Ce n’est pas vraiment le
grand optimisme qui règne, en cette avant-veille d’ouverture de
l’assemblée mondiale du FMI à Washington, alors que les
ministres des finances du G7 vont vendredi participer à un dîner
de travail consacré à la situation sur le marché des
changes. A force de prospérer, et de donner des arguments à
ceux qui se lassent un peu de ses péripéties à
répétition, la crise est en train d’acquérir une
forte dimension monétaire, ce qui en aiguise les contradictions.
Proprement monétaire, elle
fait obstacle aux dévaluations compétitives occidentales et
érode les exportations de nombreux pays émergents. Mais
elle soulève surtout de fortes interrogations, qui portent sur les
conséquences de la mise en œuvre du second levier disponible pour
relancer l’économie : le programme d’achats
obligataires de la Fed qui est dans les tuyaux.
Changement de décor, ce qui
était perçu comme une bagarre sino-américaine à
propos de la parité yuan-dollar a offert en l’espace de quelques
jours un tout autre spectacle. Celui d’un désordre
monétaire généralisé affectant toutes les
monnaies – des pays développés aux pays émergents
– déclenchant des alarmes en tous sens. Le doigt est
discrètement pointé sur le grand responsable, le dollar, qui
continue inexorablement à se déprécier, entraînant
l’appréciation automatique des autres devises.
Dans ces conditions, si la Fed se
lance dans une nouvelle opération de grande envergure d’achats
obligataires – on parle d’un millier de milliards de dollars,
étalés dans le temps – quelles en seraient les
conséquences au plan monétaire ? Destinée à
relancer l’économie américaine, à quoi
risquerait-elle d’aboutir dans la pratique ? A la réalisation
d’un scénario à la japonaise, dans lequel le secteur
bancaire conserverait par-devers soi les liquidités, ou à celle
d’exportations imprévues, de capitaux et non pas de biens et de
services vers les pays émergents ? Ce qui
déstabiliserait encore plus leur économie après avoir
contribué à l’appréciation de leur monnaie.
La seconde hypothèse
n’est pas la moins certaine. Car elle serait la suite logique de ce qui
a été déjà entrepris à large échelle.
A la recherche de rendements qu’ils ne trouvent plus dans le monde
occidental, en raison des bas taux d’intérêt, les capitaux
se dirigent vers des cieux plus accueillants. Ils inondent les pays émergents
et perturbent le fonctionnement de leur économie. Basée sur
l’exportation – qui subit déjà le contrecoup de la
croissance anémique occidentale – celle-ci doit également
encaisser les effets de la valorisation de la devise nationale par rapport à
celles de leurs clients.
Les mille milliards de dollars d’acquisition
de bons du Trésor de la Fed – dont il a été
calculé qu’ils feraient grossir son bilan déjà
hypertrophié de 40% – permettraient dans un premier temps de
financer l’équivalent de ce que l’Etat américain
aurait à chercher l’année prochaine sur les
marchés pour faire face à son déficit et au roulement de
sa dette. Et ferait encore baisser les taux. Cela permettrait de gagner du
temps sur le front de la réduction de la dette, mais après ?
Mais il y a un second effet
prévisible à cet afflux financier, une nouvelle
dépréciation du dollar en résulterait
inévitablement, accélérant le mécanisme de
transfert financier en direction des pays émergents. Joseph Stiglitz vient de lancer à ce sujet un appel,
expliquant que les flots de liquidités déversées par la
Fed et la BCE menaient le monde droit au chaos en générant une
grande instabilité sur le marché monétaire.
Sous leurs différents
aspects, les crises se rejoignent à l’infini, comme les
parallèles. A ceci près que l’infini est désormais
en vue.
Ainsi, la Fed est prise en
tenaille entre la nécessité de relancer
l’économie, et d’utiliser à cette fin la seule arme
dont elle dispose encore, la création monétaire. Mais elle va
accroître les désordres monétaires et la
nécessité d’une réforme d’ensemble du
système monétaire international, avec à la clé la
fin de la prééminence du dollar. Ce qui rendra insupportable la
dette américaine et impliquera à terme une réduction
drastique du déficit.
Le scénario est tout
tracé et le film n’est pas interactif. Seule sa durée est
une inconnue.
Ce n’est pas pour une autre
raison que Barack Obama
vient de déclarer que « la situation fiscale est
intenable », ce qu’il ne peut pas venir de découvrir,
et que Ben Bernanke, président de la Fed, a
renouvelé ses appels à ce que soient prises « des
décisions très difficiles » imposant des
« sacrifices », qu’il avait depuis plusieurs mois
cessé de lancer. Les annoncer n’est pas les prendre, un esprit
observateur pointait dernièrement que chaque membre du Congrès
membre de de la commission chargée
d’étudier les coupes budgétaires à réaliser
avait dans sa circonscription des intérêt
contraires à défendre. Elles sont donc étudiées
pour plus tard, dans un ou deux ans est-il dit, quand le temps sera plus
clément, mais le sera-t-il vraiment ?
Ces derniers mois, la crise a
donné l’impression d’une partie de ping-pong ou de tennis.
La balle passait vite d’un camp à l’autre, des Etats-Unis
à l’Europe, tandis que le Japon restait en réserve. Avec
la montée en puissance du désordre monétaire, la crise
se globalise à nouveau. A court terme, les réponses qui y sont
apportées partent dans des sens opposés. Les Américains
et les Japonais – ces derniers viennent hier de le décider
– s’engagent dans une tentative de relance reposant sur la
création monétaire par les banques centrales, les
Européens accordent la priorité à la réduction
des déficits. Les bonnes âmes qui ne sont pas aux commandes
– FMI et même OCDE – conseillent de pratiquer les deux en
même temps, avec doigté et discernement disent-ils.
« La croissance économique [mondiale] est toujours
modeste » vient de déclarer un haut responsable du
Trésor US ayant requis l’anonymat, ajoutant « notre
priorité première doit être de renforcer la
reprise ». Qu’en pensent Jean-Claude Trichet et la BCE ?
Cette cacophonie n’est pas
seulement inefficace, elle n’est pas tenable à terme.
Au plan monétaire, il
n’y a pas davantage de solution en vue. Tous s’y mettent,
Dominique Strauss Kahn, Wen Jiabao,
l’Institute of International Finance (les mégabanques),
Robert Zoellick (la Banque Mondiale), mais aucun
n’est en mesure de tracer un plan de route clair, une fois fait le
constat que cela ne peut plus durer ainsi. Car il faut à la fois faire
quelque chose pour calmer le jeu et ne pas le découvrir, car ce n’est
pas mûr.
A l’occasion des sommets qui
se déroulent à Bruxelles, Jean-Claude Juncker (Eurogroup), Jean-Claude Trichet (BCE), et Olli Rehn (Commission), ont des
plus fermement invité Wen Jiabao à effectuer une appréciation
« significative » du yuan. Christine Lagarde vient de
proposer que le prochain G20 inscrive ce point à son ordre du jour,
où les débats s’annoncent tendus. S’en tenir
à ce seul étroit aspect du dossier monétaire,
c’est cependant regarder par le petit bout de la lorgnette, mais il est
commode de dénoncer la sous-évaluation du yuan pour ne pas
évoquer la dépréciation du dollar.
Les Français tentent de
faire valoir la nécessité de « mettre en place des
filets de sécurité, un système d’assurance dont le
FMI serait le responsable et le gestionnaire », selon une source
non identifiée citée par l’AFP. Une approche globale
qu’il va être difficile de faire partager et avancer. A
l’évocation d’éventuels « filets de
sécurité », les Allemands viennent sans attendre de
faire savoir qu’ils n’étaient pas d’accord.
José Vinals,
le directeur des marchés monétaires et de capitaux du FMI, a
affirmé hier que le monde a besoin de voir les taux de change bouger,
afin d’équilibrer l’économie mondiale.
« L’important c’est que les marchés ne
connaissent pas d’épisodes de volatilité excessive ou de
turbulences », a-t-il poursuivi, affectant la
sérénité par rapport aux événements
monétaires en cours. Mais il a reconnu que les taux de change devaient
« être conformes aux fondamentaux », ce qui
signifie qu’ils ne sont pas. Comment les y faire redevenir dans un
système à taux flottant qui devrait y aboutir par
lui-même ? Les Chinois sont-ils les seuls visés par ce
rééquilibrage ? Un yen tiré vers le haut par le marché
est-il en phase avec les fondamentaux ? Autant de questions et pas de
réponses.
Pas plus que le Japon et
même l’Europe, les pays émergents n’ont les
moyens d’efficacement contrer la dépréciation du dollar.
La Bank of Japan vient de faire baisser le yen,
mais il a ensuite remonté. Le Brésil vient tout juste
d’accroître la taxation des capitaux étrangers
investissant sur les obligations d’Etat, dans le cadre
d’opérations de carry trade,
mais la mesure peut être aisément contournée, les
capitaux entrant sous un autre prétexte avant de revenir à leur
vocation initiale et masquée.
De nouveaux accords du Plaza, qui avaient à l’époque
avalisé celle-ci, ne sont davantage envisageables. Un nouveau pacte
monétaire est certes indispensable, mais lequel ? Les conditions
pour y parvenir ne sont pas aujourd’hui réunies, le seront-elles
un jour ? Les Américains conservent un droit de veto qu’ils
n’abandonneront que forcés et contraints; leur crise
spécifique continue d’alimenter la crise globale et même
de l’étendre aux pays émergents.
L’institute
of International Finance (IIF) a bien une solution, qu’il vient
d’exposer dans une lettre adressée aux participants de
l’assemblée annuelle du FMI. De nouveaux accords sont
nécessaires, préconise-t-il, mais ils doivent être plus
sophistiqués que les précédents, les accords du Plaza signés il y a 25 ans. Ils doivent inclure de
fermes engagements à réaliser à moyen terme des mesures
fiscales aux Etats-Unis, ainsi qu’une réforme structurelle en
Europe.
L’IFF présente un
paquet cadeau combinant crise monétaire et de la dette publique, moins
intéressé à résolution de la première
– qui lui permet de réaliser de très profitables
opérations bien que pouvant être à terme mauvaise pour
les affaires – mais très motivé par l’autre volet,
qu’elle met en avant. Avec pour objectif la réduction des
besoins de financement des Etats. Rien de bien nouveau, en
vérité, sauf que cette pression accrue des mégabanques intervient
au moment où des grandes décisions devraient être prises.
Et ne le seront probablement pas.
De quel côté le monde
occidental va-t-il finalement basculer ? Du côté de la relance,
en faisant agir les banques centrales, ou de celui de la récession, en
mettant l’arme au pied et en privilégiant la lutte contre les
déficits budgétaires ? Il est prévisible qu’aucun
choix tranché ne sera fait dans l’immédiat, car comment
pourrait-il en être autrement ?
De toute façon, la relance
n’est pas à l’arrivée l’hypothèse la
plus crédible, sauf à croire encore dans la vertu de la planche
à billet dans un contexte où elle est inopérante. Mais
les Américains, qui continuent de détenir la clé de la
principale serrure, peuvent-ils se résoudre à l’admettre
? C’est pour eux aussi inconcevable que d’accepter une
réforme d’ensemble du système monétaire
international. Les conditions sont donc réunies pour qu’ils
continuent d’alimenter la crise et que celle-ci s’approfondisse.
Post-scriptum: Combien de fois le mot crise aura-t-il donc
été écrit au fil des mois et maintenant des
années ?
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un «
article presslib’ » est libre de
reproduction en tout ou en partie à condition que le présent
alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé
durant les dix dernières années dans le milieu bancaire
américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il
a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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