Je suis arrivé en Suisse à l’âge de six ans sur la banquette arrière de
l’auto parentale. Au nord de Milan, quand j’ai vu s’approcher les Alpes
bleues et blanches, j’ai supplié mon père de freiner. Nous ne pourrions
jamais traverser ce mur. Je n’avais encore jamais vu de vraies montagnes.
Je suis arrivé en Suisse d’un pays socialiste, athée, qui avait réalisé la
société parfaite sur terre, mais qui n’en était pas moins ruiné et qui allait
finir à feu et à sang. Lorsque j’ai vu ce drapeau de gueules, à la croix
alésée d’argent flotter devant les maisons comme sur les palais, lorsque j’ai
entendu les récits fondateurs et appris que la Constitution commençait par «
Au nom de Dieu tout puissant », j’ai cru un instant que le monde était
partagé comme les royaumes du Seigneur des Anneaux et que j’avais quitté le
Mordor pour le le Gondor, un cauchemar idéologique pour des terres de
miséricorde.
La vie s’est chargée d’y mettre les nuances.
J’ai aimé la Suisse, infiniment, pour la beauté de sa nature et le
reflet qu’elle laisse dans l’âme des hommes. Je l’ai aimée pour l’instruction
qu’elle m’a donnée. Je l’ai aimée pour la générosité obscure et bougonne d’un
peuple qui passe pour avaricieux.
J’ai aimé la Suisse modérément pour le confort et l’aisance
qu’elle procure. Puis je l’ai détestée pour cette même raison. Cette aisance
qui procède de la modération et de l’humilité a transformé la modération en
tiédeur et l’humilité en haine de soi. Je ne parle pas ici des gens — il en
est de tout poil, ici comme partout — mais de l’esprit dominant.
Quoi qu’il arrive, me voici désormais titulaire du passeport frappé de
cette croix du Christ que les apparatchiks qui me l’ont décerné trouvent
aujourd’hui embarrassante. Me voici protégé par cette Constitution
invoquant le Dieu tout-puissant que les élites locales s’emploient à
escamoter. Me voici membre d’un peuple bifide qui dans un même mouvement se
flatte d’être à nul autre pareil et se rabaisse plus bas que terre. Me voici,
avec mon instinct slave de la bravade, à devoir composer avec ce respect
poltron des autorités (même ostensiblement débiles) et cette passion du
conformisme qui ont donné à la plupart des poètes suisses le sentiment d’être
étrangers chez eux.
Omorphi kai paraxeni patrida, «belle et étrange patrie», chante Elytis à
propos de sa Grèce, et je souffre de voir si peu de Suisses embrasser
dans une même bienveillance la beauté et l’étrangeté de leur destin. Ils
m’irritent quand ils s’autocongratulent, mais je les méprise quand ils font
profession de se mépriser eux-mêmes. Non l’eux-mêmes qui dit «je»
— ça jamais ! — mais l’eux-mêmes qui dit «nous» et qu’ils
traduisent de plus en plus par «eux» (les autres, les ploucs). Au moins
suis-je dans la mêlée et non sur le perchoir de l’arbitre, comme tant de
naturalisés de passage.
J’aurais aimé être footballeur et devoir choisir entre ma patrie d’origine
et celle d’adoption. J’aurais opté, bien entendu, pour la plus mal famée.
Malgré son opulence, ma Suisse remplit le critère. C’est pour cela que je
l’aime.