Depuis
quelques semaines, la Belgique bruisse en coulisses. En cause : la
révision de l’article 344 du Code de l’Impôt sur les
Revenus, rebaptisée « disposition anti-abus ».
Peu à peu, les journalistes et les citoyens ordinaires
réalisent la portée réelle de cette arme de destruction
massive fiscale. Et constatent avec effroi qu’elle ouvre la porte
à l’arbitraire le plus total.
Au
cœur de la polémique actuelle, une notion centrale en droit
fiscal belge : l’évitement licite de l’impôt.
L’évitement licite de l’impôt consiste, pour un
contribuable, à poser des actes parfaitement légaux dans le but
d’éviter l’impôt. Thierry Afschrift,
dans son cours de droit
fiscal, en explique parfaitement les enjeux :
« S’il est vrai qu’il y a
identité de but dans le comportement adopté par les personnes
qui choisissent une voie moins imposée et celui des personnes posant
des actes de fraude fiscale – à savoir éviter ou
réduire la charge fiscale – il existe cependant une
différence : que celui qui choisit la voie la moins imposée
n’accomplit que des actes réels, dont il accepte
l’ensemble des conséquences juridiques, et se met réellement
en dehors des conditions d’application de l’impôt. En ce
sens, le contribuable qui choisit la voie la moins imposée ne viole
pas la loi fiscale. »
Une lutte sans merci
Le cours
d’Afschrift retrace par ailleurs la lutte
sans merci menée par l’État contre cette
législation évidemment beaucoup trop favorable – à
son goût – au contribuable. L’offensive est menée
par vagues successives, d’abord devant les tribunaux :
-
le fisc tente tout d’abord
d’utiliser la théorie de la « fraude à la
loi » pour justifier que certains comportements
« anormaux », bien que légaux, soient
déclarés illégaux. En 1959, l’arrêt
« Brepols » de la Cour de
Cassation casse un jugement d’appel favorable au fisc, et lui coupe
donc définitivement cette voie.
-
ensuite, l’administration tente une autre
approche : faire rejeter des actes dès lors qu’ils sont
contraires à la « réalité
économique ». Cette fois, la Cour de Cassation rejette un
pourvoi du fisc et maintient un jugement d’appel favorable au
contribuable. Il faudra cependant attendre 1990 et l’arrêt
« Au Vieux Saint-Martin » pour enterrer
définitivement cette piste.
En 1993, la
voie judiciaire s’avérant sans issue, le gouvernement introduit
dans le Code de l’Impôt sur les Revenus une première
mouture de l’article 344 § 1er dont il est question
aujourd’hui :
« N’est pas opposable à
l’administration des contributions directes la qualification juridique
donnée par les parties à un acte ainsi qu’à des
actes distincts réalisant une même opération lorsque
l’administration constate, par présomption ou par d’autres
moyens de preuve visés à l’article 340, que cette
qualification a pour but d’éviter l’impôt, à
moins que le contribuable ne prouve que cette qualification répond
à des besoins légitimes de caractère financier ou
économique ».
Malheureusement
pour le fisc, il s’agira d’un nouveau coup dans l’eau. En
effet, le texte, mal formulé, prête le flanc à des interprétations
qui en diminuent la portée jusqu’à le rendre, en
pratique, inopérant.
La
situation reste en l’état pendant près de 20 ans.
L’article
344 « nouvelle mouture »
En 2012,
nouvelle tentative : le gouvernement modifie l’article 344 § 1er pour lui injecter un peu
plus de « mordant ».
Le premier
alinéa devient :
« N'est pas opposable à
l'administration, l'acte juridique ni l'ensemble d'actes juridiques
réalisant une même opération lorsque l'administration
démontre par présomptions ou par d'autres moyens de preuve
visés à l'article 340 et à la lumière de
circonstances objectives, qu'il y a abus fiscal. »
Un
deuxième paragraphe précise la notion d’abus
fiscal :
«
Il y a abus fiscal lorsque le
contribuable réalise, par l’acte juridique ou l’ensemble
d’actes juridiques qu’il a posé, l’une des
opérations suivantes :
1)
Une
opération par laquelle il se place en violation des objectifs
d’une disposition du présent Code ou des arrêtés
pris en exécution de celui-ci, en-dehors du champ d’application
de cette disposition ; ou
2) Une opération par laquelle il
prétend à un avantage fiscal prévu par une disposition
du présent Code ou des arrêtés pris en exécution
de celui-ci, dont l’octroi serait contraire aux objectifs de cette
disposition et dont le but essentiel est l’obtention de cet avantage.
Cette
notion d’« abus fiscal » est
particulièrement inquiétante, car elle ratisse très
large. Trop large. Dans une circulaire
au contenu effrayant, le ministre des finances ne laisse planer aucun doute
sur ses intentions : « requalifier » tous azimuts,
et prélever un maximum d’impôts.
La presse au service du pouvoir
Dans un
premier temps, servile, la presse subsidiée se réjouit :
enfin, les vilains fraudeurs vont être punis, dit-elle en substance.
Commettant par là deux erreurs. L’une
est factuelle, l’autre conceptuelle.
La
première erreur est factuelle : les gens
« punis » par l’article 344 ne sont pas des
fraudeurs. En effet, la fraude suppose le non-respect de la loi. Or, les cibles
de l’article 344 respectent la légalité, puisqu’ils
pratiquement l’évitement licite de l’impôt.
Même l’administration le reconnaît dans cette circulaire de
combat, puisqu’elle admet que les délais de prescription sont de
trois ans (contre sept en cas de fraude).
La
deuxième erreur est conceptuelle : tout le monde pense, et le
discours politicien relayé servilement entretien l’illusion, que
la disposition ne vise « que les fraudeurs ».
Il faudra
presque un mois pour que la façade se lézarde. Aujourd’hui,
dans la presse belge, apparaissent des articles
catastrophistes suivis de pathétiques
tentatives de réassurance par des politiciens visiblement pris au
dépourvu. Mais quels politiciens ? Pas les principaux
instigateurs de la modification incriminée. Regardez le dernier
article ou encore celui-ci :
qui monte au créneau ? Le ministre
des finances ou son chien fidèle,
le secrétaire d’État à la lutte contre la fraude
fiscale ? Que nenni ! Le ministre des pensions. Qui n’a donc,
à proprement parler, aucune compétence officielle en
matière d’impôts sur les revenus. Quelle valeur accorder
à sa déclaration, quand les auteurs des changements se gardent
bien, de leur côté, de rassurer qui que ce soit ?
Arbitraire, quand tu nous tiens
En fait, ce
qui fait très peur dans toute cette histoire se résume en un
mot : l’arbitraire. C’est simple : le nombre de cas
à tomber sous le coup de l’article 344 est tellement vaste
qu’il faudra faire un tri sous peine d’engorger
complètement les tribunaux (les contribuables ne vont pas se laisser
tondre sans réagir et on peut prévoir une recrudescence des
procès). Or, qui dit « tri », dit forcément
arbitraire. Certains comportements seront poursuivis, d’autres non. Non
en vertu d’une loi ou d’un Arrêté Royal, mais en
vertu du bon plaisir du ministre des finances et de ses sbires de
l’administration. Ils pourront donc changer d’objectif au
gré du vent ou de l’état des finances publiques.
L’arbitraire fiscal entraînera, au cours des prochaines
années, une augmentation notable de l’insécurité
juridique. Du moins jusqu’à ce que les premières affaires
aboutissent devant la Cour de Cassation, dont on peut espérer
qu’elle remettra alors le gouvernement au pas. Mais en attendant, quel
gâchis !
|