Publié dans Reason Magazine
La Route de la servitude - La prévision de la chute
Préambule
de Reason Magazine
F. A. Hayek a dû sentir
le vent tourner lorsque je suis allé l'interviewer à Los
Angeles en mai 1977. Dans les années 1930 et 1940, Hayek fut le
deuxième plus célèbre économiste de la
planète, connu surtout pour être l'adversaire intellectuel de
John Maynard Keynes. Sur les questions fondamentales d'économie
politique, le débat entre le Professeur Hayek de la London School of
Economics et le Professeur Keynes de l'Université de Cambridge
déclencha une confrontation mémorable entre l'économie
classique et la nouvelle "macroéconomie" exposée dans La Théorie
générale de
Lord Keynes en 1936.
Les Keynésiens
entraînèrent à leur suite le monde universitaire dans une
victoire éclatante. Avec la mort de Keynes, en 1945, Hayek (et la
théorie classique des cycles économiques) disparut en fait aux
yeux du public. La politique économique entrait dans l'âge d'or
de la "gestion de la demande" où le cycle économique
deviendrait obsolète et Hayek entièrement éliminé
de la théorie économique. En 1950, il alla à
l'Université de Chicago où il présida le
Département des Etudes Sociales, puis finit sa carrière
à l'Université de Fribourg (1962-1968) et à
l'Université de Salzbourg (1968-1977). Il fit des contributions majeures
dans des domaines nouveaux comme la psychologie (The Sensory Order,
1952), la théorie politique (La Constitution de la liberté,
1960) et le droit (Droit, législation et liberté en trois volumes, 1973-1979).
Il fut assez avisé
de s'éloigner de l'économie. Car sa querelle avec Keynes ne fut
pas la seule humiliation qu'il dut subir lors des dissertations
théoriques raréfiées. La fameuse "Controverse sur
le calcul dans une économie socialiste" fut lancée par la
critique autrichienne de la planification centralisée. Des
années 1920 aux années 1940, Hayek et son compatriote Ludwig
von Mises affirmèrent que le socialisme était certain
d'échouer comme système économique parce que seuls les
marchés libres - qui fonctionnent grâce à des individus
agissant et échangeant dans leur propre intérêt -
pouvaient générer l'information nécessaire à une
coordination intelligente du comportement social. En d'autres termes, la
liberté est une condition nécessaire pour une économie
prospère. Mais, même si l'essai élégant de Hayek
exaltant les prix du marché en tant que signaux d'une économie
rationnelle fut salué comme une contribution féconde, lors de
sa publication par l'American Economic Review en 1945, des théoriciens
socialistes astucieux "prouvèrent" à la satisfaction
de leurs pairs que la planification centralisée pouvait être modelée
afin de pouvoir résoudre, à l'aide de puissants ordinateurs, le
problème d'information précis que Hayek avait si aimablement
exposé.
Perdre un débat
universitaire ou deux n'est pas la pire chose qui puisse arriver à un
homme de talent et Hayek n'était pas détruit. Il continua
à publier des travaux brillants au cours des années suivantes.
Mais, au sein de la profession économique, ce n'était pas un
secret que Hayek était un banni de l'Université, quelqu'un de
rejeté, un personnage marginal dont, aux yeux de tout homme
raisonnable, les idées avaient été habilement
réfutées dans les journaux scientifiques de son époque.
C'est alors que quelque
chose de bizarre se produisit. La fin du 20ème siècle
décida de fournir une vérification des querelles universitaires.
Les années 1960 et 1970 virent la prospérité de
l'après-guerre se transformer en spirale inflationniste dans les pays
mêmes qui avaient adopté le Keynésianisme (principalement
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne). Au scandale du processus de critique
par les pairs, qui avait prouvé rigoureusement le contraire en maintes
occasions, le plein emploi ne pouvait pas être maintenu à l'aide
des remèdes Keynésiens tous faits. La thérapie
traditionnelle - relance de la consommation et pénalisation de l'épargne
par le biais salutaire de dépenses gouvernementales
déficitaires - fut jugée par le monde réel, et les
résultats se révélèrent "non robustes".
Les modèles macroéconomiques de Cambridge, Harvard, Berkeley et
du MIT s'écroulèrent, et, lors des années 1980, les
solutions que Keynes avait préconisées furent
péniblement repoussées comme étant
précisément à l'origine des ennuis. Soudain, les vieux
remèdes classiques - épargnent, investissement, budgets
équilibrés, compétition et croissance de la
productivité - devinrent le but de la politique économique d'un
bon gouvernement. Même les politiciens, si prompts à accepter
les prescriptions de Keynes pour des dépenses gouvernementales comme
l'élixir magique apte à traiter une économie souffrante,
avaient officiellement abandonné le Keynésianisime.
Et qu'en était-il
de la possibilité d'une planification économique rationnelle
dans un monde socialiste ? Oui, nous avons aussi fait cette
expérience. Le Tiers-Monde l'a essayée et est rapidement
retombé à des niveaux de revenus qui n'avaient pas
été rencontrés depuis l'époque du
Pléistocène. Le Deuxième-Monde (communiste) l'a
essayée avec des doses massives et... s'est effondré. Les
tendances à ne plus accepter le Keynésianisme en Occident et le
socialisme partout ailleurs commençaient juste à s'affirmer
quand Hayek - resté, principalement, hors de la profession
économique pendant 30 ans - reçut le Prix Nobel
d'économie en 1974. Rapidement, de bizarre il devint un gourou. Et ce
n'était pas injustifié. A la fin des années 1970 - avec
les Partis travaillistes, démocrates et sociaux-démocrates
encore au pouvoir à Londres, Washington et Bonn - Hayek avait
déjà remarqué des mouvements politiques
généraux à l'horizon. Les changements de la politique
mondiale des années 1980 avaient été anticipés
avec prudence par Hayek dans cet entretien (jamais publié auparavant).
Il semblait pressentir que, bientôt, ce ne serait plus un signe de
manque de respect que d'être qualifié de plus grand philosophe
du capitalisme depuis Adam Smith.
Parfois il faut vivre
très longtemps pour que l'on prouve que vous avez eu raison. Quand
Friedrich August von Hayek, né en 1899, mourut le 23 mars à
Fribourg, en Allemagne, il avait survécu à Keynes et à
Marx. Heureusement pour l'espèce humaine, ses idées aussi.
L'interview de
1977
Reason : A propos de votre best-seller, la Route de la servitude,
John Maynard Keynes a écrit : "À mon avis c'est un grand
livre... Du point de vue moral et philosophique je me trouve en accord avec
presque tout ce qui s'y trouve : et pas seulement en accord superficiel, mais
en accord profond". Pourquoi Keynes disait-il ceci sur un livre qui
était profondément critique vis-à-vis des idées
keynésiennes ?
Hayek : Parce qu'il croyait être
fondamentalement encore un libéral anglais classique. Il
n'était pas conscient de s'en être éloigné
à un tel point. Ses idées de base étaient encore celles
de la liberté individuelle. Il ne réfléchissait pas de
manière assez systématique pour voir les conflits. En quelque
sorte, il était corrompu par la nécessité politique. Sa
fameuse phrase, "à long terme nous serons tous morts", est
une excellente illustration d'un homme contraint par ce qui est politiquement
possible. Il s'était arrêté de réfléchir
sur ce qui, à long terme, serait désirable. Pour cette raison,
je pense qu'il n'apparaîtra pas comme un faiseur d'opinion à
long terme, et que ses idées furent celles d'une mode qui,
heureusement, est passée.
Reason : Est-ce que Keynes avait changé
d'idées dans ses dernières années, comme on le dit
fréquemment ?
Hayek : Non, rien d'aussi net. Il changeait
tout le temps. Il se tenait en quelque sorte sur une ligne médiane et
s'intéressait toujours aux remèdes de l'instant. Dans la
dernière conversation que j'ai pu avoir avec lui (environ trois semaines
avant sa mort en 1945), je lui ai demandé s'il n'avait pas peur de ce
que certains de ses élèves faisaient avec ses idées. Il
me répondit : "Oh, ce sont tout simplement des sots. Ces
idées étaient très importantes dans les années
1930, mais si elles devaient un jour devenir dangereuses vous pouvez compter
sur moi - je retournerai l'opinion publique comme ça." Et il
l'aurait fait. Je suis certain que, dans la période de
l'après-guerre, Keynes serait devenu un des grands adversaires de
l'inflation.
Reason : La thèse de Keynes, selon
laquelle les dépenses du gouvernement seraient nécessaires pour
soutenir la demande globale, fut-elle correcte à une certaine
époque ?
Hayek : Non. Certainement pas. Mais, bien
sûr, je vais bien plus loin. Je crois que, s'il n'y avait pas
d'interférence du gouvernement sur le système monétaire,
nous n'aurions pas de fluctuations industrielles et pas de périodes de
dépression.
Reason : Ainsi, les cycles économiques
ne seraient causés que par les autorités monétaires
gouvernementales ?
Hayek : Pas d'une façon aussi directe.
Tel que vous le dites, ceci semblerait résulter d'erreurs
délibérées faites par les politiques du gouvernement.
L'erreur réside dans la création d'un semi-monopole où
la monnaie de base est contrôlée par le gouvernement. Comme
toutes les banques émettent une monnaie secondaire, qui est
remboursable dans la monnaie de base, vous avez un système que
personne ne peut véritablement contrôler. Ainsi, c'est en
réalité le monopole du gouvernement sur l'émission de
monnaie qui est le véritable responsable. Aucune personne en charge
d'un tel monopole ne pourrait agir de façon raisonnable.
Reason : Vous avez écrit que la
période s'écoulant de 1950 à 1975 resterait dans
l'Histoire comme celle de la Grande Prospérité. Si la
thèse de Keynes est incorrecte, pourquoi de tels succès
économiques ? Pourquoi, par exemple, n'avons-nous pas connu une
hyperinflation comme celle de l'Allemagne de 1922 ?
Hayek : Parce que l'inflation en Allemagne
n'avait pas pour but de maintenir la prospérité mais
était imposée à la suite de difficultés
financières. Si vous créez de l'inflation pour maintenir la
prospérité, vous pouvez le faire à un taux bien plus
modéré.
La prospérité
a duré plus longtemps que je ne l'avais imaginé. J'ai toujours
attendu sa fin, mais je pensais qu'elle viendrait plus tôt. Je
réfléchissais à partir de l'effondrement des booms
inflationnistes lors des précédents cycles économiques.
Mais ces effondrements
étaient dus à l'étalon-or, qui mit un frein à ces
expansions après quelques années. Nous n'avions jamais connu
une époque où la politique d'expansion
délibérée n'était pas limitée par le cadre
de l'ordre monétaire. Nous en sommes arrivés à la fin
quand on a vu que nous ne pouvions plus accélérer l'inflation suffisamment
vite pour pouvoir encore maintenir la prospérité.
Reason : Les Etats-Unis ont fait descendre
l'inflation de 12 à 4,8 pour cent, la Grande-Bretagne de 30 à
13 pour cent - tous les deux sans les revers typiques d'une
dépression. Ceci n'offre-t-il pas un espoir que les ajustements
économiques puissent être faits sans chômage massif ?
Hayek : Je ne sais pas pourquoi vous
suggérez cela. Ce fut fait, en grande partie, grâce à un
chômage important. Je pense qu'il est certainement vrai que terminer
une inflation ne doit pas nécessairement conduire à une
très longue période de chômage, comme celle des
années 1930, parce que la politique monétaire était
alors non seulement mauvaise pendant la période du boom, mais aussi
pendant celle de la dépression. Tout d'abord, ils ont prolongé
le boom et causé une dépression pire, puis ils ont permis une
déflation qui a prolongé la dépression. Après une
période d'inflation comme celle des 25 dernières années,
nous ne pouvons pas en sortir sans chômage substantiel.
Reason : Comment l'inflation
crée-t-elle le chômage ?
Hayek : En conduisant certaines personnes
vers des emplois qui n'existent que parce que la demande relative pour les
biens particuliers est provisoirement accrue. Par la suite, ces emplois
doivent disparaître dès que l'augmentation de la quantité
de monnaie cesse.
Reason : Pourtant, si les Etats-Unis, par
exemple, traversaient une période de fort chômage temporaire -
disons que le taux de chômage double pendant une ou deux années
-, les programmes de maintien automatique du revenu, comme l'assurance contre
le chômage, les dispositifs d'assistance, etc., ne
représenteraient-ils pas une facture tellement énorme qu'ils
conduiraient à la faillite du gouvernement fédéral, qui
est déjà en déficit de 50 ou 60 milliards de dollars
lors d'une période dite de reprise ?
Hayek : Oui, probablement. Il y aurait une
énorme bataille politique sur la question de savoir si les
bénéfices de la sécurité sociale devraient
être adaptés à l'inflation ou diminués. Je ne
pense pas que l'on puisse avoir un remède permanent sans modifier de
façon substantielle le système de sécurité
sociale.
Reason : L'horreur du financement de cette colossale
bureaucratie d'assistance fournira-t-elle le stimulus pour nous "faire
bouger" vers une structure de gouvernement plus rationnelle ?
Hayek : Non. Mon seul espoir est vraiment
qu'un ou plusieurs petits pays qui, pour des raisons différentes, ont
besoin d'établir une nouvelle constitution, le feront sur des bases
raisonnables et auront un succès que les autres trouveront dans leur
intérêt d'imiter. Je ne crois pas que des pays qui sont
plutôt fiers de leur constitution ressentent un jour la nécessité
d'en changer. La réforme pourrait venir, par exemple, de l'Espagne,
qui doit choisir une nouvelle constitution. Elle pourrait être
préparée à en adopter une raisonnable. Je ne pense pas
que ce soit vraiment probable en Espagne, mais c'est un exemple. Et ils
pourraient avoir un tel succès qu'après tout on puisse
constater qu'il existe de meilleures manières que les nôtres
d'organiser un gouvernement.
Reason : Pour éviter l'inflation, votre
prescription fut de proposer que la politique monétaire soit poursuivie
avec l'objectif de maintenir la stabilité de la valeur de la monnaie.
Est-il nécessaire de faire confiance aux politiciens pour
réguler l'offre de monnaie ? Les forces du marché ne
peuvent-elles pas s'ajuster pour corriger une déflation graduelle ?
Hayek : Si, elles le font parfois. Le
problème, c'est que c'est l'étalon-or qui force les politiciens
dans un système mécanique. L'étalon-or, même s'il
était nominalement adopté aujourd'hui, ne marcherait pas parce
que les gens ne sont pas prêts à accepter les règles du
jeu. Les règles que demande l'étalon-or veulent que, par
exemple, si vous avez une balance commerciale défavorable, vous devez
comprimer votre masse monnétaire. C'est ce qu'aucun gouvernement ne
peut faire- ils préfèreraient abandonner l'étalon-or. En
fait, je suis convaincu que si nous revenions aujourd'hui à
l'étalon-or, en l'espace de six mois un premier pays l'abandonnerait
et, en l'espace de trois ans, il disparaîtrait complètement.
L'étalon-or
était fondé sur ce qui était essentiellement une
superstition irrationnelle. Tant que les gens pensaient qu'il n'y avait pas
de salut en dehors de l'étalon-or, la chose pouvait fonctionner.
L'illusion ou la superstition ont été perdues. Nous ne pourrons
plus jamais plus avoir avec succès d'étalon-or. J'aurais
aimé que ce soit possible. C'est en grande partie à cause de
cela que j'ai réfléchi à des alternatives.
Reason : Vous avez, à plusieurs
reprises, défendu l'idée d'un système monétaire
basé sur une réserve-marchandises ainsi que l'idée d'une
compétition dans l'offre de monnaie. S'agit-il d'alternatives
pratiques à un système de banque centrale
contrôlée par un gouvernement ?
Hayek : Oui. J'ai acquis la conviction que si
l'idée d'un système à base de
réserve-marchandises était bonne, elle n'était pas
gérable en pratique. L'idée d'accumuler des stocks réels
de marchandises comme réserves est tellement compliquée et peu
pratique qu'elle ne peut être mise en œuvre.
C'est alors que j'en suis
venu à la conclusion que le remboursement effectif en marchandises
réelles n'était nécessaire que lorsqu'il convient de
mettre en place une discipline pour une autorité qui n'a autrement
aucun intérêt à garder sa monnaie stable. Si vous mettez
l'émission monétaire dans les mains d'entreprises dont le
commerce dépend de leur succès à stabiliser
l'émission de monnaie, la situation est complètement
différente. Dans ce cas, il n'y a pas de nécessité de
tout faire dépendre de leur obligation de remboursement en
marchandises : tout dépend du fait que ces entreprises doivent
régler leur offre de monnaie de telle façon que le public
accepte cette monnaie pour sa stabilité. C'est mieux que toute autre
possibilité.
Reason : Les formules économiques
keynésiennes recherchent une relation de symbiose presque parfaite
avec les forces politiques de l'Etat-providence moderne. A quel point ce
mariage peut-il être brisé ? Comment les Keynésiens
peuvent-ils être politiquement battus ?
Hayek : Je devrais en réalité
commencer par Keynes lui-même. Keynes désespérait dans
les années 1920 de la possibilité de rendre à nouveau
les salaires flexibles. Il arriva à la conclusion que nous devions
accepter les salaires tels qu'ils sont et ajuster la politique
monétaire à la structure salariale existante. Ceci, bien
sûr, le força à dire : "Je ne veux aucune
restriction de politique monétaire parce que je dois ajuster cette
politique à une situation donnée."
Mais il ne vit pas que,
à cet instant précis, les syndicats savaient que le
gouvernement était obligé de corriger l'effet de la politique
syndicale, et que nous entrions dans une spirale sans fin. Les syndicats
poussent les salaires à la hausse et le gouvernement doit fournir
assez de monnaie pour sauver l'emploi à ces niveaux de salaires. Et
ceci mène directement à la spirale infernale. Tout ceci provint
des considérations pratiques de Keynes sur le court terme - que nous
ne pouvions rien faire quant à la rigidité des salaires.
En fait, les Britanniques
étaient très proches du succès dans les années
1920. Le processus très pénible, et idiot, de déflation
fut presque une réussite à la fin des années 1920. Puis
ils eurent peur d'une longue période de chômage. Je pense que
s'ils avaient tenu une ou deux années de plus, ils auraient
réussi.
Reason : Gunnar Myrdal, avec qui vous avez
partagé le Prix Nobel en 1974, a récemment publié un
article proposant la suppression du Prix Nobel d'économie, apparemment
en réaction à l'attribution du prix à Milton Friedman et
à vous-même. Son affirmation la plus étonnante est la
référence qu'il fait sur votre manque d'intérêts.
Plus particulièrement, il dit que vous "ne vous êtes
certainement jamais soucié de questions
épistémologiques."
Non seulement cette
affirmation se heurte à vos nombreux écrits sur la question
précise de l'épistémologie (en économie comme
dans d'autres domaines), mais votre discours du Nobel, délivré
devant Myrdal en personne, était centré sur le sujet de la
méthodologie de l'économie. Cette erreur de Myrdal est-elle due
à l'ignorance ou à la malveillance ? Et s'agit-il d'un exemple
représentatif du milieu universitaire général en Europe
?
Hayek : Non, c'est certainement un cas
plutôt extrême combiné à une arrogance
intellectuelle qui est rare, même chez les économistes. Myrdal
s'est trouvé en opposition sur ces questions avant même
l'arrivée de Keynes. Son livre sur les valeurs, les doctrines
monétaires, etc. date de la fin des années 1920. Il a son
idée particulière sur le sujet et je pense qu'elle est
erronée. Son livre ne pourrait même pas être
réimprimé de nos jours. Je ne pense pas qu’il n’ait
jamais été un bon économiste.
Reason : Ainsi Myrdal n'est pas un cas typique
? Le milieu intellectuel et universitaire est-il, somme toute, plus
hospitalier envers vos idées ?
Hayek : Oh, bien plus que Myrdal, oui. Et,
bien entendu, la plus jeune génération en vient à
partager mes points de vue. Dans un certain sens, je dirais que le grand
problème est toujours méthodologique, mais n'est pas celui que
Myrdal a à l'esprit. Je crois que l'économie et les sciences
des phénomènes complexes en général, qui incluent
la biologie, la psychologie, etc., ne peuvent pas prendre comme modèle
les sciences qui s'occupent de phénomènes essentiellement
simples, comme la physique.
Ne soyez pas choqué
que je dise que la physique s'occupe de phénomènes
essentiellement simples. Ce que je veux dire, c'est que les théories
dont vous avez besoin pour expliquer la physique ne contiennent que
très peu de variables. Vous pouvez facilement le vérifier en
regardant l'annexe de formules de tout livre de physique. Vous y trouverez
qu'aucune formule qui énonce les lois générales de la
physique ne contient plus de deux ou trois variables.
Vous ne pouvez pas
expliquer quoi que ce soit de la vie en société à l'aide
d'une théorie qui ne se réfère qu'à deux ou trois
variables. Le résultat est que nous ne pourrons jamais obtenir de
théories que nous pourrions utiliser pour faire des prédictions
effectives de phénomènes particuliers. Ceci parce qu'il
faudrait introduire dans les formules tellement de données spécifiques
que nous ne pourrions les connaître toutes. En ce sens, notre
possibilité d'expliquer et de prévoir les
phénomènes sociaux est bien plus limitée qu'elle ne
l'est en physique.
Or ceci ne satisfait pas
les jeunes gens les plus ambitieux. Ils veulent obtenir une science qui leur
donne la même exactitude de prédiction et le même pouvoir
de contrôle que dans les sciences physiques. Même s'ils savent
qu'ils n'y parviendront pas, ils disent "Nous devons essayer. Nous
finirons par le découvrir." Si nous nous embarquons dans ce
processus, nous voulons avoir une maîtrise des événements
sociaux analogue à notre maîtrise des problèmes de la
physique. S'ils créaient vraiment une société qui soit
guidée par la volonté collective du groupe, ceci
arrêterait simplement le processus de progrès intellectuel.
Parce que ceci arrêterait l'utilisation des idées largement
dispersées, utilisation sur laquelle repose notre
société, et qui ne peut exister que dans ce processus
très complexe que l'on ne peut intellectuellement pas maîtriser.
Reason : En 1947 vous avez fondé la
Société du Mont Pèlerin, un groupe international de
savants partisans du marché libre. Ses progrès vous ont-ils
satisfait ?
Hayek : Oh oui. Je veux dire que son objectif
principal a été pleinement atteint. J'étais en
particulier conscient que chacun d'entre nous ne découvrait le
fonctionnement de la véritable liberté que dans un champ
très étroit et continuait à accepter les doctrines
conventionnelles presque partout ailleurs. J'ai donc réuni ensemble
des personnes ayant des intérêts différents. Chaque fois
que l'un de nous disait : "Oh, oui, mais en ce qui concerne les cartels,
on a besoin de la régulation du gouvernement,", un autre
répondait, "Oh, non, j'ai étudié la question."
C'est comme cela que nous avons développé une doctrine
cohérente et certains cercles internationaux de communication.
Reason : U.S.
News & World Report a,
l'année dernière, interviewé huit spécialistes de
premier plan des sciences sociales, y compris vous, sur la question :
"La démocratie est-elle en train de mourir ?" Ce que j'ai
trouvé de plus intéressant était que plusieurs des
autres penseurs semblaient réciter des passages de La Route de la servitude en identifiant les crises
récentes comme le résultat de l'intrusion de l'Etat-providence
dans de vastes domaines de nos vies autrefois privées. Voyez-vous
cette thèse gagner des partisans parmi les universitaires ? Les
intellectuels commencent-ils à comprendre en plus grand nombre
l'opposition fondamentale entre liberté et bureaucratie ?
Hayek : Oui, sans aucun doute. Il est certain
que ces idées se répandent. Ce que je ne peux pas dire, c'est
quelle quantité de l'intelligentsia est touchée. Comparé
à la situation d'il y a 25 ans, au lieu d'une seule personne dans
quelques endroits du monde, j'en rencontre désormais des douzaines
où que j'aille. Mais cela reste encore une très petite fraction
des gens qui font l'opinion, et parfois je dois faire des expériences
très décevantes. Je fus très attristé il y a deux
semaines, quand je passais une après-midi à la librairie Brentano's de New York et regardais le type de
livres que la plupart des clients lisaient. Ça me semblait désespérant
; quand vous voyez ça vous perdez tout espoir.
Reason : Vous portez actuellement le flambeau
de l'Ecole autrichienne d'économie, qui représente une grande
tradition depuis Carl Menger, puis Böhm-Bawerk, Ludwig von Mises et
vous-même. En quoi les Autrichiens diffèrent-ils le plus de
Milton Friedman et de l'Ecole de Chicago ?
Hayek : L'Ecole de Chicago pense
essentiellement en termes de "macroéconomie". Ils essaient
d'analyser via des agrégats et des moyennes, via la quantité
totale de monnaie, le niveau total des prix, l'emploi total - toutes ces
grandeurs statistiques qui, je pense, représentent une approche
très utile et même assez impressionnante.
Prenez la
"Théorie quantitative" de Friedman. J'ai écrit il y a
40 ans que j'avais de fortes objections à l'encontre de la Théorie
quantitative, parce qu'elle est une approche très grossière qui
élimine beaucoup de choses, mais que je priais Dieu pour que le grand
public ne cesse pas d'y croire. Parce que c'est une formulation simple que le
public comprend. Je regrette qu'un homme aussi sophistiqué que Milton
Friedman ne l'utilise pas comme une première approche mais croit
qu'elle contient tout. C'est donc véritablement sur des questions
méthodologiques, au fond, que nous différons.
Friedman est un
archi-positiviste qui croit que, dans une discussion scientifique, ce qui
n'est pas prouvé de manière empirique ne doit pas être
pris en compte. À mon avis, nous connaissons tant de détails
sur l'économie que notre rôle est de mettre de l'ordre dans nos
connaissances. Nous n'avons pas vraiment besoin de nouvelles informations.
Notre grande difficulté est de digérer ce que nous savons
déjà. Nous ne devenons pas plus savants par des informations
statistiques : nous ne faisons que récolter des informations sur la
situation spécifique du moment. Mais, du point de vue
théorique, je ne pense pas que des études statistiques nous
mènent où que ce soit.
Reason : Vous avez écrit que la raison
principale pour laquelle l'explication keynésienne du chômage
fut acceptée plutôt que l'explication classique était que
la première pouvait être testée statistiquement mais pas
la seconde.
Hayek : De ce point de vue, le
monétarisme de Milton et le keynésianisme ont plus de choses en
commun que je n'en ai avec les deux.
Reason : Vous avez rencontré Alexandre
Soljénitsyne à la cérémonie du Prix Nobel de
Stockholm. Qu'en avez-vous pensé ?
Hayek : J'ai vu ma haute opinion de l'homme
confirmée. C'est un personnage très impressionnant, en plus de
ces œuvres. Mais je n'ai pas eu la chance de discuter avec lui parce
qu'il venait juste de quitter la Russie et que sa capacité de
communiquer oralement était très limitée.
Reason : Quelle validité y a-t-il dans
sa thèse concernant l'effondrement lu monde occidental ?
Hayek : Je pense qu'il est excessivement
impressionné par certaines caractéristiques superficielles de
la politique occidentale. Si on croit, comme il le croit, que ce que font nos
politiciens est une conséquence nécessaire des idées
généralement acceptées à l'Ouest, alors on doit
vraiment tirer cette conclusion. Heureusement, je pense, ce que font nos
politiciens n'est pas le reflet de la croyance profonde des personnes les
plus intelligentes de l'Ouest, et j'espère que Soljénitsyne
découvrira rapidement qu'il existe des personnes qui peuvent voir plus
loin que ne semble le montrer la politique occidentale.
Reason : Votre professeur, Ludwig von Mises, a
écrit Socialisme en 1920. Ce fut le début
d'une controverse, qui n'est pas encore terminée, sur la
possibilité logique d'une économie socialiste. Les économistes
socialistes, en particulier en Europe de l'Est, ont remercié Mises
pour ses critiques profondes et ont en général engagé un
débat poussant à la réflexion avec lui, Lord Robbins et
vous-même pendant le dernier demi-siècle. Quel est l'état
actuel du débat ?
Hayek : J'ai toujours douté du fait
que les socialistes puissent s'appuyer sur quelque chose d'intellectuellement
solide. Ils ont d'une certaine façon amélioré leur
argumentation, mais dès que l'on commence à comprendre que les
prix sont un instrument de communication et de conseil, qui englobent plus
d'informations que nous n'en avons directement, alors s'effondre toute
l'idée selon laquelle on pourrait obtenir par un simple appareil
administratif le même ordre que celui basé sur la division du
travail. De même pour l'idée que l'on puisse adapter la
distribution des revenus à une conception quelconque de mérite
ou de besoin. Si l'on a besoin des prix, y compris des prix du travail, pour
diriger les gens vers les activités où ils sont
nécessaires, on ne peut avoir d'autre distribution que celle du
marché. Je pense qu'il ne reste plus rien au socialisme au niveau
intellectuel.
Reason : Les économies socialistes
pourraient-elles exister sans les techniques, les innovations et l'information
des prix qu'ils peuvent emprunter au capitalisme occidental et au
marché noir interne ?
Hayek : Je pense qu'elles pourraient exister
comme une sorte de système médiéval. Elles pourraient
exister sous cette forme avec une grande famine, éliminant la
population excédentaire. C'est toute la question de savoir pourquoi
une économie ne doit pas continuer à exister. Mais, quel que
soit le progrès économique de la Russie, elle l'a, bien
entendu, obtenu en utilisant les techniques développées
à l'Ouest. Je sais que les Russes seraient les derniers à le
nier.
Reason : Une idée très
intéressante de votre philosophie sociale est que la valeur et le
mérite sont et doivent nécessairement être deux
qualités distinctes. En d'autres mots, les individus ne doivent pas
être rémunérés d'après un concept
quelconque de justice, qu'il s'agisse d'éthique puritaine ou
d'égalitarisme. Pensez-vous que beaucoup de défenseurs de
l'économie de marché tombent dans le travers de penser que
valeur et mérite devraient être équivalents dans une
"société véritablement morale" ?
Hayek : Je pense qu'il y a eu
récemment un léger changement après mon attaque frontale
du concept de justice sociale [Le Mirage de la justice sociale, tome
II de Droit,
législation et liberté, aux PUF. NdT]. Désormais le
problème est de savoir si la justice sociale signifie quelque chose
et, bien sûr, elle est essentiellement fondée sur le concept de
mérite. J'ai bien peur d'avoir choqué mes plus proches amis en
niant que le concept de justice sociale puisse avoir une quelconque
signification. Mais on ne m'a pas persuadé que j'avais tort.
Reason : Alors, pourquoi n'y a-t-il pas de
justice sociale ?
Hayek : Parce que la justice se
réfère aux règles de conduite individuelle. Et aucune
règle de conduite des individus ne peut faire que les bonnes choses de
la vie soient distribuées d'une façon particulière.
Aucun état de choses en tant que tel ne peut être dit juste ou
injuste : c'est uniquement possible quand on suppose que quelqu'un est responsable
de l'avoir créé.
Certes, nous nous
plaignons que Dieu ait été injuste lorsqu’une famille
souffre de plusieurs décès alors qu'une autre famille voit tous
ses enfants grandir sains et saufs. Mais nous savons que nous ne pouvons pas
prendre cette idée au sérieux. Nous ne voulons pas dire que
quelqu'un a été injuste.
De même, un
marché fonctionnant de manière spontanée, où les
prix agissent comme guides de l'action, ne peut pas prendre en compte ce dont
les gens ont besoin ou ce qu'ils méritent, parce qu'il crée une
distribution que personne n'a conçue. Et quelque chose qui n'a pas
été conçu, une simple situation en tant que telle, ne
peut pas être juste ou injuste. L'idée que les choses doivent
être conçues d'une manière "juste" veut dire,
en fait, que nous devons abandonner le marché et nous tourner vers une
économie planifiée dans laquelle quelqu'un décide
combien chacun doit recevoir. Et ceci signifie, bien sûr, que nous ne
pouvons obtenir cette situation qu'au prix de l'abolition complète de
notre liberté personnelle.
Reason : La Grande-Bretagne est-elle
irrévocablement sur la route de la servitude ?
Hayek : Non, pas irrévocablement.
C'est une des erreurs d'interprétation. La Route de la servitude était voulue comme un
avertissement : "A moins de prendre un autre chemin, vous vous diriger
vers le diable." Et vous pouvez toujours prendre un autre chemin.
Reason : Quelles mesures politiques sont-elles
actuellement possibles pour inverser la tendance en Grande-Bretagne ?
Hayek : Tant que vous donnez à un
corps d'intérêts organisés, à savoir les
syndicats, des pouvoirs spécifiques d'utiliser la force afin d'obtenir
une plus grande part du marché, alors le marché ne fonctionnera
pas. Et ceci est soutenu par le public à cause de la croyance
historique selon laquelle, dans le passé, les syndicats auraient tant
fait pour faire monter le niveau de vie des pauvres, et qu'il faudrait en
conséquence être aimable à leur égard. Tant que
cette idée prévaudra, je ne crois pas qu'il y ait un espoir.
Mais on peut susciter des changements. Nous devons mettre nos espoirs dans un
changement d'idées.
Je crains que beaucoup de
mes amis britanniques ne croient encore, comme Keynes le croyait, que les
convictions morales existantes des Anglais les protègeraient contre un
tel sort. Ça n'a pas de sens. Le caractère d'un peuple est
autant créé par les institutions que les institutions sont
créées par le caractère du peuple. Les institutions britanniques
actuelles contribuent à changer le caractère britannique. On ne
peut pas s'appuyer sur un "caractère britannique" propre
pour sauver les Britanniques de leur sort. Il faut au contraire créer
des institutions dans lesquelles les anciennes attitudes seront
ranimées alors qu'elles disparaissent rapidement dans le
système actuel.
Reason : Il n'y a donc vraiment rien qu'un
gouvernement puisse faire avant un changement d'opinion publique ?
Hayek : On peut distinguer entre des mesures
positives et négatives. Le gouvernement devrait certainement cesser de
faire beaucoup des choses qu'il fait aujourd’hui. En ce sens, il
dépend de lui d'arrêter de faire des choses, et alors ceci
ouvrira la possibilité vers d'autres développements qu'il n'est
pas possible de guider et de diriger. Prenez la plainte
générale de ce que les entrepreneurs britanniques sont
inefficaces, paresseux, etc. Tout ceci vient des institutions. On
éliminera bien vite l'entrepreneur inefficace s'il y avait plus de
compétition. Et on trouverait rapidement qu'ils travailleraient dur si
c'était dans leur intérêt de le faire. C'est l'ensemble
des institutions qui existent de nos jours qui crée ces nouvelles
attitudes, si hostiles à la prospérité.
Reason : Si un gouvernement imposant est le
véritable coupable, pourquoi la Suède et beaucoup d'Etats-providence
scandinaves semblent-ils prospérer ?
Hayek : Bien, il ne faut pas
généraliser. La Suède et la Suisse sont deux pays qui
ont échappé aux dommages de deux guerres et qui sont devenus
des lieux de dépôt pour une grande partie du capital de l'Europe.
En Suisse, il demeure un instinct traditionnel qui s'oppose aux
interférences du gouvernement. La Suisse est un merveilleux exemple
où, lorsque les politiciens deviennent trop progressistes, le peuple
met route un référendum et dit rapidement "Non !"
Reason : Et pourtant la Suède
connaît un certain succès...
Hayek : Oui. Mais il y a peut-être un
malaise social plus grand en Suède que dans tout autre pays où
je suis allé. Le sentiment classique que la vie ne vaut pas vraiment
la peine d'être vécue est très fort en Suède. Bien
qu'ils puissent à peine concevoir les choses autrement qu'ils n'en ont
l'habitude, je pense que le doute sur leurs doctrines passées est
assez fort.
Reason : Depuis 1948 jusqu'à il y a
à peu près dix ans, l'Allemagne de l'Ouest a poursuivi de
manière significative une politique de marché libre et a
expérimenté un redressement économique si
énergique qu'on l'a appelé le "Miracle Allemand".
Pourtant, les sociaux-démocrates sont fermement au pouvoir
aujourd'hui, et certains analystes américains ont
suggéré que ceci montre un défaut de base de la
philosophie ou de la stratégie de "l'Ecole de Fribourg", ce
groupe d'économistes partisans du marché libre qui ont amené
le "Miracle Allemand". Quelles erreurs ont-ils commises, et que
pouvons-nous apprendre de leur exemple ?
Hayek : Premièrement, l'idée
que les Allemands sont désormais gouvernés par un gouvernement
socialiste est tout bonnement fausse. Le Chancelier allemand actuel admet -
peut-être pas en public, mais lors des conversations privées -
qu'il n'est pas un socialiste. Deuxièmement, jusqu'à
récemment, les syndicats allemands étaient dirigés par
des gens qui savaient ce qu'est une très forte inflation. Et,
jusqu'à peu, tout ce qu'il suffisait de dire aux syndicalistes allemands
quand ils émettaient des revendications excessives sur les salaires
était "ça va conduire à l'inflation," et ils
flanchaient.
La
prospérité allemande est due, à un degré
très élevé, au caractère raisonnable des
dirigeants syndicaux allemands qui, à son tour, était dû
à leur expérience de l'inflation.
Reason : Un grand collègue autrichien,
feu Joseph Schumpeter, a écrit Capitalisme,
socialisme et démocratie en
1942. Dans ce livre, Schumpeter prédisait la chute du capitalisme due,
non à ses faiblesses (comme Marx l'avait prédit), mais à
ses points forts. Plus précisément, l'immense abondance
économique qui sortirait de la graine capitaliste, produirait une
époque de bureaucrates et d'administrateurs, remplaçant les
innovateurs et les entrepreneurs qui avaient rendu tout cela possible. Ceci,
à son tour, saperait le tissu social sur lequel reposait le
capitalisme : une acceptation et un respect répandus de la vie
privée. Comment la thèse de Schumpeter, concernant
l'instabilité politique inhérente au capitalisme,
s'accorde-t-elle avec vos propres théories de notre route de la
servitude ?
Hayek : Eh bien, il y a une certaine
similarité dans la nature de la prédiction. Mais, en
réalité, Schumpeter prenait plaisir à un paradoxe. Il
voulait choquer les gens en disant que le capitalisme était
certainement bien meilleur mais qu'on ne lui permettrait pas de durer, alors
que le socialisme était très mauvais mais son avènement
certain. C'était le genre de paradoxe qu'il aimait.
Derrière tout ceci,
se trouve l'idée que certaines tendances de l'opinion - qu'il
observait correctement - étaient irréversibles. Bien qu'il affirme
le contraire, il n'avait, en dernier ressort, aucune confiance dans le
pouvoir des arguments. Il croyait que la situation forçait les gens
à penser d'une certaine manière.
C'est fondamentalement
faux. Il n'y a pas d'explication simple de ce qui rend nécessaire aux
gens de croire certaines choses sous certaines conditions. L'évolution
des idées a ses propres lois et dépend très largement de
développements que nous ne pouvons pas prédire. Ce que je veux
dire, c'est que j'essaie de faire évoluer l'opinion dans une certaine
direction, mais je n'oserais pas prédire la situation vers laquelle
nous évoluerons vraiment. J'espère que je peux juste la
dévier modérément. Mais l'attitude de Schumpeter
était celle d'un désespoir complet et d'une désillusion
vis-à-vis du pouvoir de la raison.
Reason : Êtes-vous optimiste quant
à l'avenir de la liberté ?
Hayek : Oui. Un optimisme mitigé. Je
pense qu'il y a un revirement intellectuel en cours, et il y a une bonne
chance qu'il se produise à temps, avant que le mouvement dans la
direction opposée ne devienne irréversible. Je suis plus
optimiste que je ne l'étais il y a 20 ans, quand presque tous les
leaders d'opinion voulaient s'engager dans une direction socialiste. Ceci a
changé en particulier dans la jeune génération. Ainsi,
si le changement se produit à temps, il y a encore de l'espoir.
Traduction :
Hervé de Quengo
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