L'action humaine et le bonheur

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From the Archives : Originally published September 02nd, 2012
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Category : Fundamental Ideas

 

 

 

 

 Ouvrage majeur de Ludwig von Mises, L'action humaine – Traité d'économie, a été publié en 1949 en anglais par les presses de l'Université de Yale sous le titre Human Action: A Treatise on Economics. Il s'agissait alors d'une édition largement remaniée d'une première mouture en allemand,Nationalökonomie: Theorie des Handels und Wirtschaftens, publiée en 1940 à Genève. 

          Comme l'écrivait Pierre Desrochers, ailleurs dans le QL: « Bien que L'action humaine soit l'un des plus implacables réquisitoires contre l'interventionnisme étatique, son auteur ne traite à peu près pas de l'actualité politique de la fin des années 1940, ou sinon d'une façon universelle [...]L'action humaine est en fait bien davantage une tentative de remettre l'analyse économique sur des bases épistémologiques radicalement différentes de celles que l'on connaît aujourd'hui, car près des deux tiers du livre traitent des fondements théoriques et des applications de la science économique... » Afin de souligner le 125e anniversaire de naissance de Mises (qui avait lieu le 29 septembre dernier), nous publions ici un extrait de chapitre.

 

Première partie – « L'Agir humain » • Chapitre I – « L'homme en action »

 

2 / Les conditions préalables de l'action humaine


          Nous pouvons appeler contentement ou satisfaction l'état d'un être humain qui ne déclenche et ne peut déclencher aucune action. L'homme qui agit désire fermement substituer un état de choses plus satisfaisant, à un moins satisfaisant. Son esprit imagine des conditions qui lui conviendront mieux, et son action a pour but de produire l'état souhaité. Le mobile qui pousse un homme à agir est toujours quelque sensation de gêne(1). Un homme parfaitement satisfait de son état n'aurait rien qui le pousse à le changer. Il n'aurait ni souhaits ni désirs; il serait parfaitement heureux. II n'agirait pas; il vivrait simplement libre de souci.

          Mais pour faire agir un homme, une gêne et l'image d'un état plus satisfaisant ne sont pas à elles seules suffisantes. Une troisième condition est requise: l'idée qu'une conduite adéquate sera capable d'écarter, ou au moins de réduire, la gêne ressentie. Si cette condition n'est pas remplie, aucune action ne peut suivre. L'homme doit se résigner à l'inévitable. Il doit se soumettre au destin.

          Telles sont les conditions générales de l'action humaine. L'homme est l'être qui vit sous ces conditions-là. Il n'est pas seulement homo sapiens, il est tout autant homo agens. Les êtres nés de parents humains qui, soit dès leur naissance soit du fait de déficiences acquises, sont, sans changement possible, incapables de toute action (au sens strict du terme et non simplement dans l'acception juridique) sont pratiquement non humains. Bien que les lois et la biologie considèrent que ce sont des humains, il leur manque le caractère essentiel de l'état d'homme. Le nouveau-né non plus n'est pas un être capable d'agir. Il n'a pas encore parcouru le chemin qui va de la conception à l'entier développement de ses caractères humains. Mais au terme de cette évolution il est devenu un être agissant.
 

Du bonheur

        

            Dans le langage courant, nous disons d'un homme qu'il est « heureux » quand il a réussi à atteindre ses objectifs. Une manière plus adéquate de décrire son état serait de dire qu'il est plus heureux qu'avant. Il n'y a néanmoins pas d'objection valable à un usage qui définit l'activité humaine comme la recherche du bonheur.

          Cependant nous devons nous garder de méprises courantes. Le but ultime de l'action de l'homme est toujours la satisfaction d'un sien désir. Il n'y a pas d'étalon de grandeur de la satisfaction autre que les jugements de valeur individuels, lesquels diffèrent selon les individus divers, et pour un même individu d'un moment à l'autre. Ce qui fait qu'un homme se sent plus ou moins insatisfait de son état est établi par lui par référence à son propre vouloir et jugement, en fonction de ses évaluations personnelles et subjectives. Personne n'est en mesure de décréter ce qui rendrait plus heureux l'un de ses congénères.

          Établir ce fait ne se rattache en aucune façon aux antithèses entre égoïsme et altruisme, entre matérialisme et idéalisme, individualisme et collectivisme, athéisme et religion. Il y a des gens dont le but unique est d'améliorer la condition de leur propre ego. Il en est d'autres chez qui la perception des ennuis de leurs semblables cause autant de gêne, ou même davantage, que leurs propres besoins. Il y a des gens qui ne désirent rien d'autre que de satisfaire leurs appétits sexuels, de manger et boire, d'avoir de belles demeures et autres choses matérielles. Mais d'autres hommes attachent plus d'importance aux satisfactions couramment dites « plus élevées » et « idéales ». Il y a des individus animés d'un vif désir de conformer leurs actions aux exigences de la coopération sociale; il y a par ailleurs des êtres réfractaires qui défient les règles de la vie en société. Il y a des gens pour qui le but suprême du pèlerinage terrestre est la préparation à une vie de béatitude. Il y a d'autres personnes qui ne croient aux enseignements d'aucune religion et qui ne leur permettent pas d'influer sur leurs actions.

 

La praxéologie est indifférente aux buts ultimes de l'action. Ses conclusions valent pour toute espèce d'action quelles que soient les fins visées. C'est une science des moyens, non des fins. Elle emploie le terme de bonheur en un sens purement formel. Dans la terminologie praxéologique, la proposition: le but unique de l'homme est de trouver son bonheur, est une tautologie. Cela n'implique aucune prise de position quant à l'état des choses dans lequel l'homme compte trouver le bonheur.

          L'idée que le ressort de l'activité humaine est toujours quelque gêne, que son but est toujours d'écarter cette gêne autant qu'il est possible, autrement dit de faire en sorte que l'homme agissant s'en trouve plus heureux, telle est l'essence des doctrines de l'eudémonisme et de l'hédonisme. L'ataraxie épicurienne est cet état de parfait bonheur et contentement auquel toute activité humaine tend sans jamais l'atteindre entièrement. En regard de l'ampleur extrême de cette notion, il importe assez peu que nombre de représentants de cette philosophie aient méconnu le caractère purement formel des notions de douleur et de plaisir, et leur aient donné un sens matériel et charnel. Les écoles théologiques, mystiques et autres fondées sur une éthique hétéronome n'ont pas ébranlé le fondement essentiel de l'épicurisme, car elles n'ont pu lui opposer d'autre objection que d'avoir négligé les plaisirs dits « plus élevés » et « plus nobles ». Il est vrai que les écrits de beaucoup de champions antérieurs de l'eudémonisme, de l'hédonisme et de l'utilitarisme prêtent le flanc à de fausses interprétations sur quelques points. Mais le langage des philosophes modernes, et plus encore celui des économistes modernes, est si précis et si explicite qu'aucune méprise ne peut se produire.
 

Instincts et impulsions


          L'on n'accroît pas l'intelligibilité des problèmes fondamentaux de l'action humaine par les méthodes de la sociologie des instincts. Cette école classifie les divers objectifs concrets de l'activité humaine et assigne pour mobile à chacune de ces classes un instinct particulier. L'homme apparaît comme un être poussé par divers instincts et dispositions innés. Il est supposé acquis que cette explication démolit une fois pour toutes les odieuses doctrines de l'économie et de l'éthique utilitarienne. Néanmoins Feuerbach a déjà noté justement que tout instinct est un instinct de bonheur(2). La méthode de la psychologie des instincts et de la sociologie des instincts consiste en une classification arbitraire des buts immédiats de l'action, chacun se trouvant hypostasié. Alors que la praxéologie dit que le but d'une action est d'écarter une certaine gêne, la psychologie des instincts dit que c'est la satisfaction d'une exigence instinctive.

          Nombre de protagonistes de l'école instinctive sont convaincus qu'ils ont prouvé que l'action n'est pas déterminée par la raison, mais qu'elle a sa source dans les profondeurs insondées de forces innées, de pulsions, d'instincts et de dispositions qui sont inaccessibles à toute élucidation rationnelle. Ils sont certains d'avoir réussi à démontrer le caractère superficiel du rationalisme et ils dénigrent l'économie comme « un tissu de fausses conclusions déduites de fausses hypothèses psychologiques »(3). Cependant, le rationalisme, la praxéologie et l'économie ne traitent pas des ultimes ressorts et objectifs de l'action, mais des moyens mis en oeuvre pour atteindre des fins recherchées. Quelque insondables que soient les profondeurs d'où émergent une impulsion ou un instinct, les moyens qu'un homme choisit pour y satisfaire sont déterminés par une considération raisonnée de la dépense et du résultat(4).

          Qui agit sous une impulsion émotionnelle, agit quand même. Ce qui distingue une action émotionnelle des autres actions est l'évaluation de l'apport et du rendement. Les émotions modifient l'ordre des évaluations. Enflammé de passion, l'homme voit le but plus désirable, et le prix à payer moins lourd, qu'il ne les verrait de sang-froid. Les hommes n'ont jamais douté que, même dans un état émotionnel, les moyens et les fins sont pesés les uns par rapport aux autres, et qu'il est possible d'influer sur le résultat de cette délibération en rendant plus coûteux de céder à l'impulsion passionnelle. Punir plus modérément les actes criminels lorsqu'ils ont été commis dans un état d'exaltation émotionnelle ou d'intoxication revient à encourager de tels excès. La menace de pénalités sévères ne laisse pas de dissuader même des gens poussés par une passion apparemment irrésistible.

          Nous interprétons le comportement animal en supposant que l'animal cède à l'impulsion qui prévaut momentanément. Observant qu'il se nourrit, cohabite, attaque d'autres animaux ou les hommes, nous parlons de ses instincts de nutrition, de reproduction et d'agression. Nous admettons que de tels instincts sont innés et exigent péremptoirement satisfaction.

          Mais c'est différent avec l'homme. L'homme n'est pas un être qui ne puisse faire autrement que céder à l'impulsion qui réclame satisfaction avec le plus d'urgence. C'est un être capable de discipliner ses instincts, émotions et impulsions; il peut raisonner son comportement. Il renonce à satisfaire une impulsion brûlante afin de satisfaire d'autres désirs. Il n'est pas la marionnette de ses appétits. Un homme ne s'empare pas de toute femme qui éveille ses sens, et il ne dévore pas toute nourriture qui lui plaît; il ne se jette pas sur tout congénère qu'il souhaiterait tuer. Il échelonne ses aspirations et ses désirs dans un ordre déterminé, il choisit; en un mot, il agit. Ce qui distingue l'homme des bêtes est précisément qu'il ajuste ses comportements par délibération. L'homme est l'être qui a des inhibitions, qui peut dominer ses impulsions et désirs, qui a la force de réprimer ses désirs instinctifs et ses impulsions.

          Il peut arriver qu'une impulsion émerge avec une telle véhémence qu'aucun désavantage, probable si l'individu lui donne satisfaction, ne lui apparaisse assez grand pour l'en empêcher. Dans ce cas encore, il choisit. L'homme décide de céder au désir considéré(5)

 

¤ On retrouve cette section de chapitre ainsi que le livre dans leur version anglaise, sur le site du Mises Institute.
1. 1 Cf. Locke, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford, Ed. Fraser, 1894, I, 331-333 ; Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Éd. Flammarion, p. 119.

2 Cf. Feuerbach, Sämmtliche Werke, Stuttgart, Éd.
Bolin und Jodl, 1907, X, 231.
3 Cf. William McDougall, An Introduction to Social Psychology, 14e éd., Boston, 1921, p. 11.

4 Cf. Mises, Epistemological Problems of Economics, traduit par G. Reisman, New York, 1960, p. 52 et suiv.
5 Dans les cas de ce genre, un rôle important est joué par cette circonstance, que les deux satisfactions en cause – celle attendue si l'on cède à l'impulsion, et celle que l'on tirerait d'éviter les conséquences indésirables du consentement ne sont pas simultanées. Voir ci-dessous, pp. 503 à 515.
 

 

 

Article originellement publié par le Québéquois Libre ici

 

 

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