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« Rousseau
n’a rien découvert, mais il a tout enflammé »
Madame de Staël
Jean-Jacques
Rousseau, le génie tourmenté dont les idées ont inspiré la Révolution
française, aimait la liberté par-dessus tout. Pourtant, l'œuvre de Rousseau a
servi à justifier certains des pires tyrans de l'histoire, de Robespierre à
Staline en passant par Bonaparte. Les ennemis de la liberté ont-ils trahi
Rousseau ou bien ce dernier était-il lui-même un ennemi de la liberté ?
La thèse d’Isaiah Berlin, le philosophe d’Oxford et grand historien
des idéologies modernes, dans sa conférence de 1952, La liberté et ses traîtres, est que la faute de Jean-Jacques
Rousseau est d’avoir trahi la cause qu’il défendait. Il fut, selon les mots
de Berlin, « l'un des ennemis les plus sinistres et les plus redoutables
de la liberté dans toute l'histoire de la pensée moderne ». Comment a-t-il pu, en partant de cette divinisation de l'idée de
liberté absolue, en arriver progressivement à l'idée de despotisme absolu et
finalement à la servitude ?
Un homme est
libre s'il obtient ce qu'il veut. Or, dit Rousseau, l’homme a deux volontés en lui. Une volonté qui tend à l’intérêt
personnel et une volonté qui tend à l’intérêt général. Dit autrement, il y a
deux êtres en chacun de nous : le bourgeois et le citoyen. Le bourgeois
est un calculateur, il veut son plaisir immédiat, il est asservi à ses sens,
à ses désirs. Il n’est donc pas libre. Il a besoin d’être éduqué, de
comprendre que son être véritable est la raison : « on le forcera
d’être libre », écrit Rousseau dans le Contrat Social.
Conduire les
hommes, y compris par la force, à vouloir une fin rationnelle, c’est conduire
les hommes à devenir libres. Ce qu'ils veulent vraiment, c'est une fin rationnelle,
même s’ils ne le savent pas.
Partant de là,
explique Berlin, il n'y a selon Rousseau aucune raison pour offrir des choix,
des alternatives aux êtres humains, quand il n'y a qu'une seule possibilité
qui est la bonne. Il faut qu'ils choisissent, bien sûr, parce qu'autrement
ils perdraient leur spontanéité, leur liberté et leur humanité. Mais s'ils ne
font pas le bon choix, c'est que ce n'est pas leur être véritable qui est à
l'œuvre. Les hommes irrationnels ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment. Ils
ne savent pas ce qu'est leur être véritable, tandis que le sage législateur
le sait. Ils seront reconnaissants à la société s’ils découvrent ce qu'est
leur être véritable.
Il est donc
parfaitement légitime, selon Rousseau, de contraindre des hommes au nom d’une
fin (la justice ou la santé publique) qu’eux-mêmes, s’ils avaient été plus
éclairés, auraient poursuivie, mais qu’ils ne poursuivent pas parce
qu’ils sont aveugles, ignorants ou corrompus. La société est fondée à les
forcer à faire ce qu’ils devraient désirer spontanément s’ils étaient
éclairés.
Sitôt que l’on
se place dans cette perspective, dit Berlin, on peut se permettre d’ignorer
les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer,
les torturer au nom de leur « vrai » moi. On peut même, comme le fait
Rousseau, prétendre que c’est ce qu’ils veulent vraiment, qu’ils le sachent
ou non, et qu’on ne les contraint pas en le faisant. « Le mal causé par
Rousseau, écrit Berlin, c'est la mise en circulation de cette mythologie de
l'être véritable qui me donne le droit de contraindre les gens. »
Et depuis
Rousseau, ajoute Berlin, il n'y a pas eu en Occident un seul dictateur qui
n'ait utilisé ce paradoxe monstrueux pour justifier ses actes. Les jacobins,
Robespierre, Hitler, Mussolini, les communistes, tous utilisent exactement
cette méthode de raisonnement, qui consiste à dire que les hommes ne savent
pas ce qu'ils veulent vraiment - et donc qu'en le voulant pour eux, en le
voulant à leur place, on leur donne ce que sans le savoir, de manière
occulte, ils veulent eux-mêmes « en réalité ».
Lorsque je
fais exécuter un criminel, lorsque je plie des êtres humains à ma volonté, et
même lorsque j'organise des purges, lorsque je torture et tue, je ne fais pas
seulement ce qui est bon pour eux - quoique cela soit déjà passablement
douteux -, je fais ce qu'ils veulent vraiment, quand bien même ils le
nieraient mille fois. S'ils le nient, c'est qu'ils ne savent pas ce qu'ils
sont, ni ce qu'ils veulent, ni comment le monde est fait. C'est pourquoi je
parle pour eux, à leur place.
Isaiah Berlin nous rappelle donc que ceux qui
prétendent défendre la liberté sont parfois ses plus grands ennemis. La faute
de Rousseau, c’est d’avoir donné au mot liberté un sens complètement
différent de son sens originel. Il a détourné le sens du mot pour lui faire
dire exactement le contraire. Dix ans plus tard, Berlin développera plus
complètement ses idées sur la liberté dans son célèbre essai de 1969 : Two Concepts of Liberty.
À consulter :
la bibliothèque
virtuelle d’Isaiah Berlin
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