Se
lançant de facto dans une opération déguisée
d’assouplissement quantitatif, la BCE gagne du temps car
c’est tout ce à quoi elle peut prétendre. En
décembre, elle a prêté en quantité
illimitée et à trois ans des fonds aux banques et
s’apprête à renouveler l’opération à
la fin du mois ; mais si ces injections massives de liquidités
contribuent à détendre actuellement les marchés, elles
ne règlent en rien la crise de solvabilité des
établissements financiers et ne font pas progresser le
désendettement des États.
La
BCE est donc confrontée à ses propres limites. Si elle peut
soulager la crise de liquidités des banques et rassurer les
investisseurs, elle ne peut pas les recapitaliser. Dans le contexte peu
favorable d’une Europe plongeant dans la récession, le
remboursement de ses prêts dans trois ans fait déjà
question.
Aux
banques, il est déjà demandé de consentir une
décote sur la dette grecque, pour celles qui en détiennent, et
d’augmenter leur ratio fonds propres/engagements tout en maintenant le
niveau du crédit. Le Comité de Bâle a
bien accepté d’assouplir son calendrier, mais l’EBA
(l’Autorité bancaire européenne) a ses exigences
particulières, à échéance de juin prochain,
tandis que dans le cas de l’Espagne, où le secteur bancaire est
particulièrement atteint, le gouvernement a les siennes pour les deux
ans à venir. Des choix sont inévitables et l’on pressent
que l’amélioration du ratio en question va une fois de plus en
faire les frais, sans garantir pour autant – comme on le constate
déjà – la poursuite du crédit aux mêmes
conditions. La recapitalisation des banques se passe au forceps en Italie et
en Espagne, tandis que dans les pays assistés les prêts des plans
de sauvetage y pourvoient sur fonds publics.
Le
pari du remboursement dans trois ans de la BCE est de même nature que
celui qui est tenté avec les plans de sauvetage des Etats.
Ceux-ci ne sont pas non plus éternels, et il faudra bien à un
moment donné retourner sur le marché obligataire, ainsi que
rembourser les prêts du FMI et ceux que l’Union européenne
a garanti.
Les
analystes pressentent déjà que le Portugal ne sera pas en
mesure de le faire, sans parler de la Grèce, pour laquelle leur
conviction est faite : le remboursement des prêts y est à haut
risque, ce qui explique la tentative de dernière heure d’Angela Merkel et Nicolas Sarkozy de garantir en priorité
le service de la dette grecque par un système de compte bloqué
où seraient versées les aides. Ainsi que le retour de mesures
de mises sous tutelle de la Grèce, à laquelle
s’apparentent également les fréquents séjours
prolongés de délégations de la Troïka dans
les pays sous assistance. L’affaire s’annonce elle aussi
problématique.
Le
pari général du retour à la normalité repose sur
un autre pari, qui le rend très incertain, car la stratégie
poursuivie plonge l’Europe globalement dans la récession, avec
pour conséquence d’amoindrir les rentrées fiscales des
Etats et de réduire les résultats des établissements
financiers. Ce qui rend plus lourd le désendettement des uns et la
recapitalisation des autres. Il repose sur un acte rédempteur : la
croyance qu’une forte purge est indispensable pour que la machine
reparte comme avant.
Sans
même en discuter du bien fondé, le
rythme inégal des deux processus engagés fait problème :
le désendettement public va réclamer plus de temps que la date
prévue de retour sur le marché des États qui
bénéficient d’un plan de sauvetage n’en
octroie. Suggérant sans attendre qu’ils devront
être prorogés, les dettes correspondantes restructurées
et leurs échéances repoussées.
Si
cela devait se confirmer, comme vraisemblable, cela impliquerait le
renouvellement des soins palliatifs mis en place pour les uns et les autres,
inaugurant un fonctionnement nouveau du capitalisme. Aboutissant au
renforcement de la responsabilité financière de
l’État au moment même où il est prévu de
tailler dans ses missions et où les banques centrales nationales sont
fragilisées. Car, au sein de l’Eurosystème,
celles-ci se sont vu confier par la BCE la responsabilité de prendre
en pension le collatéral des banques en contrepartie de ses
prêts et de fixer le seuil auquel il est accepté.
Mais
ce qui s’annonce est-il tenable ? L’opacité du
système financier continue de rendre impossible toute prédiction
quant au calendrier et au mécanisme du prochain craquement. Le
désendettement public et privé va être
étalé dans le temps, grâce à l’empilement de
nouvelles dettes, mais les garanties offertes en contrepartie par les
établissements financiers sont de moins en moins de qualité et
le remboursement des prêts aux États n’est pas assorti de
celles-ci. Le nouvel édifice n’est pas d’une grande
solidité, il y a dans cette stratégie tout de la fuite en
avant.
L’avenir
ne se joue pas seulement sur ce terrain, les conséquences sociales
d’une austérité de longue durée et des
réactions qu’elle suscitera sont méconnues.
L’avènement sans heurts d’une longue période de
désendettement et de récession est loin d’être
garanti, étant donnés les obstacles de toute nature qui peuvent
surgir.
La
situation actuelle est inédite, tant en raison de l’ampleur sans
précédent de la bulle des dettes que de sa
généralisation à l’ensemble des pays
développés. Or, elle est traitée avec des moyens
sans rapport avec sa dimension, qui ne permettent ni de la résorber
franchement, ni de relancer l’activité économique sur de
nouvelles bases, afin de ne pas reproduire le même sempiternel
schéma que certains voudraient ériger en loi intangible. Notre
destin serait alors d’aller de bulle en bulle, dont la constitution
resterait toujours mystérieuse et dont il faudrait à chaque
fois subir les effets de leur éclatement.
Le
mécanisme est atteint, le temps est venu d’en changer. En
engageant auparavant une restructuration à grande échelle de la
dette, publique et privée afin de partir sur des bases saines. Ce qui
réduirait brutalement la taille d’un système financier
hypertrophié qui ne trouve plus ses points d’appui après
avoir épuisé les bienfaits d’une ingénierie
financière qui prétendait annuler le risque.
Cette
issue est impensable pour les tenants d’un capitalisme financier qui ne
veulent pas en démordre et conservent les clés du pouvoir
politique. Il est préférable pour eux d’agiter comme un
repoussoir l’hypothèse du chaos. Une telle éventualité
étant absente de leur corps de doctrine, les études sur
l’art et la manière d’y parvenir de manière
ordonnée font par voie de conséquence défaut, permettant
d’affirmer qu’il n’y a pas d’autre issue que celle
qu’il est sommé de suivre. C’est le bouchon qui doit
sauter.
Restructurations
ordonnées de la dette publique grecque d’un côté et
de la dette privée espagnole de l’autre, le chemin est
ébauché qu’il va falloir élargir.
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