Ce texte est un « article presslib’ » (*)
L’équation
de la crise européenne va rester insoluble, et on peut anticiper que
celle de la crise mondiale le sera tout autant.
Tôt
ou tard – mais nous n’en sommes pas encore là – il
faudra l’admettre, afin de chercher à poser le problème
autrement pour parvenir à le résoudre. Car, pour la seconde
fois après l’épisode de la chute libre initiée par
la faillite de Lehman Brothers,
les gouvernements et les autorités financières tentent de
régler un problème d’insolvabilité par le
déversement de liquidités, renflouant les dettes en
créant de nouvelles dettes.
Tout
se passe comme si ces liquidités étaient vidées dans des
seaux percés – des facilités de caisse jamais vues
délivrées aux banques et désormais également aux
Etats – avec comme seul destin de ne jamais parvenir à la
remplir. Car cette solution est aussi inadéquate ici que
lorsqu’elle fut utilisée précédemment, condamnant
à terme à l’échec, cette fois-ci, le plan de
sauvetage (intitulé plan de stabilité) de la zone euro.
Le
remède prescrit n’est qu’un pis-aller, tout comme
l’est l’ersatz de régulation financière qui va nous
être vendu. La nouveauté est qu’il apparaît
illusoire aux yeux des marchés eux-mêmes, permettant de
tirer sans plus tarder cette leçon sans appel de la crise
européenne : il va falloir trouver autre chose.
Loin
d’être singulière, cette dernière ne fait
qu’ouvrir la voie à celle qui mûrit aux Etats-Unis,
retardée là-bas par l’énormité des moyens
mis en oeuvre pour l’éviter, qui ne peuvent
cependant remédier à un délitement financier,
économique et social dont le spectacle s’offre à qui veut
le regarder.
En Europe, la
grande nouvelle a été la publication du rapport trimestriel de
la BCE, dont il a d’abord été retenu le montant
prévisionnel des dépréciations que les banques de la
zone euro allaient devoir opérer d’ici à la fin 2011 :
195 milliards d’euros. Une somme supérieure à la
précédente estimation, même si le total des
dépréciations depuis 2007 est légèrement
inférieur au précédent, confirmation s’il en
était besoin que les banques se dépêchent avec lenteur.
Cela représente encore 90 milliards d’euros de
dépréciations en 2009 et 105 milliards en 2011, si les
estimations de la BCE se confirment.
Cette
dernière affecte de ne pas s’alarmer de l’effort qui va
devoir être réalisé par le système bancaire,
énumérant trois conséquences de la situation
européenne à ses yeux plus alarmantes, les deux
dernières n’ayant jamais été ainsi
évoquées par ses soins.
En
premier lieu, que les banques pourraient se révéler
intoxiquées par un remède dont elles ne peuvent plus se passer.
Il s’agit de l’argent facile que la BCE leur procure, en se
substituant à un marché interbancaire toujours défaillant,
dont elle voudrait bien commencer à fermer le robinet, sans y
parvenir. En second, que des « boucles
rétroactives » entre finance publique et privée sont
entrées en action, porteuses de « dangereuses
contagions ». En troisième, enfin, que la concurrence est
en train de s’accroître sur le marché obligataire, les
Etats se servant au détriment des entreprises (dont les banques, ce
que la BCE ne souligne pas explicitement), aboutissant en raison de leur
forte demande à une hausse générale des taux, non sans
conséquences négatives pour ces dernières.
Les
statistiques du chômage divulguées mardi par Eurostat auraient
pu élargir ce panorama, bien que la BCE, contrairement à la
Fed, n’ait pas pour mission de veiller à la préservation
de l’emploi. Selon cet organisme européen, le chômage
continuerait à progresser, la moyenne dépassant le cap des
10% pour la zone euro. Notons tout de même que ce taux recouvre de
fortes disparités, entre l’Allemagne et l’Italie par
exemple.
Conséquences
probables de ces mauvaises nouvelles l’euro continuait de chuter par
rapport au dollar en début de semaine, atteignant même un moment
son point le plus bas depuis 4 ans ; les Bourses, tirées vers le bas
par les valeurs financières, étaient à nouveau
touchées. La BCE distribuait aux banques, à l’occasion de
son allocation hebdomadaire, 117,7 milliards d’euros de
liquidités.
Tout
était sujet d’incertitude sur les marchés, les
analystes étant de plus en plus critiques vis-à-vis d’une
politique européenne désormais mise en cause car ralentissant
la croissance de l’économie. La crise de la dette publique
était brutalement passée au second plan des
préoccupations dans les analyses, les traders étant tout aussi
versatiles que les marchés qu’ils suivent sans recul tout
en prétendant les anticiper. Les banques en prenaient pour leur grade,
à leur tour.
L’une
des remarques que la crise européenne appelle est que si dette
privée et dette publique semblent être régies par le
principe des vases communicants, la circulation entre les deux est à
sens unique, ou tout du moins parcimonieusement comptée. Lorsque les
Etats cherchent à financer leur dette, dont il est établi
qu’une partie importante résulte de la crise financière, les
marchés font alors des manières. Ils y mettent des
conditions et prétendent en faire payer le prix deux fois :
d’abord en imposant à ceux qui sont en état de faiblesse
des taux plus élevés pour leurs emprunts obligataires ;
ensuite en faisant néanmoins dépendre leur accès de la
promesse d’une réduction drastique des déficits publics.
Le
maintien du Welfare State, cet Etat
Providence, dont l’Europe était, quoique relativement, le
meilleur représentant, est en cause. Ce
calcul, qui vise à soulager la pression sur le marché
obligataire pour que les marchés y accèdent ensuite dans
de meilleures conditions – expliquant qu’ils soient
pressés du résultat à en oublier tout réalisme
– n’est pas sans embûches, en raison de la crise sociale et
politique qu’il pourrait déclencher s’il est mené
à son terme.
La
deuxième remarque n’est pas plus à l’avantage de
ces mêmes marchés. Si l’on additionne les besoins
en financement et refinancement des Etats, des banques et des grandes
entreprises (non financières), on aboutit à des montants
faramineux. D’autant que les banques ne vont pas uniquement devoir
augmenter leurs fonds propres afin de faire face aux
dépréciations à venir, mais qu’elles vont devoir
également répondre aux contraintes réglementaires de Bâle
III, quand leurs modalités et calendriers seront finalement
fixés. Et que les Etats risquent de crever les projections actuelles
du plafonnement de leur dette.
Si
l’on se tourne du côté des banques centrales,
prêteuses en dernier ressort, leurs bilans sont alourdis par les actifs
toxiques qu’elles ont pris en pension et dont elles ne savent plus
comment se débarrasser. À force d’engagements, le moment
risque de venir où elles devront être recapitalisées par
les Etats, créant une de ces « boucles
rétroactives » officiellement identifiées par la
BCE, une de plus.
Circonstance
aggravante aux Etats-Unis, d’énormes paquets de dette
hypothécaire sont garantis par Fannie Mae et Freddie Mac, les deux
agences gouvernementales, dont la valeur future dépend d’un
redressement du marché immobilier, très hypothétique
sans vouloir faire de mauvais jeu de mots. Soit le Trésor public
continuera à les renflouer à fonds perdus, au détriment
du budget de l’Etat, soit les garanties seront levées et les
organismes prêteurs privés en subiront les conséquences.
Un montage intermédiaire est recherché, et aux dernières
nouvelles, un appel à idées pourrait être
lancé…
Ce
rapide survol effectué, une question peut être valablement
posée : comment dégonfler les deux gigantesques bulles de dette
que sont les dettes privées et publiques, qui communiquent entre elles
d’une manière telle que le dégonflement de la
première fait accroître la seconde de façon plus que
proportionnelle, en raison de son mode de financement même, et de son
coût grandissant ?
La
dette privée grossit à nouveau, fruit d’une
fréquentation assidue des salles d’un casino qui n’a
jamais fermé ses portes, et n’est pas prêt
d’ailleurs d’être enjoint de le faire. Enfin, en raison des
conditions sur le marché obligataire, il est à prévoir
que les banques vont obtenir du Comité de Bâle des aménagements
favorables des règles prudentielles auxquelles elles vont être
assujetties, dans la lignée des accommodements obtenus auprès
du Congrès américain. Avec pour conséquence, un
accroissement du risque qu’un nouveau dérapage
incontrôlé se produise, en raison de la minceur et de la
fragilité du bouclier financier dont elles devront se doter.
Les Etats se trouveraient cette fois-ci forts
démunis pour organiser un nouveau sauvetage.
Résorber
ces deux bulles, afin qu’elle redeviennent de
taille acceptable, est-il à portée et par quels moyens ? Ceux
qui sont actuellement déployés, et dont nous observons les
effets, permettront-ils d’y parvenir ?
Rien n’est moins sûr, si l’on considère la dynamique
d’une crise déjà prématurément
déclarée sur son déclin et qui est en train de rebondir.
Là où elle n’était pas attendue, bien entendu.
Que
la stratégie suivie soit annonciatrice d’un échec
prévisible ne va pas l’empêcher d’être
porteuse d’importants dégâts. La
rémunération du travail est à nouveau
présentée comme la variable privilégiée
d’ajustement, tant afin de réduire les budgets des Etats que de
favoriser les exportations en améliorant la productivité
et la flexibilité.
Mais
les conditions ont changé, il n’est plus concevable
d’appliquer la même recette, qui pendant tout un temps a rempli
ses fonctions avant d’exploser en plein vol. Il n’est plus
envisageable de remettre en marche avec le même rendement
qu’avant la machine à fabriquer de la dette, afin de
partiellement compenser la répartition inégale de la richesse,
qui est par conséquent encore appelée à se
développer. Une problématique qui fait se rapprocher, dans leur
structure si ce n’est dans leur histoire, les sociétés
des pays développés et émergents, suivant
des mouvements inverses mais confluents.
Cette
histoire est-elle toute tracée, devant désormais
s’accomplir sans sursauts ? Le capitalisme financier va-t-il trouver en
lui les ressources de son aggiornamento ? Au contraire, rien ne permet
à ce jour de le penser. Il poursuit son implosion, du fait de ses
propres contradictions, ne parvenant pas à maîtriser la
chaîne des événements qui se succèdent de
manière imprévisible, sans être en mesure de retrouver
une assise pérenne.
Entre
eux, les atomistes parlent d’excursion pour qualifier ces
réactions qui parfois les dépassent. La balade n’est pas
sympathique.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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