Il est maintenant de notoriété publique qu’en Europe, la France jouit d’une natalité extraordinaire : outre un ratio de 1,87 enfants par femme, envié par les autres pays européens, son efficace administration statistique y a clairement recensé 67 millions d’habitants avec une précision assez peu discutée. Mais ce n’est rien à côté de sa couverture sociale qui, de particulièrement généreuse, vient ces derniers jours de passer au niveau légendaire.
On apprend ainsi, par le truchement pratique d’un petit tweet de Charles Prats, magistrat qui a été en charge de la coordination de la lutte contre la fraude aux finances publiques au ministère des finances de 2008 à 2012, que notre vigoureux pays peut aussi s’enorgueillir de recenser 84,2 millions d’individus bénéficiant de près ou de loin de notre système social :
⭕️ Mail du directeur de cabinet du DG de l’INSEE rendu public par la sénatrice @senateur61 et la députée @CGrandjean54 qui explique qu’on a 84,2 millions de gens vivants dans notre système social dont 3,1 millions de centenaires en vie !!! #WalkingDead 🧟♂️🧟♀️ pic.twitter.com/WknllcMAV6
— Charles Prats ☥ن (@CharlesPrats) September 3, 2019
67 millions de ressortissants français d’un côté, 84,2 millions de bénéficiaires de la Sécu de l’autre, pas de doute : manifestement, une petite partie du monde ne se contente plus de nous envier notre système social, il en profite directement…
L’analyse des chiffres laisse quelque peu dubitatif : sur ces 84 millions de personnes effectivement réputées vivantes (sur les 110 millions qu’enregistre le système), 3,1 millions sont officiellement centenaires, 11,9 millions de personnes nées à l’étranger ont été bénéficiaires de prestations sociales alors que l’INSEE n’en compte que 9,5 millions maximum, et 11.000 n’ont pas de patronymes. Non, décidément, il y a un petit souci quelque part…
La stupeur est presque totale.
Un tel niveau d’erreur semble totalement incompréhensible. Pensez donc : lorsqu’on avait appris, en décembre dernier, que 1,8 millions de numéros de sécurité sociale avaient été frauduleusement attribués, toute la garde et l’arrière-garde bien-pensante du pays s’étaient levées d’un seul coup, hashtag #YaPasDeFraude au poing, pour dénoncer d’évidentes erreurs de calcul et une instrumentalisation de ces chiffres par les méchants qui visent à détruire cet acquis social indépassable.
Dès lors, alors que ces chiffres d’un pré-rapport du Sénat sur la question ne viennent que de sortir, on se doute que l’enquête sera âpre, profonde et donnera lieu à moult débats animés. D’ailleurs, deux parlementaires ont déjà lancé quelques propositions comme celle de limiter la durée de vie d’une carte vitale.
Compte-tenu des droits auxquels ces cartes ouvrent, il est en effet relativement étonnant que ces dernières ne soient pas un tantinet plus sécurisées comme – au hasard – les passeports, les cartes d’identité ou même les cartes bancaires qui ont, tous, des dates d’expiration. Ainsi, demander un renouvellement régulier (tous les deux ou trois ans par exemple) de ces cartes par les personnes titulaires (ou son tuteur légal) ne semble ni insurmontable ni dispensable lorsqu’on voit la dérive constatée ces derniers jours. Imaginer que la plupart des 3 millions de centenaires réputés en vie n’ont en réalité aucun droit à un numéro ou à une carte ne demande pas un gros effort d’imagination dans un pays où le recensement officiel de l’INSEE ne compte effectivement que 21.000 personnes âgées de 100 ans ou plus.
Demander une preuve de vie crédible n’apparaît pas trop indécent, d’autant que le coulage constaté (16 millions de numéros en trop sur 67 millions de Français) frôle dangereusement les 24%. Devant ce constat, on pourrait gloser sur la solidité relative des systèmes informatiques qui aboutissent à ces écarts assez monstrueux. Manifestement, l’INSEE, en fournissant un suivi relativement précis du nombre de Français, parvient à réaliser ce qui semble hors de portée des caisses d’assurance maladie françaises. (Au passage, on se demandera comment l’administration fiscale, lors du passage au prélèvement à la source, a relevé le défi de ne supporter aucun bug massif. Parions à ce sujet un dénouement intéressant dans les prochains mois, voire les prochaines années si le tapis sous lesquels sont poussés les problèmes est assez souple…)
En attendant, on peut se demander ce qui va maintenant se passer, une fois ces chiffres connus.
Quelle analyse sera tentée ?
Certains évoquent bien sûr une « fraude de réseaux » parce que la naïveté, en République du Bisounoursland, se frotte ici un peu trop fort les fesses contre le dur crépi de la réalité : eh oui, il est difficile d’imaginer que ces millions de numéros ou de cartes vitales surnuméraires sont toutes de simples erreurs malencontreuses de l’administration sociale (sauf à la faire passer pour complètement incompétente), et il convient alors d’admettre qu’il y a bien une partie au moins qui correspond à une fraude d’une belle ampleur, ce qui suppose une organisation un minimum rodée tant on imagine mal plusieurs centaines de milliers de petits malins dénichant tous discrètement la bonne méthode afin d’obtenir qui un numéro, qui une précieuse carte sans que la manip soit largement éventée…
Dès lors, comment écarter complètement des complicités au sein même de cette administration ? Pire : peut-on vraiment repousser l’idée que les bénéfices de cette fraude s’étendent bien au-delà des seuls fraudeurs ? En effet, bien utilisées, ces numéros et ces cartes permettent à toute une économie de continuer à fonctionner, depuis des consultations jusqu’à des prescriptions en passant par différents examens qui, tous, génèrent chiffre d’affaire, donc taxes, impôts et cotisations diverses… Dans le cadre d’une économie socialiste et keynésienne où la dépense la plus généreuse semble toujours nécessaire pour garantir l’avenir, cet arrosage de prestations sociales n’est plus seulement une fraude, c’est aussi un puissant incitatif économique, social, citoyen et solidaire que beaucoup trop de politiciens aux notions vacillantes d’économie trouveront séduisant.
Il n’en reste pas moins que les chiffres laissent pantois : si l’on tient compte du fait que la consommation annuelle moyenne de soins par individu en 2012 – avant prise en charge – était en moyenne de 1.280€ pour les 25 à 45 ans et de 6.000€ pour les plus de 75 ans, selon la Direction des statistiques du ministère de la Santé, et en considérant avec bienveillance qu’une faible partie des centenaires surnuméraires font effectivement appel aux services disponibles grâce à ces enregistrements, on se retrouve rapidement avec des centaines de millions voire des milliards d’euros qui sont dépensés on ne sait où au frais du cotisant.
Avec le même raisonnement pour les autres 13 millions de surnuméraires rigolos, on peut facilement ajouter autant de millions d’euros annuels qui permettent de corroborer les précédentes estimations du montant de la fraude dont on parle ici, soit plusieurs centaines de millions d’euros (on l’évaluait à plus de 800 millions en 2014) ; Charles Prats évoque quant à lui plusieurs dizaines de milliards d’euros dans son entretien au Figaro…
Indépendamment des chiffres, lorsqu’on sait que le déficit enregistré par les organismes sociaux de santé français s’établit déjà autour de 4 milliards d’euros qui s’ajouteront au 100 milliards de dette encore active, on comprend l’urgence qui existe à remettre enfin de l’ordre dans les comptes de ces organismes dont les prélèvements n’arrêtent pas d’augmenter et de peser lourdement sur l’économie française.
Bien évidemment, il est beaucoup plus simple et politiquement moins périlleux d’augmenter les cotisations et d’accroître la pression sur les cotisants que débusquer les réseaux de fraudeurs. De même, il sera beaucoup plus facile de multiplier les contrôles idiots, la paperasserie inutile et les vexations administratives pour les assurés sociaux honnêtes, que de faire un audit précis des pratiques, procédures et modes de travail au sein des administrations concernées et tenter de les optimiser voire (horreur syndicale !) de les remettre à plat complètement.
On peut donc raisonnablement parier, à l’instar de ce qui se passe partout en France depuis quelques décennies, que la découverte de ces fraudes accroîtra la misère subie par les gens honnêtes et que rien ne changera ou presque pour les fraudeurs.
Ce pays est foutu.