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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
La crise est-elle soluble dans
l’eau ? C’est la question que certains doivent se poser, qui
l’espèrent encore, afin que les affaires repartent sans trop
tarder. Mais ce qui est en train de se passer ne répond pas exactement
à leur attente. Car nous constatons que les deux grosses bulles
financières résultant des mesures de sauvetage et de relance
que les gouvernements ont adopté – la bulle privée et la
publique – ne sont pas près d’être
résorbées et commencent à produire, chacune, de
sérieux dégâts. Dans un contexte où la sortie de
la récession est incertaine et la rechute possible.
La bulle privée se prépare
à perturber l’économie des seuls pays qui continuent de
connaître une franche croissance économique. En Asie
principalement, mais également au Brésil, où les
capitaux sont massivement présents, à la recherche des
meilleures affaires, pour investir ou pour faire des raids dans le cadre du carry
trade.
La bulle publique se révèle
si dure à digérer que l’on en vient à se demander si
cela va être possible de la contenir et de la résorber. Comme si
les Etats avaient présumé de leurs forces en combattant les
effets économiques de la déroute financière et en
finançant les banques, et qu’ils étaient allés
trop loin. La dette cumulée des pays du G7 atteint désormais
environ 30 mille milliards de dollars, dont 22 mille milliards pour les seuls
Etats-Unis et le Japon. La Grèce y contribue pour un ridicule 300
milliards ! Ces chiffres mettent en perspective la crise actuelle.
Le monde financier,
quant à lui, a repris confiance et initiative. Il mène trois
batailles simultanées en vue de se préparer des jours
meilleurs :
1/ Davos a été
l’occasion du coup d’envoi de son offensive, en vue de canaliser
et réduire tous les projets visant à le taxer et à
restreindre ses activités. C’est sur le Sénat
américain qu’il compte pour bloquer sans attendre la
réforme lancée par Barack Obama sous le nom de « Volcker’s
rule » ; cela est pour l’instant
bien parti. Auditionné hier par le Sénat, Paul Volcker, âgé de 82 ans, a
déclaré en parlant de la prochaine crise : « je ne
vivrai peut-être pas assez longtemps pour voir la crise, mais mon
âme reviendra vous hanter ».
2/ C’est à l’usure,
parallèlement, que ce monde enfermé sur lui-même pense
pouvoir émousser le projet du Comité de Bâle de
renforcement des fonds propres des établissements financiers ;
cela s’annonce assez bien, car il y a plein de chausses trappes
possibles. Le diable est du côté des banques, faut-il s’en
étonner ?
3/ Enfin, il entend obtenir une place
privilégiée sur le marché obligataire, afin de se
financer. Déterminé à passer devant des Etats coupables
de lourdement peser sur le marché avec leurs déficits persistants.
Tous les Etats étant également fautifs, mais certains
l’étant plus que d’autres à leurs yeux : ceux
qui sont les plus fragiles, à qui il peut être plus facilement
intimé l’ordre de rentrer dans le rang, surtout s’ils sont
laissés seuls dans l’épreuve. L’Europe est pour le
monde financier un terrain de jeu de choix, ses maillons les plus faibles
propices à l’usage ostensible de son savoir faire. Car
derrière l’anonymat des marchés, leur
réactions psychologiques si imprévisibles, il y a des
acteurs et des calculs. Dont la BCE, dont les moyens sont à ce niveau considérables.
Les pays européens qui sont
visés dans l’immédiat ont mesuré que
l’effort exigé de leur part ne pourra être
réalisé sans secousses sociales à l’ampleur et aux
conséquences tout autant imprévisibles, que s’il est en
partie soulagé par une aide financière. Or, elle fait
défaut pour le moment. On verra comment les plus grands pays
réagiront plus tard, s’ils persistent aujourd’hui dans
leur facile intransigeance.
Au-delà des cas et de cette phase
de la crise, l’impasse actuelle renvoie à une
problématique plus générale, encore en
pointillés. A propos de laquelle le FMI a lancé un ballon
d’essai qui n’a pas attiré l’attention, en
évoquant une éventuelle allocation supplémentaire de
droits de tirage spéciaux (DTS) pour financer la lutte contre le
changement climatique. Il n’est pas interdit de spéculer,
à notre tour, et d’envisager que le FMI puisse également,
toujours grâce à la création de DTS, prendre demain le
relais des banques centrales, qui ne pourront toujours pas – ou ne
pourront plus – contribuer par voie de création monétaire
au financement des Etats, en achetant leurs obligations.
Bien que cette approche soit passablement
dérangeante pour les tenants du titre, car elle reviendrait à
engager une réforme d’ensemble du système monétaire
international, au détriment du dollar, elle devra d’une
manière ou d’une autre être
tôt ou tard sérieusement prise en considération. Car il
n’est pas garanti que le marché obligataire va
pouvoir absorber, sans le faire chèrement payer et alourdir les additions,
toutes les demandes des Etats, des établissements financiers et des
grandes entreprises, qui vont se bousculer. Ni qu’il soit possible
d’imposer, pour une période qui s’annonce longue, une
rigueur drastique ainsi qu’une atteinte au bouclier social,
alors que la consommation est déjà en berne, et que
l’évolution du pouvoir d’achat n’a pas devant lui de
glorieuses perspectives, sauf pour les plus aisés. Il faudra bien, si
ces solutions se révèlent faire sérieusement
problème, trouver une échappatoire. Afin d’aider à
digérer l’énorme bulle publique, qui sans cela ne passera
pas. Car il ne va pas falloir compter sur la croissance, derrière
laquelle on se réfugie encore.
Et la bulle privée, a-t-elle de
son côté des effets ? Une déclaration effectuée il
y a deux semaines par Dominique Strauss-Kahn, directeur général
du FMI, est aussi passée assez inaperçue dans la presse
européenne, décidément ! Sans doute parce qu’elle
concerne cette fois-ci l’Asie (dont on parle peu), bien qu’elle
explicite clairement la situation qui s’y est développée,
ainsi que ses dangers potentiels. Celui-ci a tout bonnement appelé les
gouvernements asiatiques à étudier la mise en place de mesures
temporaires de contrôle des capitaux, afin de limiter les risques de
bulles d’actifs. Un propos pour le moins inhabituel, dont on doit se
demander ce qui a pu le justifier.
C’est que, si l’on a non sans
raison fait grand cas du danger représenté par la bulle
financière chinoise – créée par un colossal plan
de relance sous forme de crédits bancaires à tout va – on
a moins parlé de l’afflux d’une énorme
quantité de capitaux occidentaux en Asie, attirés par la
croissance économique de la région. Toutes les mégabanques ayant décidé d’y
réorienter leurs activités, munies de la panoplie au grand
complet de leur offre financière. Au premier rang de laquelle le carry
trade, une activité pénalisante
pour les pays qui lui servent de terre d’accueil, qui voient le cours
de leur monnaie grimper, faisant en retour obstacle à leurs
exportations. Tout ceci contribuant au développement local de bulles
financières, notamment immobilières et boursières,
potentiellement déstabilisatrices pour l’économie. Alors
que les banques asiatiques et brésiliennes étaient largement
prémunies des effets de la crise des subprimes,
n’ayant pas comme leurs consoeurs
européennes succombé aux charmes douteux des produits
financiers américains haut de gamme.
Le monde financier a maintenant les yeux
tournés vers l’Asie, ses poches grandes ouvertes, fasciné
par le potentiel d’affaires qu’il représente. Et il ne
viens pas tout seul, mais apporte avec lui ses petites turpitudes, comme il
se doit. Une part de plus en plus importante du commerce mondial est
désormais régional (Sud-Sud comme on disait auparavant, pour
distinguer ces échanges du commerce Nord-Sud, entre pays
développés et ceux qui ne l’étaient pas).
L’Inde, le Japon et la Chine en sont en Asie les trois principaux
piliers (50% du commerce japonais est avec la Chine). Les mégabanques
volent donc au secours de la victoire, se battant pour détenir
d’importantes parts de ce marché du siècle, alors que
l’Europe et les Etats-Unis ne sont plus en mesure de leur fournir les
opportunités qu’elles ont su y créer, y saisir ….
et y épuiser. Les emplois de demain sont à l’Est, les marchés
aussi. Cela fait plaisir de voir des gens qui ont des convictions.
Devant la détérioration du
bilan de leurs banques et l’accroissement de la bulle
immobilière et boursière que leur politique de brutale
ouverture des vannes du crédit a suscité, les autorités
chinoises viennent de réagir afin de restreindre sa distribution.
Notamment en obligeant les banques à accroître leurs
réserves. L’agence de notation Fitch
ayant, à titre de coup de semonce, dégradé la note de
deux banques chinoises moyennes : China Citic Bank
et China Merchants Bank. Mais le malheur veut que c’est toute l’Asie qui est touchée par
l’afflux des capitaux occidentaux. Ceux-ci contribuent à la
création de bulles financières locales – dans la
région même dont l’économie occidentale attend tant
de la croissance pour impulser la sienne – et par voie de
conséquence à la maturation d’une nouvelle phase de la
crise.
La digestion de cette bulle
financière privée risque, comme celle de la dette publique, de
ne pas être aisée et d’avoir de fortes conséquences
globales. On ne dira jamais assez combien la finance moderne apporte une
contribution essentielle à l’économie.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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