Il
n’y a pas que nos sociétés qui soient à deux
vitesses, l’Europe aussi en a pris le chemin. Etrange et frappante
similitude, qui veut que les inégalités s’accroissent,
aussi bien entre pays qu’au sein de chacun d’entre eux.
Persévérant ainsi dans ce qui a été
considéré – par les plus éclairés –
comme cause majeure de la crise dans laquelle nous restons
plongés : la distribution inégale de la richesse. Faut-il
s’en étonner ?
Tandis
que les agences de notation continuent de dégrader à tour de
bras la note de l’Europe d’en-bas,
l’écart s’est désormais creusé sur le
marché obligataire avec celle d’en-haut. L’accès au
marché financier est devenu hors de prix pour les pays dans le besoin
et en comparaison presque donné pour les riches. Déroutante
constatation : l’argent n’a pas le même prix pour tout
le monde.
Entrés
à reculons dans des dispositifs infernaux de sauvetage, la
Grèce et l’Irlande se préparent à devoir repousser
toujours plus loin toute perspective de sortir de ceux-ci et de recouvrir
leur autonomie financière, en attendant que d’autres les
rejoignent dans leur calvaire. Car il semble qu’une fois la pente
descendue, elle ne puisse plus être remontée. Comme si
l’ascenseur social – dont on sait qu’il ne fonctionne plus
– avait trouvé à une autre échelle son
équivalent.
En
Irlande, les banques sont les unes après les autres
nationalisées, à très grands frais, afin de
protéger leurs consœurs créancières des pays
d’en-haut. Les transferts financiers vont des démunis vers les
nantis, ce dont on devine les conséquences pour l’avenir.
Le
marché interbancaire donne des signes d’amélioration,
suite à différentes échéances de remboursement et
opérations de la BCE de financement des banques. Le nombre de banques
qui utilisent ses facilités diminue, leur en-cours global
également. Mais la dépendance des banques continuant de
bénéficier du dispositif s’accroît. Le monde
bancaire européen, lui aussi, est de moins en moins homogène.
L’Europe
est à deux vitesses, la seule question étant de savoir qui va
rejoindre ceux qui sont lâchés. D’abord le Portugal et
l’Espagne, qui continuent de se débattre mais glissent
irrésistiblement sur la pente fatale, n’en faisant jamais assez
au regard des marchés et de ceux qui cherchent à calmer
leur courroux en préconisant de nouveaux sacrifices humains. Car
c’est bien de cela qu’il s’agit : réaliser des
réformes structurelles du marché du travail afin
d’améliorer la compétitivité et
dégraisser le budget de l’Etat en compressant au passage les
dépenses sociales.
La
situation des Britanniques devrait pourtant inciter ces oracles mal
inspirés à réfléchir. Avant même que ne
débute en début d’année prochaine le plan Cameron
de quatre ans, le pays est au bord d’une nouvelle récession,
agrémentée d’une forte poussée d’inflation
et d’une augmentation du déficit public, qui était
censé se stabiliser. Des chiffres qualifiés
d’« horribles » en font foi, bloquant toute
relance via la planche à billet et retoquant toute perspective
d’augmentation des recettes fiscales. Plus que tout autre pays, le
Royaume-Uni met en évidence le non-sens archéo-libéral
d’une médecine reposant sur la saignée en lieu et place
de la redistribution de la richesse.
De
savantes élaborations sont en cours dans les cabinets. Tout tourne
autour d’un nouveau projet franco-allemand, péniblement en cours
de gestation, autour duquel une Europe partie dans tous les sens et sans ressort
politique pourrait resserrer les rangs. Au moment où toute
augmentation du budget communautaire – par lequel des mesures de
relance européenne auraient pu transiter – a été
bloquée nette par les Britanniques alliés aux Allemands et
Français, ces derniers négocient pour leur propre compte du mou
dans la ligne de l’austérité, sous couvert de la mise en
place d’un gouvernement économique européen
à géométrie et argumentaire variables, suivant
l’orientation et la force du vent qui provient d’outre-Rhin.
Les
Allemands ne veulent toujours pas en entendre parler, s’en tenant au
seul objectif de la protection de l’euro. D’après le Süddeutsche Zeitung, ils travailleraient au projet
d’un fonds européen, doté pour la galerie d’une
enseigne en faveur de « la stabilité, la croissance et
l’investissement ». Cette nouvelle institution
européenne – indépendante tout comme la BCE –
serait en fait chargée d’aider financièrement les pays en
difficultés, en contrepartie de garanties financières et selon
des conditions économiques sévères.
On
revient à l’idée déjà évoquée
d’une sorte de FMI européen, avec la création d’un
nouvel organisme sur lequel les gouvernements n’auraient statutairement
pas de prise, recette de son inflexibilité voulue par les Allemands.
Les 16 pays de la zone euro seraient alors régis, pour les questions
monétaires et également fiscales, par des institutions sur
lesquelles aucun contrôle démocratique ne s’exercerait.
Une
autre négociation très politique est engagée, entre
Chinois et Européens. Les premiers envisageant d’accentuer le
volume de leurs achats obligataires européens ; soulageant dans un
premier temps de manière symbolique le Portugal, pour 4 à 5
milliards d’euros uniquement. Les commentateurs mettent l’accent
sur l’intérêt que les Chinois ont à soutenir des
partenaires commerciaux de première importance, ainsi
qu’à continuer de diversifier l’usage de leurs surplus
commerciaux au détriment des obligations américaines. Mais les
brillants adeptes de ce que l’on avait appelé en d’autres
temps la diplomatie du ping-pong veulent de sérieuses
contreparties et la partie ne fait que commencer.
La
fracture qui est apparue en Europe ne sera pas réduite, ni avec les
moyens actuellement employés, ni avec ceux qui sont discutés et
s’inscrivent dans la même stratégie. Aucun signe
annonciateur d’une évolution de celle-ci n’apparaît,
même minime, depuis que la tentative de création
d’euro-obligations a fait long feu.
C’est
au plan politique que des points de faiblesse apparaissent. Au sein des
coalitions gouvernementales britannique et allemande. A la faveur
d’échéances électorales programmées ou qui
pourraient se précipiter dans d’autres pays. Le constat
s’impose pourtant : aucune relève n’est prête, dont
on pourrait escompter l’amorce tangible d’une alternative.
Mais
quel facteur pourrait donc favoriser l’émergence de celle-ci ?
Seule la dégradation prévisible de la situation
économique et sociale semble pouvoir en être le ferment, car les
accommodements dont les héritiers de la social-démocratie
européenne sont porteurs sont eux aussi dépassés par la
crise. L’étendue du désastre que représentent
nos sociétés à deux vitesses, ou bien celui
qu’annonce l’éclatement de l’Europe,
réclament une autre vision.
Paul Jorion
pauljorion.com
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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