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Ouvrage
majeur de Ludwig von Mises, L'action
humaine - Traité
d'économie, a été publié en
1949 en anglais par les presses de l'Université de Yale sous le titre Human Action:
A Treatise on Economics. Il
s'agissait alors d'une édition largement remaniée d'une
première mouture en allemand,Nationalökonomie:
Theorie des Handels und Wirtschaftens,
publiée en 1940 à Genève.
Comme l'écrivait Pierre Desrochers, ailleurs
dans le QL: « [b]ien queL'action
humaine soit l'un des plus implacables réquisitoires
contre l'interventionnisme étatique, son auteur ne traite à peu
près pas de l'actualité politique de la fin des années
1940, ou sinon d'une façon universelle [...]L'action humaine est en
fait bien davantage une tentative de remettre l'analyse économique sur
des bases épistémologiques radicalement différentes de
celles que l'on connaît aujourd'hui, car près des deux tiers du
livre traitent des fondements théoriques et des applications de la
science économique... » Afin de souligner le 125e
anniversaire de naissance de Mises (le 29 septembre dernier), nous en
publions ici un chapitre.
Première
partie – « L'Agir humain » • Chapitre V
– « Le temps »
1. Le temps comme facteur
praxéologique
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La
notion de changement implique la notion de succession dans le temps. Un
univers rigide, éternellement immuable serait hors du temps, mais il serait
mort. Les concepts de changement et de temps sont indissolublement
liés. L'action vise à un changement et par conséquent
elle est de l'ordre du temps. La raison humaine est même incapable de
concevoir les idées d'existence intemporelle, d'action intemporelle.
Qui agit, distingue le
temps avant l'action, le temps absorbé par l'action, et le temps
après l'action accomplie. Il ne peut être neutre à
l'égard du temps qui s'écoule.
La logique et les
mathématiques traitent d'un système idéal de
pensée. Les relations et implications de leur système sont coexistantes et interdépendantes. Nous pouvons
aussi bien les dire synchrones ou hors du temps. Un esprit parfait pourrait
les saisir toutes en une seule pensée. L'impuissance de l'homme à
faire cela a pour conséquence de transformer l'exercice de la
pensée même en une action, procédant pas à pas
d'un état moins satisfaisant de cognition insuffisante, à un
état plus satisfaisant de meilleure compréhension. Mais l'ordre
temporel dans lequel la connaissance s'acquiert ne doit pas être
confondu avec la simultanéité logique de la totalité des
parties d'un système aprioriste de déductions. Au sein d'un tel
système, les notions d'antériorité et de
conséquence sont uniquement métaphoriques. Elles ne se
rapportent pas au système, mais à l'action par laquelle nous le
saisissons. Le système en lui-même n'implique ni la
catégorie de temps ni celle de causalité. Il y a correspondance
fonctionnelle entre les éléments, mais il n'y a ni causes ni
effets.
Ce qui
différencie, au point de vue de l'épistémologie, le
système praxéologique du système logique est
précisément qu'il comporte les deux catégories de temps
et de causalité. Le système praxéologique est, lui
aussi, aprioriste et déductif. En tant que système, il est hors
du temps. Mais le changement est l'un de ses éléments. Les
notions d'avant et après, de cause et d'effet figurent parmi ses
constituantes. Antériorité et conséquence sont des concepts
essentiels pour le raisonnement praxéologique. De même est
essentielle l'irréversibilité des événements.
Dans le cadre du système praxéologique, toute
référence à quelque correspondance fonctionnelle n'est
ni plus ni moins métaphorique et source de méprise, que la
référence à l'antériorité et la conséquence,
dans le cadre du système logique(1).
2. Passé, présent et futur
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C'est l'agir qui fournit à l'homme la notion de temps, et le rend
conscient de l'écoulement du temps. L'idée de temps est une
catégorie praxéologique.
L'action est toujours
dirigée vers le futur; elle est, essentiellement et
nécessairement, toujours une projection et une action pour un avenir
meilleur. Son but est toujours de rendre les circonstances futures plus
satisfaisantes qu'elles ne seraient sans l'intervention de l'action. Le
malaise qui pousse l'homme à agir est causé par
l'insatisfaction qu'il éprouve en imaginant la situation future telle
qu'elle se développerait si rien n'était fait pour la modifier.
Dans n'importe quel cas, l'action ne peut influer que sur l'avenir, non pas
sur le présent dont chaque infime fraction de seconde tombe dans le
passé. L'homme prend conscience du temps quand il projette de
convertir un état de choses moins satisfaisant en un futur état
plus satisfaisant.
Pour la
méditation contemplative, le temps est simplement durée,
« la durée pure, dont l'écoulement est continu, et
où l'on passe, par gradations insensibles, d'un état à
l'autre. Continuité réellement vécue »(2). Le
« maintenant » du présent est continuellement
transféré au passé et n'est retenu que par la
mémoire. En réfléchissant au passé, disent les
philosophes, l'homme devient conscient du temps(3). Néanmoins, ce n'est pas le
souvenir qui fournit à l'homme les catégories du changement et
du temps, mais la volonté d'améliorer ses conditions de vie.
Le temps, comme nous
le mesurons par divers procédés mécaniques, est toujours
du passé, et le temps comme concept employé par les philosophes
est toujours ou bien du passé ou bien de l'avenir. Le présent
est, ainsi considéré, simplement une ligne frontière
idéale séparant le passé du futur. Mais dans l'optique
praxéologique, il y a entre le passé et le futur une zone de
présent réel. L'action comme telle est dans le présent
réel parce qu'elle utilise l'instant et en incorpore la réalité(4). Plus tard, la réflexion
rétrospective discerne, dans l'instant écoulé, avant
tout l'action et les conditions que cet instant offrait à l'action. Ce
qui ne peut plus désormais être fait ou consommé parce
que l'occasion en a disparu distingue le passé du présent. Ce
qui ne peut pas encore être fait ou consommé, parce que les
conditions de l'entreprise, ou l'époque de sa maturité, ne sont
pas encore atteintes, distingue le futur du passé. Le présent
offre à l'agir des occasions et des tâches pour lesquelles il
était jusqu'alors trop tôt, et pour lesquelles ensuite il sera
trop tard.
Le présent, en
tant que durée, est la continuation des circonstances et occasions
données pour l'action. Toute espèce d'action requiert des
circonstances spéciales, auxquelles il lui faut s'ajuster en fonction
des objectifs cherchés. Le concept de présent est par
conséquent différent selon les divers champs d'action. Il ne se
rapporte aucunement aux diverses méthodes pour mesurer le passage du
temps par des mouvements spatiaux. Le présent englobe tout ce qui, du
temps écoulé, subsiste effectivement, c'est-à-dire ce
qui importe pour l'action. Le présent fait contraste, suivant les
diverses actions que l'on projette, avec le Moyen Âge, le XIXe
siècle, l'année dernière ou le mois, ou le jour, mais
tout autant avec l'heure, la minute ou la seconde passée. Si quelqu'un
dit: « Maintenant, Zeus n'est plus objet d'adoration »,
le présent auquel il pense n'est pas le même que pour l'homme au
volant d'une voiture qui pense: « Maintenant, il est encore trop
tôt pour tourner. »
L'avenir
étant incertain, dire quelle marge peut en être comptée comme le
« maintenant », le présent, reste toujours
douteux et vague. Si quelqu'un avait dit en 1913: « À
présent, maintenant, en Europe la liberté de penser est
incontestée », il n'aurait pas prévu que ce
présent-là serait bientôt du passé.
L'homme est soumis à l'écoulement du temps. Il vient à
l'existence, grandit, vieillit et disparaît. Son temps est rare. Il
doit l'économiser comme il économise les autres facteurs rares.
L'économie de
temps est d'un caractère particulier, en raison de l'unicité et
de l'irréversibilité du flux temporel. L'importance de ces
faits se manifeste dans toutes les parties de la théorie de l'agir.
Un fait seulement doit
être souligné à ce point de notre étude.
L'économie du temps est indépendante de celle des biens et
services économiques. Même au pays de Cocagne l'homme serait
forcé d'économiser le temps, à moins d'être
immortel et doté d'une éternelle jeunesse, d'une santé
et d'une vigueur indestructibles. Bien que tous ses appétits puissent
être satisfaits immédiatement sans aucune dépense de
travail, il lui faudrait arranger son emploi du temps car il y a des
états de satisfaction qui sont incompatibles et ne peuvent être
atteints et savourés au même moment. Pour cet homme-là
même, le temps serait rare et soumis à la perspective de l'avant et après.
4. La relation temporelle entre les
actions
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Deux actions d'un individu ne sont jamais synchrones; leur relation
temporelle est celle de l'avant et de l'après. Des actions d'individus
distincts peuvent être considérées comme synchrones
uniquement sous l'éclairage des méthodes physiques de mesure du
temps. Le synchronisme n'est une notion praxéologique qu'en ce qui
concerne les efforts de divers hommes agissant de concert(5).
Les actions d'un
même individu se succèdent. Elles ne peuvent jamais être
effectuées au même instant; elles peuvent simplement se suivre
à une allure plus ou moins rapide. Il est des actions qui peuvent
servir plusieurs buts d'un coup. Ce serait une source d'erreurs que de
parler, dans ces cas, d'une coïncidence de plusieurs actions.
L'on a souvent
manqué de reconnaître la signification du terme
« échelle de valeur » et méconnu les
obstacles qui empêchent d'admettre un synchronisme dans les diverses
actions d'un individu. L'on a interprété les divers actes d'un
homme comme l'effet d'une échelle de valeur, indépendante de
ces actes, antérieure à ces actes, et source d'un plan
préétabli à la réalisation duquel ils visent.
Cette échelle de valeur et le plan à quoi l'on attribuait
durée et immutabilité pour un certain laps de temps, on les
considérait comme une réalité distincte sous
l'appellation de cause ou de motif des diverses actions distinctes. Le synchronisme
qui ne pouvait être affirmé concernant les actes divers
était alors aisément découvert dans l'échelle de
valeur et le plan. Mais c'est oublier le fait que l'échelle de valeur
n'est rien d'autre qu'un outil de pensée fabriqué ad
hoc. L'échelle de valeur ne se manifeste que dans l'agir
réel; elle ne peut être discernée que par observation de
l'agir réel. Il n'est par conséquent pas admissible de la
mettre en contraste avec l'agir réel et de s'en servir comme
référence pour apprécier les actions réelles.
Il n'est pas moins
inadmissible de faire une distinction entre un agir rationnel et un agir
prétendument irrationnel, sur la base d'une comparaison entre l'agir
réel et des projets ou plans antérieurs d'actions futures. Il
peut être très intéressant que les buts fixés hier
pour les actions d'aujourd'hui diffèrent de ceux réellement
visés aujourd'hui. Mais les plans d'hier ne nous fournissent pas une
référence plus objective et moins arbitraire pour
apprécier l'agir réel d'aujourd'hui, qu'aucune autre
espèce d'idées et de normes.
L'essai a
été fait d'arriver à la notion d'une action non
rationnelle par le raisonnement que voici: Si a est
préféré à b et b à c,
logiquement a devrait être
préféré à c. Mais si en fait c est préféré
à a, nous sommes en présence d'une façon
d'agir à laquelle nous ne pouvons attribuer cohérence et
rationalité(6). Ce raisonnement
méconnaît le fait que deux actes d'un individu ne peuvent jamais
être synchrones. Si lors d'une action a est
préféré à b et dans une autre
action b préféré à c –
quelque bref que soit l'intervalle entre ces deux actions –, il n'est
pas admissible de construire une échelle de valeur continue dans
laquelle a précède b et b précède c.
Il n'est pas davantage loisible de considérer une troisième
action postérieure comme si elle coïncidait avec les deux
antérieures. Tout ce que prouve cet exemple, c'est que les jugements
de valeur ne sont pas immuables et que par conséquent une
échelle de valeur, qui est déduite de diverses actions
nécessairement non synchrones d'un individu, peut se contredire
elle-même(7).
L'on ne doit pas
confondre le concept logique de cohérence (c'est-à-dire absence
de contradiction) et le concept praxéologique de cohérence
(c'est-à-dire de constance, de s'en tenir aux mêmes principes).
La cohérence logique n'a sa place que dans la pensée, la
constance n'a la sienne que dans l'agir.
La constance et la
rationalité sont des notions entièrement différentes. Si
les jugements de valeur d'une personne ont changé, sa
fidélité inébranlable aux principes d'action jadis
adoptés, uniquement pour l'amour de la constance, ne serait pas
rationnelle, elle serait simple obstination. L'agir ne peut présenter
de constance que sous un seul aspect: celui de préférer ce qui
a plus de valeur à ce qui a moins de valeur. Si l'évaluation
change, l'agir doit changer aussi. La fidélité à un plan
ancien alors que les conditions ont changé, n'aurait pas de sens. Un
système logique doit être cohérent et exempt de
contradiction parce qu'il implique la coexistence de toutes ses parties et
formulations. Dans l'agir, qui est nécessairement dans le flux
temporel, il ne peut être question d'une telle cohérence.
L'action doit être adaptée à l'intention et la constance
dans l'intention requiert l'ajustement aux conditions changeantes.
La présence
d'esprit est considérée comme une vertu de l'homme agissant. Un
homme a de la présence d'esprit s'il est capable de penser et
d'ajuster son action si promptement que l'intervalle entre l'apparition de
nouvelles circonstances et l'ajustement de ses actes à ces
données soit le plus bref possible. Si par constance l'on entendait la
fidélité à un plan une fois arrêté, sans
tenir compte des conditions changeantes, alors la présence d'esprit et
la promptitude de réaction seraient exactement le contraire de la
constance.
Lorsque le
spéculateur va à la Bourse, il peut esquisser un certain plan
pour les opérations projetées. Qu'il s'en tienne ou non
à ce plan, ses actions sont rationnelles, même au sens
qu'attribuent à ce mot les gens qui tiennent à opposer action
rationnelle et irrationnelle. Ce spéculateur, au cours de la
journée, peut s'engager dans des transactions qu'un observateur, ne
tenant pas compte des changements intervenant sur le marché, ne pourra
pas interpréter comme découlant d'un comportement
cohérent. Mais le spéculateur est ferme dans son intention de
faire des profits et d'éviter des pertes. En conséquence, il
doit ajuster sa conduite aux modifications survenant dans la situation sur le
marché, et dans son propre jugement concernant le mouvement à
venir des cours(8).
De quelque
manière que l'on s'y prenne, l'on ne parviendra jamais à
formuler la notion d'action « irrationnelle » sans que
son « irrationalité » ne soit fondée sur
un jugement de valeur arbitraire. Supposons que quelqu'un choisisse d'agir de
façon incohérente pour le simple plaisir de réfuter
l'assertion praxéologique qu'il n'existe pas d'action irrationnelle.
Ce qui arrive alors, c'est que cet homme a choisi un certain but, à
savoir la réfutation d'un théorème praxéologique,
et qu'en fonction de ce but il agit d'une façon autre qu'il
n'eût fait sans cette intention. Il a choisi un moyen inefficace pour
réfuter la praxéologie, voilà tout.
¤
On retrouve le chapitre, ou le livre, dans leur version anglaise,
sur le site du Mises Institute.
1. Dans un traité d'économie, il
n'est pas besoin d'entrer dans la discussion des essais pour construire la
mécanique comme un système axiomatique où le concept de
fonction serait substitué à celui de cause et effet. Il sera
montré plus loin que la Mécanique axiomatique ne peut servir de
modèle pour traiter du système économique. Voir
ci-dessous pp. 369 à 373.
2. Henri
Bergson, Matière
et mémoire, 7e éd., Paris, 1911, p. 205.
3. Edmund
Husserl, « Vorlesungen zur
Phänomenologie der inneren
Zeitbewusstseins », Jahrbuch für Philosophie und Phänomenologische Forschung, IX
(1928), pp. 391 et suiv. ; A. Schütz, loc. cit.,
pp. 45 et suiv.
4. «
Ce que j'appelle mon présent, c'est mon attitude vis-à-vis de
l'avenir immédiat, c'est mon action imminente », H. Bergson, op. cit.,
p. 152.
5. Pour
éviter tout malentendu éventuel, il est peut-être utile
de souligner que ce théorème n'a absolument rien à voir
avec le théorème d'Einstein concernant la relation temporelle
d'événements spatialement distants.
6. Voir Felix Kaufmann,
« On the Subject-Matter of Economic Science », Economica, XIII, 390.
7. Voir P. H. Wicksteed, The
Common Sense of Political Economy, Londres, Ed. Robbins,
1933, I, p. 32 et suiv. ; L. Robbins, An
Essay on the Nature and Significance of Economic Science, 2e éd., Londres, 1935, pp. 91 et suiv.
8. Les
plans aussi, bien entendu, peuvent présenter des contradictions
internes. Quelquefois leurs contradictions peuvent résulter d'une
erreur de jugement. Mais parfois de telles contradictions peuvent être
intentionnelles et servir un dessein déterminé.
Si, par
exemple, un programme prôné par un gouvernement ou un parti
promet des prix élevés aux producteurs et en même temps
des prix bas aux consommateurs, le but d'un tel assemblage d'objectifs contradictoires
peut être démagogique. Alors le programme, le plan
préconisé, peut être contradictoire en lui-même;
mais le plan des auteurs, qui veulent obtenir un certain résultat en
proposant hautement au public des objectifs incompatibles, est exempt de toute
contradiction.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre
ici
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