La Suisse, comme tout le monde
le sait, s’est échappée de l’orgie folle qu’est le système financier moderne
par la porte de derrière. Et les autres participants commencent aussi à se demander
s’il n’est pas temps de collecter leurs vêtements et de marcher sur la pointe
des pieds jusqu’à la sortie.
Puisque les Suisses ont une
place importante dans le monde de la finance, il est facile d’oublier à quel
point leur pays est petit : huit millions d’habitants sur un territoire
de 40.000 kilomètres carrés (moins d’un dixième de la France), et quelques
produits d’exportations intéressants mais en rien essentiels comme les
montres, le chocolat et les médicaments. Mais sur le plan bancaire, la Suisse
est un Béhémoth. Elle est traditionnellement la destination de l’argent en
quête d’un endroit où se cacher, qu’il s’agisse de l’or dérobé par les Nazis,
les recettes fiscales volées par les kleptocrates ou le capital personnel
amassé par des individus raisonnables qui vivent en des lieux peu
raisonnables ; la Suisse a des siècles durant été aussi rassurante – et
ennuyeuse – qu’un comptable vieillissant.
En d’autres termes, les
Suisses sont des fournisseurs de stabilité financière, un rôle qui nécessite
une devise dure comme pierre et une attitude prévisible. Le franc a, en
conséquence, longtemps été la seule devise à conserver sa valeur face à l’or.
Mais ce caractère attrayant
est devenu il y a quelques années une obligation, alors que les défauts de l’euro
éclataient au grand jour et que le capital du reste du continent commençait à
prendre la fuite vers la Suisse, faisant flamber la valeur du franc et
menaçant les exportateurs suisses sur les marchés globaux. Ce qui s’est passé
ensuite est connu de tous, et je n’y reviendrai pas ici
Les Suisses ayant réduit leurs
(considérables) pertes et repris le contrôle de leurs politiques monétaires,
les citoyens du restes du monde ont eu à faire face aux conséquences de 1)
leurs propres politiques financières et 2) leur décision de parier sur
l’abandon par la Suisse de siècles de tradition en permettant à sa devise de
s’évaporer aux côtés des autres morceaux de confetti qui se font aujourd’hui
passer pour de l’argent. En voici quelques exemples :
· Les hedge
funds et institutions qui parient – grâce à leurs effets de levier – sur la
dépréciation du franc en parallèle à celle de l’euro.
· Les
propriétaires qui bien qu’ils vivent dans d’autres pays ont contracté un prêt
immobilier en francs suisses, comme par exemple les polonais
· Les
villes d’autres pays qui ont emprunté des francs suisses, notamment un bon
nombre de villes françaises
· Et les
grosses banques qui ne pouvaient pas procéder assez rapidement à des
opérations de change face à la poussée du franc.
Et souvenez-vous que la saga
du franc suisse n’est que l’un des trois coups majeurs qu’a subi le monde ces
quelques derniers mois, les deux autres étant la poussée du dollar et
l’effondrement du pétrole. Les banques, les hedge funds et les particuliers
du monde sont tenus d’assumer ce qui représente cumulativement plusieurs
trillions de dollars de papier toxique, et l’entrelacs de ces trois éléments
de volatilité rend toute estimation impossible avant les faits.
Voici cependant quelques
questions et remarques concernant la Suisse :
Est-il possible de se
rendre face à une guerre des monnaies ?
C’est effectivement ce qu’ont
fait les Suisses. A partir d’aujourd’hui, ils disposeront de leurs propres
politiques monétaires et feront de nouveau de la stabilité leur objectif
premier. Mais qu’arrivera-t-il à leurs exportateurs, qui jouent en Suisse un
rôle bien plus important qu’ailleurs ? Le maintien d’une devise forte
dans un monde de devises faibles génèrera-t-il des vagues de récession qui
paralyseront des pans entiers de la société, devenus trop chers pour les
marchés globaux ? Ou est-ce que la Suisse, après une période
d’ajustement, pourra devenir une île de tranquillité dans une mer de
chaos ? C’est une question sérieuse dont la réponse n’est pas si
évidente.
La zone euro a-t-elle
besoin du QE maintenant que l’euro s’est effondré ?
La raison pour laquelle une
banque centrale achète des obligations grâce à de la monnaie fraîchement
créée est de faciliter l’emprunt pour les citoyens. Mais une devise en déclin
a la même conséquence, et l’euro a déjà perdu 20% en un an. Tous ceux qui ont
emprunté des euros doivent désormais rembourser leur prêt dans une devise
moins chère, et les exportations européennes sont bien plus attrayantes
aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en 2013. Il est donc possible que Mario
Draghi ait encore une fois obtenu ce qu’il voulait en se contentant de
parler, et sans avoir eu à faire quoi que ce soit de dangereux.
Ou est-ce que l’euro est
simplement perdu et finira par s’effondrer sous le poids de ses propres
contradictions ? Est-ce que les élections grecques pourraient mettre fin
au rêve collectif ? Et qu’arrivera-t-il au franc face à la fuite de
capital qui se développera au retour des drachmes, des lires et des pesetas ?
Pourra-t-on un jour
refaire confiance aux banques centrales ?
Cette question est bien
entendu la plus importante, puisque le système financier dans son ensemble,
depuis la gestion des passifs non-capitalisés par les gouvernements grâce à
l’emprunt de quantités illimitées de capital, jusqu’au rachat d’actions par
les corporations grâce à des fonds empruntés, et aux spéculateurs qui cachent
des trillions de dollars de dérivés à la vue de tous, dépend de l’omnipotence
des banques centrales. Si la volonté ou la capacité de la Fed, de la BCE ou
de la Banque du Japon à continuer la partie était remise en question, alors
la partie s’arrêterait aussi rapidement que le carry trade du franc suisse.
La différence ne sera que l’échelle.