|
Ouvrage majeur de Ludwig von Mises, L'action
humaine –
Traité d'économie, a
été publié en 1949 en anglais par les presses de
l'Université de Yale sous le titre Human
Action: A Treatise on Economics. Il
s'agissait alors d'une édition largement remaniée d'une
première mouture en allemand,Nationalökonomie:
Theorie des Handels und Wirtschaftens,
publiée en 1940 à Genève.
Comme l'écrivait Pierre Desrochers, ailleurs
dans le QL: « Bien que L'action
humaine soit l'un des plus implacables réquisitoires
contre l'interventionnisme étatique, son auteur ne traite à peu
près pas de l'actualité politique de la fin des années
1940, ou sinon d'une façon universelle [...]L'action humaine est en
fait bien davantage une tentative de remettre l'analyse économique sur
des bases épistémologiques radicalement différentes de
celles que l'on connaît aujourd'hui, car près des deux tiers du
livre traitent des fondements théoriques et des applications de la
science économique... » Afin de souligner le 125e
anniversaire de naissance de Mises (qui avait lieu le 29 septembre dernier),
nous publions ici un extrait de chapitre.
Première
partie – « L'Agir humain » • Chapitre I
– « L'homme en action »
2 / Les
conditions préalables de l'action humaine
|
Nous pouvons appeler contentement ou satisfaction l'état d'un
être humain qui ne déclenche et ne peut déclencher aucune
action. L'homme qui agit désire fermement substituer un état de
choses plus satisfaisant, à un moins satisfaisant. Son esprit imagine
des conditions qui lui conviendront mieux, et son action a pour but de
produire l'état souhaité. Le mobile qui pousse un homme
à agir est toujours quelque sensation de gêne(1).
Un homme parfaitement satisfait de son état n'aurait rien qui le
pousse à le changer. Il n'aurait ni souhaits ni désirs; il
serait parfaitement heureux. II n'agirait pas; il vivrait simplement libre de
souci.
Mais pour faire agir
un homme, une gêne et l'image d'un état plus satisfaisant ne
sont pas à elles seules suffisantes. Une troisième condition
est requise: l'idée qu'une conduite adéquate sera capable
d'écarter, ou au moins de réduire, la gêne ressentie. Si
cette condition n'est pas remplie, aucune action ne peut suivre. L'homme doit
se résigner à l'inévitable. Il doit se soumettre au
destin.
Telles sont les
conditions générales de l'action humaine. L'homme est
l'être qui vit sous ces conditions-là. Il n'est pas
seulement homo sapiens, il est tout autant homo agens. Les êtres nés de parents humains
qui, soit dès leur naissance soit du fait de déficiences
acquises, sont, sans changement possible, incapables de toute action (au sens
strict du terme et non simplement dans l'acception juridique) sont
pratiquement non humains. Bien que les lois et la biologie considèrent
que ce sont des humains, il leur manque le caractère essentiel de
l'état d'homme. Le nouveau-né non plus n'est pas un être
capable d'agir. Il n'a pas encore parcouru le chemin qui va de la conception
à l'entier développement de ses caractères humains. Mais
au terme de cette évolution il est devenu un être agissant.
Dans le langage courant, nous disons d'un homme qu'il est
« heureux » quand il a réussi à atteindre ses
objectifs. Une manière plus adéquate de décrire son
état serait de dire qu'il est plus heureux qu'avant. Il n'y a
néanmoins pas d'objection valable à un usage qui définit
l'activité humaine comme la recherche du bonheur.
Cependant nous devons
nous garder de méprises courantes. Le but ultime de l'action de
l'homme est toujours la satisfaction d'un sien désir. Il n'y a pas
d'étalon de grandeur de la satisfaction autre que les jugements de
valeur individuels, lesquels diffèrent selon les individus divers, et
pour un même individu d'un moment à l'autre. Ce qui fait qu'un
homme se sent plus ou moins insatisfait de son état est établi
par lui par référence à son propre vouloir et jugement,
en fonction de ses évaluations personnelles et subjectives. Personne
n'est en mesure de décréter ce qui rendrait plus heureux l'un
de ses congénères.
Établir ce fait
ne se rattache en aucune façon aux antithèses entre
égoïsme et altruisme, entre matérialisme et
idéalisme, individualisme et collectivisme, athéisme et
religion. Il y a des gens dont le but unique est d'améliorer la
condition de leur propre ego. Il en est d'autres chez qui la perception des
ennuis de leurs semblables cause autant de gêne, ou même
davantage, que leurs propres besoins. Il y a des gens qui ne désirent
rien d'autre que de satisfaire leurs appétits sexuels, de manger et
boire, d'avoir de belles demeures et autres choses matérielles. Mais
d'autres hommes attachent plus d'importance aux satisfactions couramment
dites « plus élevées » et
« idéales ». Il y a des individus animés
d'un vif désir de conformer leurs actions aux exigences de la
coopération sociale; il y a par ailleurs des êtres
réfractaires qui défient les règles de la vie en
société. Il y a des gens pour qui le but suprême du
pèlerinage terrestre est la préparation à une vie de
béatitude. Il y a d'autres personnes qui ne croient aux enseignements
d'aucune religion et qui ne leur permettent pas d'influer sur leurs actions.
La praxéologie est
indifférente aux buts ultimes de l'action. Ses conclusions valent pour
toute espèce d'action quelles que soient les fins visées. C'est
une science des moyens, non des fins. Elle emploie le terme de bonheur en un
sens purement formel. Dans la terminologie praxéologique, la
proposition: le but unique de l'homme est de trouver son bonheur, est une
tautologie. Cela n'implique aucune prise de position quant à
l'état des choses dans lequel l'homme compte trouver le bonheur.
L'idée que le
ressort de l'activité humaine est toujours quelque gêne, que son
but est toujours d'écarter cette gêne autant qu'il est possible,
autrement dit de faire en sorte que l'homme agissant s'en trouve plus
heureux, telle est l'essence des doctrines de l'eudémonisme et de
l'hédonisme. L'ataraxie épicurienne
est cet état de parfait bonheur et contentement auquel toute
activité humaine tend sans jamais l'atteindre entièrement. En
regard de l'ampleur extrême de cette notion, il importe assez peu que
nombre de représentants de cette philosophie aient méconnu le
caractère purement formel des notions de douleur et
de plaisir, et leur aient donné un sens matériel et
charnel. Les écoles théologiques, mystiques et autres
fondées sur une éthique hétéronome n'ont pas
ébranlé le fondement essentiel de l'épicurisme, car
elles n'ont pu lui opposer d'autre objection que d'avoir
négligé les plaisirs dits « plus
élevés » et « plus nobles ».
Il est vrai que les écrits de beaucoup de champions antérieurs
de l'eudémonisme, de l'hédonisme et de l'utilitarisme
prêtent le flanc à de fausses interprétations sur quelques
points. Mais le langage des philosophes modernes, et plus encore celui des
économistes modernes, est si précis et si explicite qu'aucune
méprise ne peut se produire.
L'on n'accroît pas l'intelligibilité des problèmes
fondamentaux de l'action humaine par les méthodes de la sociologie des
instincts. Cette école classifie les divers objectifs concrets de
l'activité humaine et assigne pour mobile à chacune de ces
classes un instinct particulier. L'homme apparaît comme un être
poussé par divers instincts et dispositions innés. Il est
supposé acquis que cette explication démolit une fois pour
toutes les odieuses doctrines de l'économie et de l'éthique utilitarienne. Néanmoins Feuerbach a
déjà noté justement que tout instinct est un instinct de
bonheur(2). La méthode de la psychologie des
instincts et de la sociologie des instincts consiste en une classification
arbitraire des buts immédiats de l'action, chacun se trouvant
hypostasié. Alors que la praxéologie dit que le but d'une
action est d'écarter une certaine gêne, la psychologie des
instincts dit que c'est la satisfaction d'une exigence instinctive.
Nombre de
protagonistes de l'école instinctive sont convaincus qu'ils ont
prouvé que l'action n'est pas déterminée par la raison,
mais qu'elle a sa source dans les profondeurs insondées
de forces innées, de pulsions, d'instincts et de dispositions qui sont
inaccessibles à toute élucidation rationnelle. Ils sont
certains d'avoir réussi à démontrer le caractère
superficiel du rationalisme et ils dénigrent l'économie comme
« un tissu de fausses conclusions déduites de fausses
hypothèses psychologiques »(3).
Cependant, le rationalisme, la praxéologie et l'économie ne
traitent pas des ultimes ressorts et objectifs de l'action, mais des moyens
mis en oeuvre pour atteindre des fins
recherchées. Quelque insondables que soient les profondeurs
d'où émergent une impulsion ou un instinct, les moyens qu'un
homme choisit pour y satisfaire sont déterminés par une
considération raisonnée de la dépense et du
résultat(4).
Qui agit sous une
impulsion émotionnelle, agit quand même. Ce qui distingue une
action émotionnelle des autres actions est l'évaluation de
l'apport et du rendement. Les émotions modifient l'ordre des
évaluations. Enflammé de passion, l'homme voit le but plus
désirable, et le prix à payer moins lourd, qu'il ne les verrait
de sang-froid. Les hommes n'ont jamais douté que, même dans un
état émotionnel, les moyens et les fins sont pesés les
uns par rapport aux autres, et qu'il est possible d'influer sur le
résultat de cette délibération en rendant plus
coûteux de céder à l'impulsion passionnelle. Punir plus
modérément les actes criminels lorsqu'ils ont été
commis dans un état d'exaltation émotionnelle ou d'intoxication
revient à encourager de tels excès. La menace de
pénalités sévères ne laisse pas de dissuader
même des gens poussés par une passion apparemment
irrésistible.
Nous
interprétons le comportement animal en supposant que l'animal
cède à l'impulsion qui prévaut momentanément.
Observant qu'il se nourrit, cohabite, attaque d'autres animaux ou les hommes,
nous parlons de ses instincts de nutrition, de reproduction et d'agression.
Nous admettons que de tels instincts sont innés et exigent
péremptoirement satisfaction.
Mais c'est
différent avec l'homme. L'homme n'est pas un être qui ne puisse
faire autrement que céder à l'impulsion qui réclame
satisfaction avec le plus d'urgence. C'est un être capable de
discipliner ses instincts, émotions et impulsions; il peut raisonner
son comportement. Il renonce à satisfaire une impulsion brûlante
afin de satisfaire d'autres désirs. Il n'est pas la marionnette de ses
appétits. Un homme ne s'empare pas de toute femme qui éveille
ses sens, et il ne dévore pas toute nourriture qui lui plaît; il
ne se jette pas sur tout congénère qu'il souhaiterait tuer. Il
échelonne ses aspirations et ses désirs dans un ordre
déterminé, il choisit; en un mot, il agit. Ce qui distingue
l'homme des bêtes est précisément qu'il ajuste ses
comportements par délibération. L'homme est l'être qui a
des inhibitions, qui peut dominer ses impulsions et désirs, qui a la
force de réprimer ses désirs instinctifs et ses impulsions.
Il peut arriver qu'une
impulsion émerge avec une telle véhémence qu'aucun
désavantage, probable si l'individu lui donne satisfaction, ne lui
apparaisse assez grand pour l'en empêcher. Dans ce cas encore, il
choisit. L'homme décide de céder au désir considéré(5)
¤
On retrouve cette section de chapitre ainsi que le livre dans leur
version anglaise, sur le site du Mises Institute.
1. 1 Cf. Locke, An Essay
Concerning Human Understanding, Oxford, Ed. Fraser, 1894, I, 331-333 ;
Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Éd. Flammarion, p.
119.
2 Cf. Feuerbach, Sämmtliche
Werke, Stuttgart, Éd. Bolin und Jodl, 1907, X,
231.
3 Cf. William McDougall, An Introduction to
Social Psychology, 14e éd., Boston, 1921, p. 11.
4
Cf. Mises, Epistemological Problems
of Economics, traduit par G. Reisman,
New York, 1960, p. 52 et suiv.
5 Dans les cas de ce genre, un rôle
important est joué par cette circonstance, que les deux satisfactions
en cause – celle attendue si l'on cède à l'impulsion, et
celle que l'on tirerait d'éviter les conséquences
indésirables du consentement ne sont pas simultanées. Voir
ci-dessous, pp. 503 à 515.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre
ici
|
|