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Quand
les gourmets de classes moyennes sont prêts à dépenser des fortunes pour
manger comme les paysans d'autrefois.
Dans un article consacré aux derniers ouvrages culinaires de chefs
multi-étoilés tels que René Redzepi du Noma (Copenhague) et Daniel Patterson
du Coi (San Francisco), la journaliste scientifique Emma Marris estime que ce
petit cercle de jet-setters de l'alimentation locale – locale, durable,
biologique et éthique – est en train d'inventer une cuisine « de plus en plus
sauvage, étrange et technologiquement pointue ».
Comme elle le souligne, René Redzepiet Daniel Patterson ont non seulement
bâti leur carrière sur des spécialités telles que l'argousier, le lichen et
les fourmis vivantes, prélevées directement « dans la forêt ou parmi le
goémon »; ils ont également amplifié la gamme de leurs « essences sauvages »
à grand renfort de pacojets (mixeurs pour surgelés) et de thermomix
(permettant de chauffer et de réduire simultanément en purée les
aliments) sans oublier les lyophilisateurs alimentaires professionnels et
autres merveilles de technologie moderne.
Mais réaliser ces recettes requiert, outre l'équipement, un certain sens de
l'organisation. Exemple : pour préparer la « poudre de lichen » du chef
Patterson, il vous faudra « vous aventurer dans les bois, débusquer le
meilleur lichen, gratter les arbres». Puis il ne vous restera plus qu'à «
nettoyer, rincer plusieurs fois, faire bouillir pendant une à trois heures,
déshydrater pendant toute une nuit et enfin, moudre. »
Emma
Marris qualifie la plupart des recettes de René Redzepi de tout aussi «
exotiques, océaniques, avec des parfums de sous-bois et absolument
impossibles à reproduire chez soi ». Un plat aussi simple que le
« fromage frais soyeux et ses feuilles de hêtre croustillantes »
nécessite en réalité de laisser mariner lesdites feuilles de hêtre dans un
vinaigre de pomme balsamique, sous vide, durant un mois au minimum.
Les chefs Redzepi et Patterson sont vénérés par les auteurs et militants (en
général hautement diplômés et fort aisés) de la cause de l'alimentation
tout-bio, garantie sans émissions de CO2 ni produits transformés, partisans
de communautés humaines auto-suffisantes capables de briser la «chaîne
agro-alimentaire industrielle » dont les consommateurs sont prisonniers.
Pourtant, il est permis de se demander ce que nos ancêtres auraient pensé de
cette mode culinaire. Certes, comme la plupart d'entre nous, ils seraient
bien incapables de payer les prix pratiqués par Redzepi, Patterson et leurs
émules (prix qualifiés de stratosphériques par Emma Marris). Les ingrédients
sauvages ont beau être gratuits, les coûts induits par la cueillette et la
préparation sont, eux, élevés. Ce qui surprendrait le plus nos ancêtres,
toutefois, serait de constater que des produits dans lesquels ils ne voyaient
que de simples « aliments de disette » se vendent désormais à un prix
largement supérieur à celui de denrées abondantes, pratiques et savoureuses –
mais certes dépourvues de ces « effluves sauvages ».
Hélas pour eux, l'absence de transports efficaces (chemins de fer, navires
porte-conteneurs...) privait la plupart de nos ancêtres de toute alternative :
il fallait qu'ils survivent grâce à un régime alimentaire local, en mettant
tous leurs œufs dans le même panier géographique. Une telle situation est
éminemment risquée. Déjà, dans ses Géorgiques, le poète romain Virgile
décrivait ce qui pouvait arriver lors d'une mauvaise année : les mauvaises
herbes envahissaient les terres, les campagnols et les souris souillaient
l'aire de battage, les grues et les oies attaquaient les cultures, les
chèvres mangeaient les jeunes pieds de vignes, et taupes, crapauds et fourmis
dévoraient ou sapaient le travail de l'agriculteur. (Virgile aurait également
pu évoquer les champignons, les insectes nuisibles, etc.) Bien sûr, ce qui
avait survécu à ces fléaux pouvait encore être endommagé ou détruit par la
sécheresse estivale et les orages hivernaux – neige, grêle ou pluies
torrentielles. Même dans les bonnes années, comme le notait Virgile, un champ
pouvait être accidentellement détruit par un incendie.
Partout, indépendamment du système agricole, le localisme alimentaire fut non
seulement synonyme de famine et de malnutrition pour la plupart des gens,
mais il les obligeait en outre à avoir une bonne connaissance des plantes
locales non domestiquées susceptibles de constituer une ressource alimentaire
de substitution ou d'urgence. Dans les mots de l'historien de l'économie
Peter Garnsey : « De tout temps, les paysans ont su savamment rechercher et
prélever les aliments qu'offrent les terres sauvages [y compris les champs en
jachère], les bois, les marais et les rivières.» En effet, pour le paysan
européen moyen, et à l'exception des plantes toxiques ou trèsamères, « tout
ce qui poussait dans la nature passait à la marmite, y compris le feuillage
des primevères et des fraises » (2).Selon une récente étude, malgré l'absence
de statistiques officielles et la « sous-estimation systématique » de leur
rôle, nombre d' « aliments sauvages » sont encore « activement exploités »
par près d'un milliard de personnes dont le revenu annuel ne suffirait sans
doute pas à payer un seul dîner au NOMA ou au Coi.
La haute gastronomie « visionnaire » d'un Redzepi ou d'un Patterson illustre
bien le défaut ou plutôt la série de défauts qui distinguent en général
l'aliment sauvage de la variété agricole : rendement ou valeur nutritive
inférieure, goût moins intéressant, difficultés rencontrées pour la récolte,
le stockage, le traitement et la conservation de l'aliment. Parmi ces «
aliments de disette », se trouvaient traditionnellement diverses herbes, des
feuilles, des écorces ainsi que des résidus argileux ou terreux. En l'absence
de « pacojets » et de « thermomix, » il fallait généralement
les consommer sous forme de tourtes, de bouillies, de soupes ou de cendres.
Pour prendre quelques exemples, les aliments traditionnels en cas de famine
comprenaient, en Irlande, les champignons-parasites, les algues, les orties,
les grenouilles et les rats ; à Hawaii, les mauvaises herbes, les fougères et
les racines ; et en Suède, l'intérieur de l'écorce des bouleaux, ainsi que la
paille (3).
C'est tout naturellement, dès qu'ils le purent, que nos ancêtres souhaitèrent
compléter leurs régimes alimentaires locaux grâce à des produits
d'importation venus d'ailleurs, parfois de loin. Avec le temps, les produits
non périssables tels que blé, vin, huile d'olive, morue, sucre, café, cacao,
thé, épices, viande congelée et légumes en conserve, produits dans les zones
agricoles les plus appropriées (et non plus au voisinage immédiat du
consommateur final), devinrent de plus en plus abondants et de moins en moins
chers. Plus récemment, les épiceries (spécialisées dans les produits secs et
les conserves) ont cédé la place aux étals de produits frais, été comme
hiver, de nos super- et hypermarchés.
Revenir à des aliments propres aux famines d'antan ne doit nullement nous
conduire à la critique de notre actuel système de production alimentaire.
Cela démontre au contraire, et de façon spectaculaire, que ce système est
capable de nourrir le consommateur lambda de notre époque mieux que la
plupart des rois de l'Histoire.
Notes:
(1) Famine and Food Supply in the Graeco-Roman World: Responses to Risk
and Crisis, Peter Garnsey, Cambridge University Press, 1988, p.53
(2)
Life in a Medieval Village, Frances et Joseph Gies, Harper & Row,
1990, p.96
(3)
Première ressource internet sur le sujet, le siteFamine Foods de
l'anthropologue Robert Freedman recense près de 1400 espèces de plantes
pouvant être consommées en période de pénurie
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