Il arrive parfois que
les sociétés perdent la tête. Comme le Japon en 1931, l’Allemagne en 1933, la
Chine en 1966, l’Espagne en 1483, la France en 1793, la Russie en 1917, l’Iran
en 1979, le Rwanda en 1994 et le Congo en 1996. Pour ne nommer qu’eux. Et par
« perdent la tête », je veux dire qu’elles laissent tout passer,
jusqu’au meurtre de masse. Une roue s’est détachée du carrosse des Etats-Unis
en 1861, et bien que le massacre organisé ait favorisé le développement d’une
épaisse couche de mythologies historiques romantiques – notamment après sa
conversion en émission télévisée par Ken Burns – le monde civilisé n’avait
jusqu’alors que rarement assisté à une telle orgie de la mort.
Je doute que je sois le
seul à penser que les Etats-Unis sont en train de perdre la tête. Nos
relations officielles avec d’autres pays semblent avoir été pensées pour
semer le chaos. Les universités sont devenues un marécage toxique qui va
désormais plus loin encore que l’anti-intellectualisme, et ne ressemble à
rien de plus qu’à un univers d’hallucinations. Chaque semaine, des individus
déments armés jusqu’aux dents s’adonnent à une compétition qui semble-t-il
vise à mettre fin à leurs jours en emportant avec eux le plus grand nombre de
victimes. Les ingénieurs du monde des finances ont fait tout leur possible pour
pervertir et neutraliser les opérations de marché. Les partis politiques, au
travers de l’ignorance et de la corruption, se suicident lentement.
Notre attitude envers la
Russie n’a aujourd’hui plus aucun sens. Notre campagne de déstabilisation de
l’Ukraine a parfaitement fonctionné, vous n’êtes pas d’accord ? Mais
nous avons quand même été surpris de voir la Russie récupérer le territoire
de Crimée et ses ports maritimes qui lui sont cruciaux. Qui aurait pu l’imaginer ?
Mais cela ne nous a pas empêché de contrarier davantage les russes au travers
de sanctions économiques. En conséquence, Poutine a pu paraître plus rationnel
et plus sain d’esprit que n’importe quel autre chef d’Etat membre de l’OTAN.
Plus récemment, la
Russie a de nouveau fait preuve de compétence en intervenant en Syrie pour
nettoyer les dégâts laissés derrière eux par les Etats-Unis et leurs deux
décennies de croisades qui n’ont contribué dans la région qu’à la montée au
pouvoir de gouvernement brisés. Il y a quelques semaines, le Président
Poutine a décrété devant l’Assemblé générale des Nations-Unies que la
destruction des institutions des nations les plus faibles et les plus
instables est loin d’être le cocktail magique de la paix dans le monde. Le
Président Obama n’a jamais répondu à ces propos de façon cohérente. Il est
quelque peu terrifiant de réaliser que le dirigeant de notre ancien
adversaire juré semble être le seul capable de réfléchir clairement à ce qui
devrait être fait au Proche-Orient. La retenue dont il a fait preuve cette semaine
suite à l’abattage de l’un de ses avions de chasse par des idiots turcs
possiblement assistés par les Etats-Unis est également vénérable. Il
semblerait que nous soyons vraiment enclins à plonger le monde dans une
troisième grande guerre, et tout ça pour quoi ? Pour que les Kardashian
puissent vivre dans un monde meilleur ?
Le tapage qui a secoué
les campus avant Thanksgiving est plus le reflet de la couardise des
directeurs d’universités que de la folie des jeunes esprits – qui, parce qu’ils
ne sont pas bien informés, sont susceptibles de céder à l’idéalisme. Les
adultes qui sont en charge devraient être mieux informés. Le président de
Princeton, Christopher Eisgruber, a accepté la « demande » de
bannir toute mention de Woodrow Wilson sur son campus pour avoir été un ségrégationniste,
une demande faite par un étudiant noir membre de la « ligue pour la
justice sociale » qui dans le même temps demandait l’établissement d’espaces
sociaux réservés uniquement aux étudiants noirs. Allez savoir comment il a su
marier ces deux idées dans son esprit.
Le président d’Amherst,
Biddy Martin, a flatté les étudiants qui protestaient contre la liberté d’expression :
« Au cours de ces
quelques derniers jours, un certain nombre d’étudiants ont pris la parole
pour nous faire part de façon émouvante des préjudices et du racisme qu’ils
ont subi sur notre campus comme à l’extérieur. L’intensité de leur douleur
est évidente. Cette douleur est réelle. L’expression de leur solitude et de
leur sens d’invisibilité est accablante. Aucune tentative de minimisation et
de banalisation de leurs sentiments ne parviendra à convaincre ceux d’entre
nous qui les ont écoutés. Il est une bonne chose pour nos étudiants d’avoir
saisi l’opportunité de prendre la parole plutôt que d’internaliser l’isolation
et le manque d’attention qu’ils nous ont décrits. »
Conclusion : le
préjudice moral annule la liberté d’expression. C’est exactement le contraire
de ce que stipule le premier amendement. Comment un président d’université
peut-il ne pas le comprendre ? Comment peut-il manquer de défendre son
campus face à un despotisme jacobin ? Les présidents d’universités ont
été pris en otage par les dogmes inventés par les carriéristes de la question
raciale et identitaire qui ne savent plus faire la distinction entre vérité
et mensonge – voilà quelle est la musique officielle de l’éducation
supérieure aux Etats-Unis. Bientôt, nous ne saurons plus déterminer ce qui
est réel de ce qui ne l’est pas.
La mode des jeunes
assassins esseulés qui assassinent aveuglément inconnus et innocents se
transformera bientôt en une guerre civile, notamment à mesure que les partis
politiques majeurs se déchireront et que les factions chercheront à régler
leurs comptes de quelque manière que ce soit. L’Histoire nous a déjà prouvé
que la violence est contagieuse et que les inhibitions sociales peuvent disparaitre
sous les conditions adéquates. Des groupes se permettent d’agir hors des
limites de l’acceptable, et les atrocités deviennent de l’ordre du jour.
Trump et Hillary ont
tous deux la capacité de détruire leur propre parti, et je pense qu’ils le
feront. Malheureusement, nous ne visons pas sous un système parlementaire qui
reconnait les plus petites factions comme étant des partis légitimes. Nous
sommes condamnés à traverser une ère de désordre politique. Ce qui en
ressortira pourrait être un système politique sévère basé sur le désir de
rétablir l’ordre à tout prix.
L’implosion du système
financier, qui roule désormais à la vapeur de crédit, pourrait accélérer les
évènements. Le faux capitalisme règne sur le faux capital – le capital
notionnel qui n’est en rien un capital véritable, la valeur qui n’en est pas
une. C’est généralement à ce moment que s’effondrent les devises, et vient
ouvrir la voie à un effondrement plus large encore de tous les arrangements
qui nous sont familiers.
Il est évident qu’il
existe au sein de la société un organe sensoriel capable de déterminer si un
système est proche de l’effondrement. Et il fait tant peur à ceux qui gèrent
les sociétés qu’il les pousse à croire et à faire absolument n’importe quoi.