n’a pas entendu parler de la concentration du trading
des commodities (les matières
premières) entre les mains d’un nombre restreint
d’opérateurs et des positions dominantes prises par des
opérateurs sur ces marchés ? Selon le Wall Street Journal,
qui n’identifie pas nommément JP Morgan mais en suggère
le nom, un seul négociant détiendrait actuellement sur le
London Metal Exchange (LME) entre 80 et 90% du
cuivre coté, ce qui représente « la moitié du
cuivre échangé sur les marchés réglementés
du monde et vaut environ trois milliards de dollars ».
Hasard
et bonne fortune, le cours du cuivre bat simultanément tous ses
records, à 9.353,50 dollars la tonne. Des situations identiques ne
sont d’ailleurs pas rares sur le marché de l’aluminium, du
zinc, de l’étain et du nickel, produisant alors les mêmes
effets. Elles n’ont d’ailleurs rien d’illégal,
à condition d’être signalées.
Au
lieu d’intervenir afin d’interdire de telles situations de
position dominante, avec leurs conséquences, il a été
décidé d’étendre les possibilités
d’accéder à ces marchés, grâce à la
création d’un nouvel instrument financier baptisé ETF,
pour Exchange-Traded Funds.
Ceux-ci s’était déjà
installés sur les marchés d’actions et
d’obligations, mais ils n’existaient pas sur celui des
métaux. Cela sera chose faite au début de l’année.
Les ETF sont de produits hybrides, proposés à leur
clientèle par les banques, côtés en bourse et
s’apparentant à des fonds type OPCVM, FCP ou SICAV. On les
appelle aussi trackers.
En
fin connaisseur, JP Morgan vient d’ailleurs d’annoncer
qu’il allait lancer un ETF sur le cuivre. Alors que des poursuites
collectives (class actions) sont engagées contre JP Morgan et
HSBC à propos de manipulations des cours, non pas du cuivre mais de
l’argent.
On
ne sera pas surpris, dans ce contexte renouvelé d’innovation, si
les cours continuent en 2011 à gravir la pente ascendante de 2010. Les
ETF ont pour sous-jacent des quantités physiques de métaux,
dont il n’est donc pas véritablement fait commerce, ce qui ne
les empêchera pas d’influer fortement sur leur prix. On
n’emprunte pas vraiment le chemin d’une interdiction des paris
sur les fluctuations des prix !
Une
étude effectuée par Luvata,
l’un des grands industriels mondiaux consommateur
de cuivre, vient d’être publiée. Elle décrit la
crainte manifestée au sein de ce secteur que la création
d’ETF pour les métaux, notamment du cuivre, introduise de fortes
distorsions sur le marché de ce dernier, en particulier en terme de volatilité des prix. Le génie de la
finance ayant tout prévu – ou presque – il restera aux
industriels la possibilité de se couvrir en acquérant des
produits dérivés ad hoc, de gré à gré et
non pas utilisant des chambres de compensation qui surenchérissent
leur coût d’assurance.
En
Europe et aux Etats-Unis, les régulateurs travaillent d’arrache-pied
sur le sujet. Michel Barnier, commissaire chargés des marchés
financiers, dénonce « l’hyper-spéculation
scandaleuse » sur les matières premières agricoles,
un terrain moins susceptible d’affrontement avec les Britanniques qui
couvent leur LME, car ils sont négociés aux Etats-Unis,
principalement à Chicago. « Je ne vois pas pourquoi les
Européens seraient moins rigoureux que les
Américains », s’est-il exclamé, laissant donc supposer
chez ces derniers une grande rigueur.
La
proposition de Bruxelles devrait être formalisée au courant de
cette année, dans le cadre d’une révision de la
législation du MiFID, la directive
européenne concernant les marchés des instruments financiers.
L’idée est de reprendre, une fois adopté, le dispositif
américain de la CFTC (Commodity Futures Trading Commission), le régulateur
spécialisé. Il pourrait imposer des limitations aux positions
prises par les courtiers, qui devraient être déclarées.
Et donner aux régulateurs la possibilité de les rappeler
à l’ordre en cas de dépassement, mais il faut entrer dans
les détails.
Au
terme d’une longue réflexion, la CFTC préconise en effet
un système de plafond pour les positions prises sur les marchés
du pétrole, des produits agricoles et des métaux. Mais ces
maximums – qui ont été relevés par rapport aux
seuils initialement prévus – ne seront obligatoires que dans les
jours qui précéderont l’échéance des
contrats… Cette louable disposition épargnera les spéculateurs
qui, par définition, n’attendent jamais cette
échéance pour déboucler leurs contrats papier.
De
plus, ces nouvelles règles, quand elles seront adoptées, ne
concerneront que les contrats utilisant les services de chambres de
compensation, car si la CFTC a désormais dans ses attributions la
surveillance du marché de gré à gré, elle ne
dispose pas encore de données sur celui-ci.
Autant
dire que cette régulation est un total simulacre.
Lorsque
l’on s’aventure à par exemple essayer de comprendre le
fonctionnement des marchés de l’or et de l’argent,
à Londres et sur le Comex (New York), on est vite très
dérouté. Car les transactions physiques de ces deux
métaux précieux ne sont que la pointe d’un iceberg
s’enfonçant dans des eaux impénétrables. Le
règne des transactions papier, des positions
débouclées avant que les contrats n’arrivent à
maturité, du trading de gré à
gré des produits d’assurance (dérivés)
destinés à la couverture des risques. Sans qu’il soit
possible même aux experts d’avancer dans cet environnement des
données chiffrées précises, ne pouvant
qu’évoquer la taille énorme du marché des
dérivés correspondant, sans commune mesure avec les
quantités physiques d’or et d’argent disponibles sur le
marché. Rien de tout cela ne devrait changer.
On
va pourtant beaucoup en entendre parler, de la régulation du
marché des matières premières…
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
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