« Voyez-vous, a
poursuivi mon collègue, il est difficile de savoir quand et comment agir’.
C’est la vérité, croyez-moi. Chaque acte est pire que le précédent, mais pas
bien pire. Il suffit d’attendre le prochain, d’attendre que quelque chose de
plus choquant se passe, et de penser que les autres, quand ce choc frappera,
joindront votre résistance. Vous ne voulez pas agir, ni parler à qui que ce
soit. Vous ne voulez pas ‘sortir et causer le trouble’. Pourquoi pas ?
Parce que ce n’est pas dans votre habitude. Et ce n’est pas que la peur de
vous défendre seul qui vous retient, mais aussi votre incertitude.
L’incertitude est un facteur essentiel, et plutôt que de
diminuer à mesure que le temps passe, elle ne fait qu’augmenter. Dans les
rues, la communauté, les gens, sont ‘heureux’. Personne ne proteste. En
France ou en Italie, il y aurait eu des slogans contre le gouvernement
placardés sur les murs et les grillages. En Allemagne, en dehors des grandes
villes, il n’y en avait même pas. Dans la communauté universitaire, nous
parlions en privé entre collègues, et certains pensaient comme moi, mais que
disaient-ils ? ‘Ce n’est pas si terrible’, ‘Tu t’imagines des choses’,
ou ‘Tu es un alarmiste’.
Et vous êtes un alarmiste. Vous vous écriez que
ceci mènera à cela, mais vous ne pouvez rien prouver. C’est un commencement,
mais savez-vous ce que réserve la finalité, et comment elle se
présentera ? D’une part, vos ennemis, la loi, le régime, le Parti, vous
intimident. De l’autre, vos collègues vous accusent d’être pessimiste ou
névrotique. Il ne vous reste que vos amis proches, qui pensent naturellement
comme vous l’avez toujours fait.
Mais vous en avez de moins en moins. Certains
se sont déplacés, d’autres sont submergés par le travail. Vous n’en voyez
plus autant aux réunions et aux sorties habituelles. Les groupes informels
deviennent plus petits, et eux-mêmes se désintègrent. Parmi le petit groupe
d’amis qu’il vous reste, vous avez l’impression de parler entre vous, d’être
isolés de la réalité des choses. Cela ne fait que contribuer à votre
incertitude et vous retient davantage – mais de faire quoi ? Il est
clair que, si vous décidez de faire quelque chose, vous devez en faire un
évènement, et devenez un faiseur de troubles. Alors vous attendez, toujours
plus longtemps.
Mais le grand choc, qui fera
affluer des centaines, des milliers d’autres dans vos rangs, ne se produit
jamais. C’est là le paradoxe. Si le premier et le dernier des actes affreux
commis par le régime étaient survenus en même temps, des millions de
personnes auraient été suffisamment secouées et se seraient soulevées –
disons si l’extermination de Juifs en 1943 était survenu juste après le
placardage d’autocollants ‘Juif’ sur les fenêtres des magasins juifs en 1933.
Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées. Entre les deux, des
centaines d’autres actions ont été entreprises, certaines imperceptibles,
chacune visant à vous désensibiliser à la prochaine. L’étape C est toujours
plus violente que l’étape B, mais si vous ne vous soulevez pas à l’étape B,
alors pourquoi le faire à l’étape C ? Et ainsi de suite…
Et puis un jour, il est trop tard ; vos principes, si vous
y étiez sensibles, vous sautaient au visage. La déception de vous-même est
devenue trop lourde à porter, et un incident mineur, dans mon cas mon petit
garçon, pas plus âgé qu’un bébé, prononçant les mots ‘porc juif’, fait tout
s’effondrer autour de vous. Et puis vous voyez tout, tout ce qui a changé
sous votre nez. Le monde dans lequel vous vivez, votre nation, votre peuple,
n’est plus celui dans lequel vous avez grandi. Ses formes sont toujours là,
identiques et rassurantes, les maisons, les magasins, les emplois, les pauses
repas, les visites, les concerts, le cinéma, les vacances… Mais l’esprit,
auquel vous n’avez jamais prêté attention parce que vous avez fait l’erreur
de l’identifier avec la forme, a changé. Vous vivez dans un monde de haine et
de crainte, et ceux qui haïssent et qui craignent ne le savent pas eux-mêmes.
Quand tout le monde a changé, personne n’a changé. Vous vivez désormais dans
un système qui règne sans aucune responsabilité, pas même devant Dieu. Le
système lui-même n’y était pas destiné, mais pour survivre, il a dû aller
jusqu’au bout.
Et vous-même êtes allé
presque jusqu’au bout. La vie est un processus continuel, un flot, pas une
succession d’actes et d’évènements. De l’eau a coulé sous les ponts, et vous
a emporté avec elle, sans que vous fassiez quelque effort que ce soit. Et
vous avez vécu plus confortablement chaque jour, avec de nouvelles règles
morales, de nouveaux principes. Vous avez accepté des choses que vous
n’auriez pas accepté il y a cinq ans, il y a un an, des choses que votre
père, même en Allemagne, n’aurait pas pu imaginer.
Tout s’effondre, tout d’un coup. Vous percevez ce que vous êtes,
ce que vous avez fait, ou ce que vous n’avez pas fait (puisque c’était ce qui
était attendu de nous, ne rien faire). Vous vous souvenez de ces premières
réunions universitaires au cours desquelles, si l’un de vous s’était levé,
d’autres l’auraient fait aussi. Mais personne ne s’est levé. Une question
bénigne, employer cet homme ou celui-là. Et vous avez employé cet homme, au
lieu de celui-là. Vous vous souvenez de tout désormais, et votre cœur se
brise. Mais il est trop tard. Les dommages sont irréparables.
Et
puis quoi ? Vous vous tirez une balle dans la tête. Beaucoup l’ont fait.
Ou vous ‘ajustez’ vos principes. Beaucoup ont essayé, et y sont parvenus ;
mais pas moi. Certains ont appris à vivre avec leur honte pour le reste de
leur vie. Cette dernière option est celle qui se rapproche le plus de l’héroïsme.
La honte. Beaucoup d’Allemands sont devenus ce triste genre de héros. Bien
plus, je pense, que ce que pense le monde. »
Milton Mayer, They Thought They Were Free: The Germans, 1933-45