La
catastrophe rampante de Fukushima a désormais acquis dans les esprits
un statut équivalent à celui de Tchernobyl, il y a vingt-cinq ans.
Bien que son scénario soit différent, et que le pire ait
été miraculeusement évité dans les tous premiers
jours, ce nouveau désastre suscite désormais une profonde
réticence à l’égard de l’électro-nucléaire,
en dépit de la résilience d’un complexe industriel
nucléaire installé au cœur du pouvoir politique.
Mais
Fukushima n’a pas fini de dispenser ses leçons, bien que disparu
de l’actualité. En premier lieu, parce que Tepco,
son opérateur, n’est toujours pas parvenu à reprendre en
main la situation à la centrale, qui reste profondément
instable et incertaine. En second, parce que les conséquences de la
catastrophe se sont désormais propagées sur quatre
échelles.
D’abord
celle de la centrale elle-même, toujours sous soins palliatifs
improvisés, aux installations dévastées et
fragilisées, dont le coeur de trois coeurs de réacteurs a fait fusion et où
sont stockés dans des conditions précaires d’importantes
quantités de combustible. Résultat des attentions dont elle est
entourée, Fukushima Daiichi a subi une sorte
de mutation, devenue bouilloire a
produire non plus de l’électricité mais des masses
d’eau hautement contaminée. Sans visibilité sur la
poursuite des opérations, de dangereux rebondissements sont toujours
à redouter.
Ensuite
celle de la région et de la ville de Fukushima, où les 300.000
habitants qui n’ont pas été évacués (80.000
habitants dans un rayon limité de 20 kms autour de la centrale
l’ont été) découvrent les servitudes de la vie
sous la menace rampante d’une contamination radioactive insidieuse
parce qu’invisible, dont les mesures officielles sont sujettes à
caution, faisant face aux dissimulations des autorités censées
les protéger et leur porter assistance. Soupçon et
inquiétude minent de manière permanente la population et
impriment leur marque à la vie de centaines de milliers de japonais,
qui craignent d’être dans l’avenir considérés
comme des parias. Le dos au mur, les autorités ne peuvent se
résoudre à ordonner de nouvelles mesures
d’évacuation, qui prendraient la forme d’une
exode.
Pour
ne donner que deux exemples, l’accès aux égouts de la
ville de Fukushima a dû être condamné, à la suite
de relevés de la contamination des eaux usées, le
revêtement des sols des cours d’école a dû
être remplacé, les bâtiments scolaires nettoyés au
jet d’eau à haute pression.
En
troisième lieu, celle du pays tout entier, qui doit déjà
faire face aux terribles conséquences du tsunami qui a ravagé
des régions côtières entières et fait de leurs
habitants des déplacés devenus des assistés ayant tout
perdu, maison et travail, y compris les repères de leur vie. 23.000
morts et disparus sont enregistrés. Mais les conséquences de
Fukushima vont bien au-delà de la bonne exécution de
l’immense chantier de la reconstruction et mettent en question
l’avenir du pays dans son ensemble, bouleversant son équation
énergétique et impliquant sans attendre une diminution
forcée de sa consommation et une reconversion ultérieure de sa
production.
Dans
l’immédiat, le gouvernement et les autorités
régionales cherchent à autoriser la remise en route de
nombreuses centrales mises à l’arrêt, et vont utiliser le
classique simulacre des stress tests pour en justifier la décision
auprès d’une opinion publique désormais sur le qui-vive.
Seuls 19 réacteurs sur 54 fonctionnent actuellement, alors que
l’apport du nucléaire est de 30% de la consommation.
Déjà
atteinte par une brutale désorganisation, l’industrie japonaise
doit faire face à d’importantes restrictions de sa consommation
énergétique. Les tâches de la reconstruction, dont on
attend un coup de fouet améliorant un PIB très malmené
et diminuant les recettes fiscales d’un Etat très
endetté, sont menacées d’un fort ralentissement. Le Japon
va le premier expérimenter une reconversion forcée et rapide de
son modèle de consommation de l’énergie, dans des
conditions d’improvisation forcée, le parc de ses centrales
nucléaires ayant révélé son extrême
fragilité insoupçonnée. Le complexe électro-nucléaire
est désormais sur la défensive, son premier opérateur
sous perfusion financière de l’Etat, ses organismes de
contrôle et de surveillance critiqués pour leur connivence
institutionnelle.
Enfin,
la catastrophe de Fukushima a eu un retentissement mondial, au moment
même où l’industrie nucléaire se préparait
à rebondir après une période de vaches maigres. La
première page de cette nouvelle histoire a été
écrite par le gouvernement allemand, qu’il serait injuste de
créditer d’une décision prise à contre-coeur, le mouvement anti-nucléaire allemand
qui n’a jamais cessé de manifester sa massive opposition pouvant
à juste titre la revendiquer. L’arrêt progressif de la
production d’électricité d’origine nucléaire
a été décidée en
Allemagne, créant un fait accompli devant lequel tous les autres
gouvernements occidentaux ont été placés, les mettant en
porte-à-faux.
Des
stress tests du parc nucléaire européen ont été
décidés dans l’urgence, à des fins de propagande,
donnant lieu à de sévères passes d’armes avec les
représentants des Allemands et des Autrichiens en raison de leur
méthodologie arrangeante. La répétition dans
différents domaines – l’assurance, la banque et maintenant
l’électro-nucléaire – du
même tour de passe-passe n’étant pas assurée
de continuer à produire la même illusion au sein d’une
opinion publique de plus en plus incrédule.
Sans
vouloir abusivement solliciter la comparaison qui s’impose entre la
crise financière mondiale et la catastrophe de Fukushima, et les
remises en cause qu’elles induisent, une constatation peut être
faite. Deux secteurs dominants d’activité sont en crise,
marqués par le même culte d’une opacité
omniprésente ainsi qu’une étroite
interpénétration entre les intérêts privés
et l’appareil d’Etat public. Parties prenantes de ce que l’on
peut appeler un système oligarchique mondial, la finance et l’électro-nucléaire ont dévoilé
une partie de leurs mystères et exhibé leurs grandes
capacités de nuisance, bien que louangées pour des bienfaits
qu’il n’était pas permis de contester.
Ce
système oligarchique, auquel appartiennent également les
grandes compagnies transnationales, n’a bien entendu pas
l’intention d’abdiquer. Porteur d’illusions pendant des
décennies – et de mérites réservés à
une élite restreinte – il est désormais à la
recherche de nouveaux points d’appui. Il est arrivé à un
point où il peine à reprendre pied…
La
chronique de la catastrophe de Fukushima va s’arrêter, et avec
elles ses mises à jour, longtemps quotidiennes si ce n’est plus.
De nouvelles interventions pouvant survenir si les événements
l’imposent. La démonstration a en effet été
largement faite que, même si beaucoup ont redouté une
réédition stricto sensu de Tchernobyl qui n’a pas eu
lieu, ce à quoi nous avons assisté
illustre avec grande éloquence une vérité toute
simple : l’industrie électro-nucléaire
est condamnée en raison des risques non maîtrisables qu’elle
fait courir et qui resteront toujours imprévisibles. Le zéro
risque est une nécessité, mais il n’est pas
envisageable. Quand la situation dérape, la rétablir
n’est jamais garanti.
Ceux
qui veulent continuer à faire prendre ce risque sont au mieux des
inconscients.
Elle
est également sans avenir parce qu’elle correspond à un
modèle économique qui a fait son temps – tout comme le
système qui l’a représenté triomphant – car
il épuise les ressources de la planète et en perturbe les
grands équilibres, et n’est pas à ce titre reproductible
à son échelle toute entière. Ayant à son actif
d’avoir créé de profonds déséquilibres et
inégalités sociales, et comme seule promesse de les accentuer.
Nous
avons le bénéfice immense d’être les spectateurs
d’une fin de règne, même si celle-ci est appelée
à encore durer. Heureusement sans doute, car cela va nous laisser le
temps de nous habituer à penser autrement, à briser le carcan
de normes d’une grande indigence et de conservatismes
rétrogrades. Au nom d’un réalisme qui désormais
nous appartient.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
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alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
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