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L’harmonie sociale n’est
pas donnée mais acquise : la perfectibilité humaine
Les Harmonies économiques ont
connu deux éditions.
L'édition originale (Guillaumin
et Cie, Paris, 1850) contient dix chapitres. Dans le tome VI des
œuvres complètes, ces dix premiers chapitres ont
été complétés grâce aux notes et aux
ébauches laissées par Bastiat. Dans
la conclusion de l'édition originale de février 1850, Bastiat
nous avertit que son dessein est d'étudier le « mal
social ».
Car la liberté ne signifie
nullement que tous les intérêts humains sont toujours
harmonieux. En effet, dit Bastiat, l'intérêt personnel
crée tout ce par quoi l'homme vit et se développe : il stimule
le travail, il engendre la propriété et les échanges.
Encore faut-il préciser que ce développement n’est en
rien automatique. Il ne s’agit nullement d’une sorte de
déterminisme naturel ou historique, qui conduirait miraculeusement ou
mécaniquement à l’harmonie et au progrès. Le
même intérêt qui peut conduire à la
propriété par le travail peut aussi conduire à la
spoliation. Et engendrer aussi toutes sortes d’injustices. L'esclavage,
la guerre, les privilèges, les monopoles, l'exploitation de
l'ignorance et de la crédulité du public, les restrictions
commerciales, les fraudes commerciales, les taxes excessives, constituent
autant d'obstacles au développement économique des sociétés.
« Nous ne sommes certes pas
assez aveugle dit Bastiat pour nier l'existence du mal; mais voici ce que
nous pensons de son origine et de sa mission. Nous affirmons que le mal n'est
pas la conséquence naturelle des grandes lois providentielles qui ont présidé
à l'arrangement du monde moral aussi bien qu'à celui du monde
matériel. Le mal provient, au contraire, de ce que ces lois n'agissent
pas dans leur plénitude, de ce que leur action est troublée par
l'action opposée des institutions humaines. »
À ses
yeux, l'excellence du monde social ne consiste pas en ce qu'il est parfait, mais
en ce qu'il est perfectible, ce qui signifie que l'œuvre d'harmonie n'y
est jamais achevée. « En tout ce qui concerne l'homme, cet
être qui n'est perfectible que parce qu'il
est imparfait, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue
du mal, mais dans sa graduelle réduction. »
Le monde
social n'est donc pas immuable. Bien au contraire, il est en voie
d'évolution continuelle dans le sens de l'enrichissement des individus
et dans celui du nivellement des inégalités qui les
séparent. Mais les sociétés, précise Bastiat, ne
réussiront jamais à se maintenir et à s'améliorer
que par le travail et la liberté des échanges.
La critique de Keynes
Le « laissez-faire »
défendu par Frédéric Bastiat a été
interprété par beaucoup comme la croyance que les conflits
sociaux seraient résolus par l'intermédiaire d'un
mécanisme « naturel » d’origine divine, et par
conséquent indépendant des hommes. La critique de Keynes est
typique de ce genre d’interprétation caricaturale :
«
Débarrassons-nous tout de suite des principes métaphysiques et
des principes généraux invoqués par moments pour
justifier, le « Laissez-faire ». Il n'est pas vrai que les
individus possèdent un droit imprescriptible à une «
liberté absolue » dans leur activité économique.
Il n'existe aucune convention accordant un privilège éternel
à ceux qui possèdent ou à ceux qui acquièrent des
biens. Le monde n'est pas ainsi fait, les forces divines qui le mènent
ne veillent pas à ce que l’intérêt particulier
coïncide toujours avec l'intérêt général. Les
forces humaines qui y règnent, n'assurent pas davantage que ces
intérêts coïncident toujours en pratique et on ne peut
déduire avec raison d'aucun des principes d'économie politique que
l'intérêt privé, même lorsqu'il est bien compris,
assure toujours l'intérêt général ».
En réalité, Bastiat est
loin d’être aveugle. Il ne nie pas l'existence du mal comme nous
l’avons indiqué plus haut. Il affirme simplement que le mal
n'est pas la conséquence des grandes lois naturelles de l’ordre
social. Le mal provient, au contraire, de ce que ces lois n'agissent pas dans
leur plénitude, de ce que leur action est troublée par l'action
opposée des institutions humaines.
Le véritable sens du
Laissez-faire
« Tous
les intérêts légitimes sont harmoniques » écrit
Bastiat dès le début des Harmonies
Économiques. Or l’utilisation de l'expression « intérêts
légitimes » suggère bien que la poursuite des
intérêts subjectifs ne produit pas toujours l'harmonie, et
qu'une distinction doit être faite entre différents types
d'intérêts, selon des critères objectifs.
Ainsi, pour
prévenir toute équivoque, il précise bien que laissez
faire s'applique ici aux choses honnêtes, l'État étant
institué précisément pour empêcher les choses malhonnêtes.
Cela posé, il ajoute : « Il n'est pas vrai que la
liberté règne parmi les hommes; il n'est pas vrai que les lois
providentielles exercent toute leur action, ou du moins, si elles agissent,
c'est pour réparer lentement, péniblement l'action
perturbatrice de l'ignorance et de l'erreur. — Ne nous accusez donc pas
quand nous disons laissez faire; car nous n'entendons pas dire par
là: laissez faire les Hommes, alors même qu'ils font le mal.
Nous entendons dire: étudiez les lois providentielles, admirez-les
et laissez-les agir. Dégagez les obstacles qu'elles rencontrent
dans les abus de la force et de la ruse, et vous verrez s'accomplir au sein
de l'humanité cette double manifestation du progrès:
l'égalisation dans l'amélioration. » (Harmonies Économiques, Causes
perturbatrices)
Autrement dit
le mot « laissez faire » doit être compris
comme l’impératif de laisser agir ces lois, sans les troubler.
Selon qu’on s’y conforme ou qu’on les viole, le bien ou le
mal se produisent. Les intérêts sont harmoniques donc, pourvu
que chacun reste dans son droit, pourvu que les services
s’échangent librement, volontairement, contre les
services.
Conclusion
Pris ensemble,
ces arguments suggèrent que dans l'approche de Bastiat, l'harmonie ne
peut être atteinte que progressivement par l'élimination
progressive des erreurs humaines, sources du mal social : la
découverte d'un comportement honnête et responsable dans la
conduite de nos vies. Avec son projet de supprimer toute souffrance
individuelle ou sociale, c’est en fait le socialisme qui construit une
utopie optimiste. « L’homme, dit Bastiat, souffre et souffrira
toujours. Donc la société souffre et souffrira toujours. Ceux
qui lui parlent doivent avoir le courage de le lui dire. » Or nul
n’a parlé avec plus de courage, avec plus de
vérité, ni avec plus de profondeur, du mal social que Bastiat,
répondant ainsi par avance à l’objection fallacieuse
d’optimisme naïf.
Textes complémentaires
a) Contre
l’accusation d’optimisme
« En
vérité, il est difficile de comprendre comment on
répète sans cesse ces banalités : «
L’économie politique est optimiste quant aux faits accomplis ;
elle affirme que ce qui doit être est ; à l’aspect du mal
comme à l’aspect du bien, elle se contente de dire : laissez
faire. » Quoi ! nous ignorerions que le point de départ de
l’humanité est la misère, l’ignorance, le règne
de la force brutale, ou nous serions optimistes à l’égard
de ces faits accomplis ! Quoi ! nous ignorerions que le moteur des
êtres humains est l’aversion de toute douleur, de toute fatigue,
et que, le travail étant une fatigue, la première manifestation
de l’intérêt personnel parmi les hommes a
été de s’en rejeter les uns aux autres le pénible
fardeau ! Les mots Anthropophagie, Guerre, Esclavage, Privilège,
Monopole, Fraude, Spoliation, Imposture, ne seraient jamais parvenus à
notre oreille, ou nous verrions dans ces abominations des rouages nécessaires
à l’œuvre du progrès ! Mais n’est-ce pas un
peu volontairement que l’on confond ainsi toutes choses pour nous
accuser de les confondre ?
Quand nous
admirons la loi providentielle des transactions, quand nous disons que les
intérêts concordent, quand nous en concluons que leur
gravitation naturelle tend à réaliser
l’égalité relative et le progrès
général, apparemment c’est de l’action de ces lois
et non de leur perturbation que nous attendons l’harmonie. Quand nous
disons : laissez faire, apparemment nous entendons dire : laissez agir ces
lois, et non pas : laissez troubler ces lois. Selon qu’on s’y
conforme ou qu’on les viole, le bien ou le mal se produisent ; en
d’autres termes, les intérêts sont harmoniques, pourvu que
chacun reste dans son droit, pourvu que les services s’échangent
librement, volontairement, contre les services. » (Harmonies Économiques, chap.
VIII, Propriété, communauté).
b) L’horrible
nuit du pessimisme
Hélas! quand nous
venons à jeter un coup d'œil sur le monde réel, où
nous voyons se remuer dans l'abjection et dans la fange une masse encore si
énorme de souffrances, de plaintes, de vices et de crimes; quand nous
cherchons à nous rendre compte de l'action morale qu'exercent, sur la
société, des classes qui devraient signaler aux multitudes
attardées les voies qui mènent à la Jérusalem
nouvelle; quand nous nous demandons ce que font les riches de leur fortune,
les poètes de l'étincelle divine que la nature avait
allumée dans leur génie, les philosophes de leurs
élucubrations, les journalistes du sacerdoce dont ils se sont
investis, les hauts fonctionnaires, les ministres, les représentants,
les rois, de la puissance que le sort a placée dans leurs mains; quand
nous sommes témoins de révolutions telles que celle qui a
agité l'Europe dans ces derniers temps, et où chaque parti
semble chercher ce qui, à la longue, doit être le plus funeste
à lui-même et à l'humanité; quand nous voyons la
cupidité sous toutes les formes et dans tous les rangs, le sacrifice
constant des autres à soi et de l'avenir au présent, et ce grand
et inévitable moteur du genre humain, l'intérêt
personnel, n'apparaissant encore que par ses manifestations les plus
matérielles et les plus imprévoyantes; quand nous voyons les
classes laborieuses, rongées dans leur bien-être et leur
dignité par le parasitisme des fonctions publiques, se tourner dans
les convulsions révolutionnaires, non contre ce parasitisme
desséchant, mais contre la richesse bien acquise, c'est-à-dire
contre l'élément même de leur délivrance et le
principe de leur propre droit et de leur propre force; quand de tels
spectacles se déroulent sous nos yeux, en quelque pays du monde que
nous portions nos pas, oh! nous avons peur de nous-mêmes, nous
tremblons pour notre foi, il nous semble que cette lumière est vacillante,
près de s'étendre, nous laissant dans l'horrible nuit du
Pessimisme. (Harmonies Économiques ch. XXIV,
Perfectibilité)
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