On ne peut comprendre la dureté
du conflit idéologique qui oppose en Amérique les tenants du
« small government »
aux tenants du « big government »,
sans comprendre l’évolution politique des Etats-Unis depuis plus
de deux siècles. Cette évolution s’est faite dans le sens
d’un accroissement considérable des pouvoirs de
l’État fédéral au détriment des États
fédérés. Au XXe siècle, notamment avec le New
Deal, le Parti Démocrate a défendu le renforcement du pouvoir
central tandis que le Parti Républicain s'est plutôt
opposé à cette extension. En réalité, ce sont
deux philosophies politiques qui divisent l’opinion publique depuis la
naissance de l’Amérique. A l’origine, deux hommes
incarnent ce désaccord, deux Pères Fondateurs, deux membres du
gouvernement de George Washington : Hamilton et Jefferson.
Deux
philosophies politiques divisent l’Amérique
En se
déclarant indépendantes en 1776, les treize colonies
enclenchent une Guerre d’Indépendance avec la Grande Bretagne
qui s’achève avec le traité de Paris en 1783.
Aussitôt, l’Union est confrontée à la
nécessité de se doter d’institutions politiques car le
gouvernement confédéral est paralysé par la clause de
l’unanimité des États. La Constitution est signée
le 17 Septembre 1787. Les débats sur l’adoption et la
ratification de la Constitution prennent alors la forme d’un conflit entre les fédéralistes et les
anti-fédéralistes. De célèbres figures
révolutionnaires telles que Patrick Henry ou George Mason s’opposent publiquement à la
Constitution. Ils estiment que la constitution des États-Unis accorde
trop de pouvoir au gouvernement fédéral.
Les
anti-fédéralistes, dirigés par Thomas Jefferson,
défendent les intérêts du monde rural et du Sud mais surtout
ils se posent comme les gardiens des idéaux de la Déclaration
d’Indépendance de 1776 contre la menace d’une corruption
de la République par des valeurs d’essence monarchique.
Les fédéralistes,
dirigés par Alexander Hamilton, représentent les
intérêts mercantiles urbains des ports maritimes du Nord. Ils
sont partisans d’un système
exécutif central fort, capable d’imprimer une direction commune
au pays.
Thomas Jefferson et Alexander Hamilton ont
donc des philosophies très différentes concernant la
façon dont le nouveau gouvernement des États-Unis doit
fonctionner en relation avec les États fédérés.
Le
fédéralisme d’Hamilton
Alexander Hamilton est ministre des
Finances (Secretary of the Treasury)
de Georges Washington. Il rêve de la grandeur nationale des
États-Unis et d’une économie forte. En 1790,
l'économie du pays est encore basée principalement sur
l'agriculture. Hamilton veut accroître la richesse de la nation en
utilisant le pouvoir du gouvernement fédéral pour promouvoir
les entreprises, la fabrication et le commerce. Selon
lui, l'Amérique a besoin d’une banque nationale pour son
développement industriel et son activité commerciale.
Les
fédéralistes pensent que les gens sont fondamentalement
égoïstes, inclinés à la cupidité
plutôt qu’à la vertu. Ils se méfient d’un
système de gouvernement qui donne trop de pouvoir au peuple. Un tel
système, écrit Hamilton, ne peut que conduire à «
l’erreur, à la confusion et à l'instabilité.
»
Le pays doit
donc être gouverné par les « meilleurs », les plus
instruits, les plus riches. C’est pourquoi Hamilton
plaide pour un gouvernement fédéral fort et pense que le
gouvernement peut assumer certains pouvoirs, même si ces pouvoirs ne
sont pas expressément (mot pour mot) écrits dans la Constitution. Pour les fédéralistes, les droits des
États ne sont pas aussi importants que la puissance et l'unité
nationales.
L’anti-fédéralisme de Jefferson
Les
jeffersoniens dit aussi Républicains-Démocrates qu’il
revient à chaque État de défendre les libertés. Jefferson est
beaucoup plus optimiste qu’Hamilton. Si les citoyens sont
informés, ils sont capables de prendre les bonnes décisions
pour eux-mêmes et pour leur pays. S’il s’oppose
à la création d’une banque nationale, c’est
qu’il craint que des politiciens corrompus n’en profitent pour
augmenter leur richesse personnelle.
D’autre part, Jefferson estime que si la Constitution n'a pas
expressément accordé un pouvoir au gouvernement
fédéral et ne l’a pas spécifiquement interdit aux
États, ce pouvoir doit être accordé aux États. Tout pouvoir fédéral qui
n’est pas formellement mentionné dans la Constitution est
illégitime ; il doit être considéré comme nul
par les États (« nullification »). Il pense que le meilleur gouvernement est
celui qui gouverne le moins.
L’anti-fédéralisme
de Jefferson n’est en fait qu’une autre forme de
fédéralisme, impliquant l’autonomie la plus large
possible des États. Le
fédéralisme, tel que le définissent les juristes,
suppose que l’État central garde toujours plus de pouvoir que
les régions. Or l’anti-fédéralisme
correspond plutôt à la notion juridique de
confédération. Dans la confédération,
l’échelon local garde toujours plus de pouvoir que le niveau
supérieur. C’est cette forme d’organisation de bas en haut
qui existait avant la ratification de la Constitution.
Actualité
de la querelle Hamilton-Jefferson
Le
conflit entre Hamilton et Jefferson a exercé un impact profond sur l'histoire
américaine et il a joué un
rôle important dans l'émergence des partis politiques. Selon
l’historien François Vergniolle de
Chantal, « l’anti-fédéralisme
a initié une contestation du pouvoir central (…) qui constitue
une clé de lecture tout à fait importante de la vie politique
outre-Atlantique » (Le Fédéralisme
américain en question : de 1964 à nos jours, Editions Universitaires de Dijon,
collection Sociétés, 2006).
L’Etat
fédéral américain est né dans la méfiance
et le rejet mais son
affirmation par rapport aux États fédérés
s’est faite progressivement. Malgré l’opposition de
Jefferson, Hamilton est parvenu non seulement à créer la First
National Bank des États-Unis mais il a fait également
établir la supériorité du nouveau gouvernement
fédéral sur les États fédérés. Au
XIXe siècle, le véritable tournant viendra de la guerre de
Sécession. En effet, c’est la question des
droits des Etats et la défense de leur autonomie par rapport aux lois
de l'Union qui oppose le Sud au Nord et à Lincoln dans la guerre
civile. Selon certains historiens, cette guerre fut une révolution
jacobine à la française, instaurant l’État
moderne, avec son pouvoir centralisateur écrasant. Au XXe
siècle c’est à nouveau cette querelle qui oppose
partisans et adversaires du New Deal. Les écrits des
« individualistes » de la « Old
Right » des années trente-quarante (Albert J. Nock, Frank Chodorov, Ayn Rand, Rose Wilder Lane,
Isabel Paterson) sont des textes de combat contre la centralisation et contre
l’interventionnisme du « big government ». Plus tard, avec la candidature
de Barry Goldwater en 1964, le GOP (Grand Old
Party), le Parti républicain, entame une véritable
révolution idéologique en rompant avec le suivisme
idéologique qui avait caractérisé jusque-là son
attitude face au Parti démocrate. C’est le conservatisme fiscal
qui prend le contrôle du GOP et impose une ligne stratégique
anti-fédérale, soutenue par les libertariens.
Un retour progressif du
pouvoir aux États (le « Nouveau
Fédéralisme ») a été tenté par
la « révolte fiscale » de la fin des
années soixante-dix en Californie, puis par le président Ronald
Reagan avec sa « révolution de la
décentralisation » au début des années 1980
et jusqu'en 2001.
Aujourd’hui,
c’est le mouvement Tea Party, avec sa
critique du plan de sauvetage des institutions financières,
du plan de relance économique et de la réforme du
système de santé,
qui incarne la révolte des États fédérés
contre l’État fédéral.
Le clivage
idéologique subsiste plus que jamais entre ceux qui souhaitent le
renforcement des pouvoirs de l’État central (Obama) et ceux qui
défendent la décentralisation (Ron Paul et le mouvement Tea Party), entre ceux qui, comme Hamilton craignent
l'anarchie et pensent en termes d'ordre imposé par le gouvernement
fédéral ; et ceux qui, comme Jefferson, craignent la tyrannie
et pensent en termes de libertés. La victoire écrasante du
mouvement Tea Party aux élections de
mi-mandat en novembre 2010 s’appuyait sur le fort ressentiment des
classes moyennes à l’égard des élites de gauches
attachées au pouvoir centralisé et à l’interventionnisme
keynésien. Son mot d’ordre : « moins de
gouvernement, moins d’impôt ». Il y a fort à parier que la
bataille pour 2012 sera acharnée.
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