Alors
qu’on annonce une
version française du Huffington Post
pour novembre 2011, le quotidien France Soir, placé sous sauvegarde du
Tribunal du Commerce de Paris, pourrait bien être en train de vivre ses
dernières heures. Contraste
cruel, mais riche d’enseignements… à condition de ne
pas se tromper de coupables.
Ni un cas isolé, ni un journal comme les autres
Les
difficultés du grand quotidien, racheté en janvier 2009 par le
russe Alexandre Pougatchev, n'auraient en elles-mêmes pas grand
intérêt s'il s'agissait d'un cas isolé. C'est en effet
l'ensemble de la presse écrite française qui est en proie
à une crise sans précédent.
Pas grand
intérêt non plus si France Soir n'était qu'un journal
parmi d'autres. S'il ne s'écoule plus qu'à 70 000 exemplaires,
contre deux millions à la belle époque (en 1970), le
célèbre quotidien garde bonne réputation. Les gens
n’achètent plus France Soir, mais ils tiennent à ce
qu’il reste en vitrine.
Pougatchev, les
« gratuits » et Internet : seuls coupables ?
C'est au
moment de « tirer des leçons » qu'il faut
être le plus prudent. Et sur ce point précis, les commentateurs
négligent deux points importants.
Premièrement,
ils ont tendance à faire endosser à la seule direction de
France Soir – et à son propriétaire Alexandre Pougatchev
– toute la responsabilité du désastre. Bien sûr, les
relations difficiles entre les « chefs » de France
Soir, les limogeages à répétition et les ambitions de M.
Pougatchev (qui rêvait d’un Bild
à la française) ont desservi le journal. Mais tout cela ne
faisait que s’ajouter à la méfiance des journalistes
– autrement dit de la « base » –
vis-à-vis d’Internet, pour eux synonyme de chômage.
Les
difficultés du journal s’expliquent donc également par
l’opposition des journalistes à une modernisation qui signerait
leur arrêt de mort, et non plus seulement, comme on le laisse entendre,
par les mauvais choix de M. Pougatchev.
Deuxième
point important : les raisons de la crise que traverse la presse
écrite en France. En expliquant cette dernière par la
concurrence des gratuits et d'Internet, ceux qui aujourd'hui commentent les
difficultés de France Soir mettent certes le doigt sur quelque chose
d'essentiel. Mais cette explication permet également d'imputer aux
seuls « challengers » les conséquences de la
crise, et de passer ainsi sous silence ces tares de la presse quotidienne
(corporatisme, amateurisme, partialité…) qu'évoquait Jean-Pierre
Tailleur il y a bientôt dix ans. Car le « maljournalisme » peut, lui aussi, faire
baisser les ventes en décevant les lecteurs.
La concurrence en accusation
Du reste, y
a-t-il concurrence entre un quotidien comme France Soir et les pure players, ces medias comme Rue89, Slate ou Mediapart, qui n’existent que sur Internet ?
Non, si le
premier prétend – comme est censé le faire un grand titre
– tirer son épingle du jeu. Auquel cas il faut en déduire
que France Soir a perdu sa valeur ajoutée, le lecteur s'étant
tourné vers d'autres médias. Si, a contrario, il y a
concurrence, reste à prouver qu'elle est déloyale. Ce n'est le
cas ni des pure players, ni des bloggers.
En revanche,
ce sera le cas de la presse écrite française si elle continue
de s'appuyer sur les aides de l'État et les exonérations
fiscales pour persister dans une voie contre-productive et
stratégiquement suicidaire. A
Rue89, on critique « l'oligarque russe », qui
malgré ses belles promesses conduit France Soir à sa perte
« après avoir raflé un paquet de
subventions ». On oublie qu'en France, c'est l'ensemble de la
presse écrite qui touche de telles subventions.
Alexandre
Pougatchev pouvait-il redresser la barre ? Peut-être, s’il
avait adopté une stratégie numérique plus adaptée
au marché (suivant l’exemple
récent du Figaro), et cela, les commentateurs en ont bien
conscience. On peut toutefois regretter qu’une fois de plus, ces
derniers aient imputé les difficultés d’un journal
à la concurrence et aux mauvais choix de la direction,
n’évoquant ni l’entêtement stérile de leurs
confrères ni la qualité de leur travail.
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