Le 4 février 2012, nous avons assisté
à une nouvelle controverse à propos des civilisations. Lors
d'un colloque organisé par le syndicat étudiant de droite Uni,
le ministre de l'Intérieur Claude Guéant avait
déclaré :
« Contrairement à ce que dit
l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations
ne se valent pas. Celles qui défendent l'humanité nous
paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui
défendent la liberté, l'égalité et la
fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui
acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou
ethnique. »
Pour certains, la comparaison des civilisations est
synonyme de hiérarchisation des peuples. Un discours inacceptable.
Pour d’autre, le fait de mettre toutes les civilisations sur un
même pied d’égalité est synonyme de relativisme.
Tout aussi inacceptable. Peut-on sortir de l’opposition entre un universalisme
occidental, aveugle à la richesse variée des cultures et la
dissolution de l’universel dans un relativisme multiculturel qui finit
par tout justifier ? Ce débat n’est pas nouveau, il avait
déjà opposé il y a quelques années deux
universitaires américains, Samuel Huntington et Francis Fukuyama.
Après avoir présenté leur thèse respective, nous
tenterons de proposer une analyse critique.
Fin
de l’histoire ?
L’effondrement de l’empire soviétique
en 1989 pouvait laisser présager une ère d’apaisement par
l’unification des peuples autour du modèle occidental de la
démocratie libérale. Et dans l’euphorie
générale, nombreux sont ceux qui ont pensé que nous
allions assister à la réalisation d’une civilisation
universelle.
Ainsi selon Francis Fukuyama, qui fut conseiller
auprès du président Bush et se rendit célèbre en
écrivant La Fin de l’Histoire ou le Dernier Homme (1992, Champ,
Flammarion), ce qui caractérise notre époque, c’est une
« homogénéisation croissante de toutes les
sociétés humaines ». Le consensus croissant autour
des droits de l’homme, de la démocratie et de
l’économie libérale constituerait une sorte de
« point final de l’évolution idéologique de
l’humanité ». Et la démocratie, toujours selon
Fukuyama, contient le principe d’une pacification des relations
humaines : « La démocratie libérale remplace le
désir irrationnel d’être reconnu comme plus grand que
d’autres par le désir rationnel d’être reconnu comme
leur égal. Un monde constitué de démocraties
libérales devrait donc connaître beaucoup moins
d’occasions de guerres puisque toutes les nations y
reconnaîtraient réciproquement leur légitimité
mutuelle ». Le village planétaire devrait donc constituer
l’horizon du XXIème siècle.
En apparence, la fin des blocs et la mondialisation des
échanges économiques semblent donner raison à Fukuyama.
Cependant, cette mondialisation n’implique en fait aucune unité
politique ou culturelle. Au contraire, on assiste depuis 20 ans à une
multiplication de conflits sanglants. La thèse de Huntington est
qu’en dépit des apparences, le monde évolue vers
l’éclatement plutôt que vers l’unification, vers les
clivages et les rivalités plutôt que vers la paix. Comment
comprendre un tel paradoxe ?
La
modernisation n’est pas synonyme d’occidentalisation
Professeur à l’université Harvard,
Samuel Huntington avait publié en 1993, en réponse à
Fukuyama, un article intitulé : The
clash of civilization? Devant l’ampleur
des réactions suscitées par son article, Huntington
écrivit en 1996 un livre traduit en français par Le choc des civilisations (Odile
Jacob). Ce livre fut considéré aux États-Unis comme la
contribution la plus importante à l’étude des relations
internationales depuis l’invention du concept de Guerre froide en 1947.
« Si le XIXème siècle a
été marqué par les conflits des États-nations et
le XXème par l’affrontement des idéologies, le
siècle prochain verra le choc des civilisations car les
frontières entre cultures, religions et races sont désormais
des lignes de fracture ».
Ce que montre Huntington tout au long de son livre,
c’est que « la modernisation n’est pas synonyme
d’occidentalisation ». Les peuples non occidentaux
connaissent un développement économique florissant mais ne sont
pas prêts à brader leurs valeurs culturelles et religieuses. La
suprématie de la langue anglaise, du dollar et du Big
Mac n’est qu’un phénomène superficiel qui n’a
pas d’influence en profondeur sur les sociétés. Prenons
par exemple l’affaire Rushdie. Ce n’est ni un scientifique, ni un
manager, ni un industriel que l’Islam a condamné, c’est un
écrivain qui a osé faire une lecture occidentalisée et
libertaire du Coran.
Ainsi, pour Huntington, la véritable clé
de l’histoire n’est pas d’ordre économique mais
d’ordre culturel. Ce n’est pas un postulat mais un constat.
« La réussite économique de
l’Extrême-Orient prend sa source dans la culture asiatique. De
même les difficultés des sociétés asiatiques
à se doter de systèmes politiques démocratiques stables.
La culture musulmane explique pour une large part l’échec de la
démocratie dans la majeure partie du monde musulman. »
(p.22)
La thèse repose donc sur le concept de
civilisation, qui se définit comme l’entité culturelle la
plus large avant l’unité du genre humain et se
caractérise essentiellement par la religion. À la suite de Max
Weber, d’Oswald Spengler, d’Arnold Toynbee et de Fernand Braudel,
précurseurs en la matière, Huntington compte huit civilisations
dans le monde actuel : les civilisations occidentale, islamique, orthodoxe,
chinoise, japonaise, hindou et latino-américaine, l’Afrique
apparaissant seulement comme une civilisation en formation.
De nombreux critiques ont reproché à
Huntington le manque de consistance du concept de civilisation, son
caractère artificiel au regard des conflits internes et des
disparités qui subsistent dans chacune de ces grandes unités.
Un tel découpage est-il pertinent ?
Au-delà du « choc des
civilisations », l'hostilité à la
société ouverte
En
réalité, s’il existe bien aujourd’hui un choc
frontal entre deux types de société, c’est d’abord
un choc entre société close et société ouverte.
D’un côté, il y a ceux qui veulent une
société théocratique, fondée sur la surveillance
et la censure. Et de l’autre, il y a ceux qui veulent une
société fondée sur la protection de toutes les
libertés individuelles, économiques, politiques et religieuses.
Ce conflit
transcende les appartenances religieuses puisqu’il existe aussi au sein
du monde islamique, entre une minorité de musulmans
éclairés et acquis à la modernité d'une part, et
une autre minorité fanatiquement intolérante d'autre part. Le
vrai ennemi de certains musulmans ralliés aux valeurs de la
société ouverte est donc bien l'islam traditionnaliste et non
l'islam ou les musulmans dans sa totalité.
Parmi les ingrédients qui alimentent le conflit
entre l’islam et l’Occident, il y a cette idée,
partagée par la plupart des dirigeants du monde occidental, que
l’universalité de leur culture et que leur puissance
supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir
d’étendre cette culture à travers le monde. Un tel
interventionnisme, même bien intentionné, ne peut que nourrir la
haine et le rejet de l’Occident. La politique étrangère
menée par l’Occident au nom des droits de l’homme
s’assimile le plus souvent à de l’impérialisme
masqué et ne conduit qu’à l’exacerbation des
conflits. La civilisation universelle sur le modèle occidental est un
mythe, mieux encore, une utopie dangereuse car elle suscite un sentiment
violent de rejet de la part de cultures qui se sentent bafouées.
L’Occident ne doit donc plus, comme par le
passé, tenter d’imposer sa civilisation au reste du monde. De
toute façon, la domination occidentale du monde qui a connu son
apogée au début du XXème siècle, touche
désormais à sa fin. La population occidentale ne
représente plus guère que 10% de la population mondiale.
Pourtant l’Occident ne doit pas non plus renoncer
à ses valeurs. Il doit au contraire chercher à en retrouver le
sens, sans dogmatisme idéologique. De plus, la coexistence culturelle
pacifique nécessite de rechercher ce qui est commun à la
plupart des civilisations et non pas de défendre les caractères
prétendument universels d’une civilisation donnée.
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