On l’a vu : la France est en pointe dans l’innovation, tant qu’elle est fiscale. En revanche, la route vers le progrès et l’augmentation du pouvoir d’achat des Français est notoirement plus cahoteuse lorsqu’il s’agit des nouvelles technologies et de leur impact sur leur vie de tous les jours.
On a vu récemment que Facebook, Google, Expedia, Uber, Airbnb, Twitter et j’en passe étaient régulièrement la cible des vitupérations des uns et des autres, qui pour des raisons fiscales, qui pour des raisons corporatistes. Il y a quelques jours, on lisait, un tantinet stupéfait, les réactions gênées de dirigeants d’associations caritatives d’aides aux étrangers devant leur uberisation par des applications mobiles développées sur le pouce.
À l’évidence, dès lors que de l’argent rentre en jeu et que la donne légale est largement bousculée par l’arrivée de nouvelles technologies, ceux qui se trouvent au bout du robinet finissent toujours par rouspéter de la baisse de débit, reporté qu’il est vers d’autres tuyauteries.
On pourrait croire que lorsqu’il n’y a pas d’argent en jeu, les choses se passent mieux. Nous sommes en France, il n’en est donc rien. Même le gratuit est sujet à une évaluation millimétrée de la part de l’ensemble des corps administrés qui veilleront, jusqu’à leur dernier souffle, à la bonne marche de la société vers un monde rigoureusement égalitaire, proprement rangé dans des boîtes correctement étiquetées dont rien ne dépasse, avec pour chacune son cerfa et l’attestation que les taxes et autres ponctions ont toutes été correctement payées avant l’enterrement.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, on apprend que l’ultra-célébrissime Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes — sans qui le consommateur français, ruminant paisible mais très influençable, serait déjà mort douze fois d’intoxications, de concurrence déloyale et de fraudes diverses — vient d’intervenir avec sa souplesse habituelle de ninja chez la start-up française Booxup, spécialisée dans l’échange de livres.
Que fait Booxup qui mérite ainsi que l’auguste administration se penche de tout son poids sur son cas ? En fait, Booxup propose une application de partage de livres papier : celle-ci permet d’enregistrer les titres de sa bibliothèque personnelle, de consulter celle des autres utilisateurs, et lorsqu’un livre intéresse l’utilisateur, d’entrer en contact avec lui pour le rencontrer et faire un emprunt voire – soyons fous – un échange.
C’est peut-être la présentation, succincte, de l’application en ligne sur le site d’Apple qui a déclenché la visite-surprise de la DGCCRF dans les locaux de la start-up : « Trouve des milliers de livres gratuits autour de toi, dans toutes les langues ». Gratuits ? Allons, cela cache forcément un partage frauduleux d’informations électroniques via des procédés que ne renient pas les nazis, les pédophiles ou les terroristes dans la Daesh, ce qui mérite amplement une action musclée. Ou, à défaut, il s’agit encore d’une tentative de frauder le fisc, la TVA ou le vivrensemble républicain entièrement fondé sur l’une ou l’autre déclaration officielle, dûment tamponnée par un officier administratif assermenté et pointilleux, et dont l’absence manifeste ne peut que laisser soupçonner les pires atteintes au lien social.
En tout cas, des gens qui utilisent des smartphones pour se géolocaliser et s’échanger des livres, sans passer ni par l’État, ni par une association lucrative sans but, ni une administration centralisée ou une bibliothèque municipale correctement subventionnée, c’est extrêmement louche et justifie amplement une enquête. Nous sommes en France, elle sera déclenchée par une petite délation d’un concurrent (un professionnel du livre, « distributeur, diffuseur ou éditeur, nous n’avons pas pu connaître son identité » expliquera David Mennesson, cofondateur de l’application).
Enquête qui se traduit par la descente, pouf, au débotté, d’un inspecteur de la DGCCRF. Et pas n’importe lequel : il s’agit d’une mission forcément délicate, avec de la technologie numérique complexe, du bit et de l’octet par paquets, qui sent fort le oueb deuzéro, les réseaux sociaux et ce genre de trucs trop complexes pour être laissé à un débutant de la belle Direction Générale. C’est donc le même inspecteur qui s’est vu confier le douloureux dossier Uber qui se chargera d’aller voir la start-up et de vérifier que cette sulfureuse application d’échange de livres ne cache pas une opération de traite des blanches, de trafic de drogue ou d’armes, si courante derrières les applications numériques disruptives.
Parce qu’en y regardant de près, oui, Booxup pourrait bien être disruptif : en facilitant le prêt de livres entre particulier, avec éventuellement une dimension commerciale, Booxup pourrait représenter une menace croissante à l’encontre de l’industrie de l’édition et de la diffusion de livres. Et dans DGCCRF, le premier C concerne justement la concurrence que le vivrensemble entend étouffer gentiment derrière les mille et uns édredons moelleux de la législation qui se traduiront donc ici par une « enquête préventive » débouchant sur deux procès verbaux (avant, n’en doutez pas, des procès en bonne et due forme), le premier sur les « liens avec les grands éditeurs informatiques, comme Google, Amazon… » et le second sur les « ambitions et le modèle économique » de Booxup, parce qu’après tout, c’est bien à cette Direction Générale de se mêler de ce genre de choses.
Pour le moment, donc, la petite start-up qui a le toupet de vouloir « créer du lien social » par son application en mettant les lecteurs en relation, et favoriser l’échange de culture gratuitement, pourra continuer son activité subversive sous l’œil scrutateur de la DGCCRF en attendant ses conclusions.
Pendant ce temps, le Français lambda ne pourra s’empêcher de noter qu’encore une fois, l’État travaille pour lui en déboulant comme un chien dans un jeu de quilles dans une entreprise considérée a priori comme vilainement disruptive, qu’il le fait à la suite d’une délation, que cette enquête d’une administration zélée fera beaucoup de bien à cette entreprise (la gestion de cet événement par les fondateurs, l’intervention de l’avocat de la société, tout ça, bien sûr, est gratuit et ne représente absolument pas une dépense inutile pour une jeune société en plein démarrage) et qu’enfin, il fallait bien cette démonstration de force (essayez, pour rire, d’envoyer balader l’inspecteur arrivé par surprise pour pouvoir vous chopper en pleine préparation de votre poudre de licorne prohibée) pour que la société vive en paix. Dès lors, le Français lambda sera rassuré et pourra s’écrier, joyeux :
« Pas de doute, c’est exactement ce dont la France a besoin ! »
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