Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Tandis que l’Europe s’enlise en se débattant dans sa
propre crise, plus discrètement les Etats-Unis connaissent un nouvel
épisode de la leur, car inexorablement elle continue de se
dérouler.
La
fin de l’année fiscale qui se termine aux Etats-Unis au 30 juin
va être marquée par un inquiétant constat. Sur les 50
Etats américains, 48 d’entre eux vont être en
déficit, en dépit des coupes budgétaires qui ont
déjà été effectuées et des aides
fédérales qu’elles reçoivent. Or ces
dernières doivent être arrêtées après le
prochain exercice de 2011, pendant lequel elles vont être
déjà fortement diminuées.
Le
déficit cumulé des Etats devrait atteindre 300 milliards de
dollars en juin 2010 et, selon les prévisions officielles, ne devrait
que très progressivement décroître les années
suivantes. A condition que la reprise économique soit au rendez-vous,
favorisant les rentrées fiscales, une perspective sur laquelle tous
les économistes ne s’accordent pas. Ce ne sera pas en tout cas
la progression de l’emploi qui sera la cause d’une amélioration
de ces rentrées, car elle ne se profile pas à l’horizon.
Sur cette question au moins, il y a un consensus d’établi.
Les
caisses de retraite des fonctionnaires des Etats fédérés
enregistreraient quant à elles un déficit cumulé
d’un millier de milliards de dollars.
Sans surprise, ce
sont les Etats où sévit la plus forte crise immobilière
qui sont les plus atteints. La Californie, mais aussi l’Arizona, la
Floride et le Nevada. En Californie, la situation en est toujours à un
stade critique, l’Etat le plus riche des Etats-Unis étant au
bord de la banqueroute.
Ce
n’est toutefois pas l’aspect financier de la situation qui est le
plus préoccupant, mais ses conséquences budgétaires. La
législation américaine impose en effet que les dépenses
de fonctionnement ne peuvent pas être financées par
l’emprunt, seuls les investissements étant susceptibles de
l’être.
A
la baisse constatée des recettes (elle sera globalement de 11% par
rapport à l’année fiscale 2009) correspondent donc des
coupes claires budgétaires d’un même montant, une fois
déduites les aides fédérales. Elles affectent
l’emploi en imposant la réduction des postes de fonctionnaires
(alourdissant encore plus la charge des caisses de retraite), introduisant de
nombreux dysfonctionnements dans les services (éducation,
santé, police, etc …),
réduisant les programmes sociaux, soit d’aide aux
chômeurs, soit de santé publique, tel Medicaid (le
programme dédié aux personnes en difficulté).
On
parle régulièrement de la poursuite lancinante des faillites
des banques régionales américaines, à un rythme double
de celui de l’année précédente. Les informations
les plus contradictoires sont données au jour le jour à propos
du marché immobilier, comme au chevet d’un grand malade.
Toujours déçues quand elles annoncent une amélioration.
La situation des Etats fédérés est toute aussi
alarmante.
Non
seulement en raison de leurs lourdes conséquences, dans un pays
déjà marqué par de profondes inégalités
sociales (ainsi que raciales, qui se recoupent) et la grande pauvreté.
Mais aussi à cause de son impact potentiel sur la reprise qui est
actuellement enregistré ; car elle a pour origine des financements
publics qui ne sont pas destinés à être
renouvelés.
Simultanément,
une grosse partie se joue à huis-clos à Washington. Depuis
jeudi dernier se tient la conférence du Congrès qui a pour
mission de réconcilier en un texte unique les lois de
régulation financière votées successivement par la
Chambre des députés et le Sénat, afin qu’elle soit
promulguée par Barack Obama.
Avant le 4 juillet prochain, est-il espéré, jour de la
fête nationale (Independance Day).
Les
travaux de la conférence, qui ne sont pas publics, semblent se tenir
dans une grande confusion et incertitude, selon les informations qui en
filtrent et les prises de position qu’ils occasionnent. Le sujet qui en
est à l’origine n’est pas mince, puisqu’il
s’agit rien de moins que du sort qui sera réservé aux
produits dérivés.
On
avait déjà eu l’occasion, avant de devoir se consacrer
presque exclusivement à la crise européenne qui a
accaparé l’actualité, de remarquer qu’un vent
nouveau en faveur de mesures plus strictes soufflait au Sénat. Il
s’est levé alors que s’approche
l’échéance – très redoutée par les
élus soumis au renouvellement de leurs mandats – des mid terms de
novembre prochain. Sortez les sortants semble en effet être
l’état d’esprit qui domine chez les électeurs
américains, démocrates ou républicains, selon les
sondages disponibles.
La
manifestation la plus surprenante de cette nouvelle donne a été
l’intégration par le Sénat dans la loi – au grand
dam des mégabanques qui ont ferraillé
contre elle comme cela ne s’est paraît-il jamais vu –
d’un amendement d’une sénatrice de l’Arkansas,
présidente de la commission des affaires agricoles, Blanche Lincoln.
L’adoption de ce qui est devenu la section 716 de la loi, qui a
depuis acquis le statut de célébrité, représente
une importante correction à la fois au total laissez-faire qui
prévalait jusqu’à maintenant sur ce marché, ainsi
qu’aux nouvelles réglementations très lâches et
pleines de trous adoptées par les représentants et en passe de
l’être par les sénateurs.
Pour
les mégabanques, il est estimé, sans
pouvoir exactement le chiffrer, que cela représenterait une perte
potentielle de plusieurs milliards de dollars de profits annuels.
Dans
les grandes lignes, ces dispositions interdisent purement et simplement aux
banques de poursuivre pour leur propre compte leurs activités de trading sur le marché des produits
dérivés, sauf si elles agissent afin de couvrir leur
portefeuille de prêts ou les opérations de leurs clients. Les
obligeant pour le reste à agir via des filiales isolant cette
activité. Un très substantiel renforcement des mesures
déjà adoptées dans le cadre de ce que Barack Obama a lui-même
appelé la Volcker’s rule (la réglementation Volcker,
du nom d’un de ses conseillers, ancien président de la Fed). Qui
étaient elles-même une pâle
copie du Glass-Steagall Act
de 1933 instituant une stricte séparation entre banques de
dépôts et d’affaires.
Depuis,
la sénatrice Blanche Lincoln, à qui peu de chances
étaient données d’être désignée par
les primaires démocrates de l’Arkansas pour les prochaines
élections, opposée à un démocrate plus radical,
l’a été de justesse. Ce qui a donné raison
à tous ceux qui interprétaient sa nouvelle détermination
au Sénat par des considérations électoralistes, et est
par ailleurs très susceptible de donner des idées à tous
les sénateurs placés devant la même
échéance.
Nous
devrions savoir d’ici au 24 juin prochain – date fixée
pour la fin de la conférence – si les mégabanques
parviendront ou non à avoir gain de cause et obtiendront qu’il
soit revenu sur le vote du Sénat, dans le cadre d’un compromis
à leur avantage. A noter qu’à l’inverse, certains
sénateurs voudraient encore assouplir les dispositions interdisant aux
banques d’avoir des hedge funds comme filiales.
Un
autre aspect de la sanglante bataille en cours, qui se déroule plus
à coup de millions de dollars que de tapis de bombes ou de charges de
blindés, n’en est pas moins remarquable. Quelle que soient ses
motivations, Blanche Lincoln a manifesté, et continue de le faire
son cap électoral passé, une grande résolution, ainsi
semble-t-il que ses collègues qui l’appuient. Elle a même
reçu le renfort de deux gouverneurs de la Fed, alors que le
président de celle-ci, ainsi que l’administration Obama et la Maison Blanche tentaient sans succès
de faire barrage à ce qui était encore son amendement.
L’un des arguments – non sans fondement – qui lui
était opposé, principalement par Sheila Bair,
en charge de la FDIC, était que cette mesure allait avoir pour
conséquence de faire basculer tout ce secteur de
l’activité financière dans la shadow
economy, l’économie de
l’ombre. Celle-ci présentée, si ce n’est comme un
mal nécessaire mais tout du moins une réalité contre
laquelle on ne peut lutter et qu’il ne faut pas renforcer. Justifiant
paradoxalement de laisser les mégabanques
jouer au casino, au prétexte qu’elles pourront au moins
être un peu contrôlées. On en est là…
En
réalité, les mesures préconisées par la
sénatrice, et pour l’instant adoptées, prévoient
également que quasiment tous les produits dérivés
devraient passer par des chambres de compensation, ce qui n’était
pas le cas dans les projets de la Chambre des représentants et du
Sénat, avant son intervention. Le lobbying des mégabanques
avait abouti à multiplier les exceptions à une règle qui
de fait devenait marginale, attribuant au régulateur (la Fed), le
pouvoir de désigner ceux de ces produits qui devraient utiliser les
services de ces chambres de compensation et ceux qui ne seraient pas dans
l’obligation de le faire. Un régime susceptible de tous les
discrets accommodements.
Ces
deux facettes de la crise vue des Etats-Unis ont d’étroits
rapports entre eux. De quoi la dynamique de celle-ci, qui n’a pas fini
de produire ses effets, va-t-elle être porteuse ? Une même
inconnue prévaut en Europe, notamment au plan politique. D’un
côté s’exprime la menace du Tea
Party Movement, qui brouille les pistes du jeu
politique traditionnel et est générateur d’aventures ; de
l’autre de premiers résultats électoraux
inquiétants témoignent de l’impasse qui est ressentie. Il
n’y a pas que les marchés qui font preuve d’une
grande volatilité.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
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le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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