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Dans
tous les pays, la sagesse des nations nous a enseigné les vertus de
l'épargne et mis en garde contre les funestes conséquences de
la prodigalité et du gaspillage. Cette sagesse des vieux proverbes
reflète le fond de la morale commune ainsi que les conclusions
prudentes issues de l'expérience humaine. Cela n'empêche qu'il y
eut toujours des prodigues et des théoriciens pour justifier leur
conduite.
Les
économistes classiques, réfutant les erreurs mensongères
de leur temps, nous démontraient que l'épargne, si elle est la
plus sage conduite de chaque individu, est aussi la plus sage conduite des
nations. Ils prouvaient que l'épargnant raisonnable qui met de
côté pour ses besoins futurs, loin de nuire à la
société, la sert. Mais aujourd'hui, cette antique vertu, tout
autant que les arguments présentés pour sa défense par
les économistes classiques, est une fois de plus discutée par
des raisonnements qu'on croit nouveaux, tandis qu'on met à la mode la
doctrine inverse du gaspillage.
Afin
d'éclaircir cette question fondamentale, nous ne pouvons faire mieux,
me semble-t-il, que de partir de l'exemple classique choisi par Bastiat. Soit
deux frères, l'un prodigue et l'autre économe, chacun d'eux
ayant hérité d'une somme qui lui donne un revenu de 50 000
dollars par an. Laissons de côté l'impôt sur le revenu,
comme aussi la question de savoir si ces deux frères devraient prendre
une situation, chacune de ces questions n'ayant rien à voir avec celle
qui nous occupe.
Alvin
donc, l'aîné, est un dépensier extravagant. Il
dépense non seulement par tempérament mais par principe. Il
s'avère ainsi être le disciple de Rodbertus (pour ne pas monter
plus avant dans le passé) qui déclarait au milieu du XIXe
siècle que le capitaliste se doit de dépenser son revenu
jusqu'au dernier centime en confort et en plaisirs, car s'il
économise, les biens s'accumulent et un grand nombre d'ouvriers se
trouveront sans travail [1]. On voit
donc Alvin dans les boîtes de nuit ; il distribue de somptueux
pourboires, il a un train de vie invraisemblable et de nombreux domestiques,
il lui faut deux chauffeurs et ne se borne pas à posséder
plusieurs autos, il entretient une écurie de course, possède un
yacht, voyage, comble sa femme de bracelets de diamants et de fourrures, et
distribue des cadeaux sans prix à tous ses amis.
Pour
mener cette vie, il lui faut mordre sur son capital. Mais qu'importe ? Si
l'économie est un péché, l'absence d'économie
devient une vertu, et, en tout cas, il compense ainsi le mal fait par les
économies de son grigou de frère Benjamin.
Inutile
d'ajouter qu'Alvin est la coqueluche des dames du vestiaire, des grooms, des
garçons de restaurants, des fourreurs, bijoutiers et des maisons de
luxe de toutes sortes. On le tient pour un bienfaiteur public. Il est visible
pour tous qu'il donne du travail à tous et qu'il dépense son
argent de tous côtés.
Son
frère Benjamin, en revanche, est moins populaire. On le voit rarement
chez le bijoutier, chez le fourreur, dans les boîtes de nuit, et il
n'appelle pas les garçons par leurs prénoms. Tandis qu'Alvin ne
se contente pas de dépenser les 50 000 dollars de son revenu, mais
entame chaque année son capital, Benjamin vit beaucoup plus
modestement et ne dépense guère que 25 000 dollars.
Évidemment, pensent autour de lui ceux qui ne
réfléchissent pas au-delà de ce qui leur crève
les yeux, il fait travailler autour de lui deux fois moins qu'Alvin, et les
25 000 dollars qu'il ne dépense pas sont aussi inutiles que s'ils
n'existaient pas.
Pourtant,
voyons ce que Benjamin fait de ces dollars. En moyenne, il en consacre 5 000
à des œuvres de charité, y compris les dons à des
amis dans le besoin. Les familles aidées de cet argent le
dépensent à leur tour, soit en épicerie ou en
vêtements ou en loyers. Si bien que cet argent crée autant de
travail que si Benjamin l'avait dépensé lui-même. La
différence est que plus nombreux sont les gens qui sont ainsi devenus
d'heureux consommateurs, et cela a permis à la production de fabriquer
plus de marchandises utiles et moins de produits somptuaires ou superflus.
Ce
dernier point ne manque d'ailleurs pas de faire réfléchir
Benjamin. Il se demande parfois s'il agit bien en dépensant ses 25 000
dollars. Car les dépenses incessantes et tapageuses dans lesquelles
Alvin se complait, non seulement créent de l'envie et de l'irritation
chez ceux qui ont tant de peine à joindre les deux bouts, mais elles
augmentent réellement leurs difficultés. Benjamin se rend
compte que, à chaque instant, le potentiel de production du pays est
remis en question. Et plus il faut en distraire pour fournir des produits de
luxe, moins il en reste pour les produits de nécessité
indispensables à la vie de tant de gens [2].
Moins il prélève sur le stock des richesses existantes pour
lui, plus il en laisse pour les autres. En modérant ses propres
dépenses, pense-t-il, il aide à résoudre les
problèmes, nés de l'inégalité de
répartition de la richesse et des revenus. Sans doute ne faut-il pas
pousser à l'extrême cette retenue de la dépense, mais il
croit que tous ceux qui possèdent un peu plus que la normale doivent
quelque peu la pratiquer.
Voyons
maintenant, sans plus considérer le point de vue de Benjamin, ce que
deviennent les 25 000 dollars qu'il ne dépense pas et qu'il ne donne
pas. Il ne les laisse pas s'accumuler dans son portefeuille, dans ses tiroirs
ou dans son coffre. Mais, ou bien il les dépose dans une banque de
commerce ou bien il les place. Qu'il les dépose dans une banque de
commerce ou d'épargne, la banque les prête à court terme
à une entreprise pour ses besoins courants, ou bien s'en sert pour
acheter des valeurs. En d'autres termes, Benjamin a placé son argent
directement ou indirectement. Mais quand on place de l'argent, cet argent est
utilisé pour acheter des marchandises de base (immeubles, bureaux,
usines, bateaux, camions ou machines). L'un quelconque de ces achats
introduit de l'argent dans la circulation et donne autant de travail que si
on avait dépensé pareille somme en consommations directes.
L'épargne donc, dans notre monde moderne n'est
qu'une autre forme de la dépense. La seule différence réside en ce que
l'argent est transféré à quelqu'un d'autre qui l'utilise
pour créer de nouveaux moyens de production.
En
ce qui concerne la création d'emplois, il apparaît que les
dépenses faites par Benjamin et son épargne donnent autant de
travail à la société et mettent autant d'argent en
circulation que le fait Alvin par ses seules dépenses, sans épargne.
La seule différence est que la façon de dépenser d'Alvin
est plus visible aux yeux de tous, tandis qu'il faut consacrer plus
d'attention et réfléchir un peu pour admettre que chaque dollar
économisé par Benjamin donne autant de travail que chaque
dollar lancé à la ronde par Alvin.
Douze
ans se passent. Alvin est ruiné. On ne l'aperçoit plus dans les
boîtes de nuit ni dans les boutiques élégantes, et ceux
qui autrefois le portaient aux nues ne parlent plus de lui que comme d'un
nigaud. Il écrit à Benjamin des lettres pour lui demander son
aide. Et Benjamin, qui continue à épargner et à
dépenser dans les mêmes proportions, procure du travail autour
de lui plus que jamais, car son revenu, grâce à ses placements,
a augmenté. Son capital s'est accru aussi. De plus, grâce
à ses placements, la richesse et le revenu national se sont
développés, il y a plus d'usines et plus de production
qu'auparavant.
2
Mais
cet exemple des deux frères ne peut suffire à dissiper toutes
les erreurs de jugement qui se sont répandues pendant toutes ces
années récentes au sujet de l'épargne. Il est
nécessaire de leur consacrer un peu plus d'attention. Beaucoup d'entre
elles proviennent de confusions si élémentaires que cela en est
incroyable, surtout lorsqu'on les rencontre chez des écrivains
économistes de grande réputation. On se sert du mot
épargne par exemple dans deux sens différents : parfois pour
signifier la thésaurisation de l'argent, parfois pour dire placement
d'argent, et sans préciser dans quel sens on l'emploie, gardant la
confusion entre eux.
Accumuler
de l'argent, billet sur billet, sans raison et sans cause justifiée,
et ce sur une large échelle, est nuisible dans presque tous les cas.
Mais cette sorte de thésaurisation est extrêmement rare. Quelque
chose qui y ressemble, mais doit en être distingué
soigneusement, est ce qui se produit après une
dépression dans les affaires. On réduit alors et la
dépense et le placement. Les clients n'achètent plus. S'ils
s'abstiennent ainsi, c'est pour une bonne part qu'ils craignent de perdre
leur travail et qu'ils désirent conserver leur argent le plus
possible, et s'ils le font, ce n'est pas tant par désir de consommer
moins que par prudence : ils veulent faire durer leur pouvoir d'achat sur une
longue période au cas où ils perdraient leur emploi.
Une
autre raison incite les consommateurs à ne pas acheter. Les prix de
toutes choses ont baissé et ils escomptent une autre baisse. En
remettant leurs achats à un peu plus tard, ils espèrent obtenir
davantage pour la même somme. Ils ne veulent pas transformer leur
argent en marchandises dont les cours baissent mais préfèrent
le garder, puisqu'ils supposent que sa valeur (relative) va augmenter.
La
même perspective les fait s'abstenir de placer cet argent, ils ont
perdu confiance en la rentabilité des affaires, ou du moins ils
supposent que s'ils attendent quelques mois ils pourront acheter des actions
ou des obligations à un cours meilleur.
Nous
pouvons nous les représenter, soit comme se refusant à
acquérir des marchandises sujettes à une baisse des cours, soit
comme désirant conserver une monnaie susceptible de revaluation.
C'est
jouer sur les mots que de baptiser « épargne » cette
abstention momentanée devant l'achat. Cette abstention ne repose pas
du tout sur les mêmes raisons que celles sur lesquelles se fonde
l'épargne. Et c'est une erreur plus grande encore d'affirmer que cette
prétendue « épargne » est la cause des
dépressions économiques. Elle en est, au contraire, la
conséquence.
Il
est vrai que ce refus d'acheter peut accentuer et prolonger une crise
déjà commencée. Mais ce n'est pas elle qui l'a fait
naître. Quand parfois l'État se met à intervenir
capricieusement dans les affaires et que l'on ne voit pas très bien
où il veut en venir, un malaise se produit. On ne place plus ses
bénéfices. Les particuliers comme les entrepreneurs laissent
leurs soldes créditeurs s'accumuler dans leur compte en banque. Ils
gardent des réserves plus amples contre l'imprévu. Cette
retenue du capital peut paraître la cause d'une dépression
subséquente des affaires. Il n'en est rien. La cause véritable
est l'incertitude qu'on éprouve quant aux intentions du gouvernement.
Le gonflement des liquidités des entrepreneurs comme des particuliers
n'est guère que l'un des chaînons de toute la chaîne de
conséquences qu'entraîne ce malaise économique. Rendre l'épargne
excessive responsable de la dépression des affaires, serait comme
si on attribuait une baisse sur le prix des pommes non à une
récolte abondante, mais au refus des consommateurs de les payer plus
cher.
Mais
dès que l'on se met à tourner en raillerie une coutume ou une
institution, n'importe quel argument, même absurde, paraît bon.
On nous dit que les industries de biens de consommation sont
constituées en vue d'une certaine demande, et que si les gens
s'abstiennent d'acheter, ils vont décevoir cette expectative et
provoquer une crise. Cette assertion repose sur l'erreur que nous avons
déjà vue, et qui consiste à oublier que l'argent
économisé sur les biens de consommation est
dépensé en biens de capitalisation, et que «
économiser » ne veut pas forcément dire qu'un seul dollar
soit retiré de l'ensemble des dépenses. Le seul
élément de vérité dans cette thèse, c'est
que tout changement qui se produit avec soudaineté risque de ne
pouvoir se régler. Ce serait une même perturbation si les
consommateurs s'abstenaient soudain d'acheter une marchandise en se portant
brusquement sur une autre. Et ce serait tout aussi néfaste pour
l'ensemble de l'économie si les épargnants orientaient
brusquement leurs demandes de biens de capitalisation vers les biens de
consommation.
On
s'attaque encore à l'épargne en disant que c'est tout
simplement absurde d'en faire. Et on raille le XIXe siècle
pour avoir soi-disant inculqué aux individus une doctrine qui les
incite à arrondir sans cesse un gâteau qu'ils ne mangent jamais.
C'est là dessiner une image enfantine et bien naïve de
l'épargne. On se rendra mieux compte de son mécanisme en
brossant un tableau un peu plus précis de ses éléments.
Décrivons,
par exemple, une nation qui, dans son ensemble, épargne environ 20 %
de ce qu'elle produit en un an. Ce chiffre dépasse de beaucoup
l'épargne nette qui s'est en effet réalisée aux
États-Unis d'après les statistiques officielles [3]. Mais prendre un chiffre rond facilite le
raisonnement et donne le bénéfice du doute à tous ceux
qui croient que nous avons été des «
super-épargnants ».
Grâce
à cette épargne annuelle et aux investissements qu'elle permet,
la production totale annuelle du pays s'accroîtra chaque année. (Pour
étudier ce seul phénomène de l'épargne nous ne
tenons pas compte pour l'instant des booms, des dépressions ou autres
fluctuations qui le compliqueraient). Fixons cet accroissement annuel de la
production à 2 1/2 %. (Parlons d'intérêt simple au lieu d'intérêt
composé afin de simplifier nos calculs). Nous obtenons le tableau
suivant pour une période de 11 années.
Année
|
Production totale
|
Production des biens de consommation
|
Production des biens de production
(capitaux)
|
1re
|
100
|
80
|
20 [4]
|
2e
|
102,5
|
82
|
20,5
|
3e
|
105
|
84
|
21
|
4e
|
107,5
|
86
|
21,5
|
5e
|
110
|
88
|
22
|
6e
|
112,5
|
90
|
22,5
|
7e
|
115
|
92
|
23
|
8e
|
117,5
|
94
|
23,5
|
9e
|
120
|
96
|
24
|
10e
|
122,5
|
98
|
24,5
|
11e
|
125
|
100
|
25
|
Remarquons
tout d'abord, en étudiant ce tableau, que le total de la production
s'accroît chaque année, et cela grâce à l'épargne,
et que sans elle il ne grandirait pas. (On peut très bien supposer que
les améliorations et les nouvelles inventions sur les machines ou
autres capitaux de production pour une valeur égale à celle des
anciens accroîtrait la productivité nationale ; mais cet accroissement
ne serait que très modéré, et cet argument en tout cas
suppose l'existence préalable d'un capital suffisant pour avoir
rendu possible la création de l'équipement). L'épargne a
servi, année après année, à multiplier les
machines, ou améliorer la valeur de celles qui tournaient
déjà, ce qui a multiplié le rendement des biens de la
nation tout entière. Le gâteau donc est chaque année de
plus en plus gros. (Par quels étranges raisonnements est-on amené
à considérer cela comme néfaste). Il est vrai qu'on
s'abstient de le manger tout entier chaque année. Mais ce n'est pas
une contrainte absurde ou restrictive, car chaque année on consomme un
gâteau de plus en plus gros, si bien que, après onze ans
écoulés, suivant l'exemple de notre tableau, le gâteau
des consommateurs seuls est égal aux deux gâteaux réunis
des producteurs et des consommateurs de la première année. Et
de plus, le capital industriel et la capacité de production sont
eux-mêmes de 25 % plus grands que la première année.
Faisons
plusieurs autres remarques. Le fait que 20 % du revenu national est retenu
chaque année pour l'épargne ne gêne en aucune
manière les industries consacrées aux biens de consommation. Si
elles ne vendent que les 80 unités qu'elles produisent la
première année (et qu'il n'y ait pas de hausse des prix
causée par une demande non satisfaite), elles ne seront pas assez
sottes pour établir leurs plans de production comme si elles devaient
vendre 100 unités la deuxième année. Les industries de
biens de consommation, en d'autres termes, sont déjà
réglées sur l'hypothèse que le taux d'épargne va
se maintenir comme avant. Seule une épargne accrue et inattendue
bouleverserait leurs projets et leur laisserait des produits invendus.
Le
même bouleversement, nous l'avons déjà remarqué,
atteindrait les industries des biens de capitalisation si l'on s'abstenait
soudain et en masse de placer des capitaux. Si l'argent réservé
antérieurement à ces placements était tout d'un coup
utilisé à l'achat de biens de consommation, cela ne multiplierait
pas les emplois, mais causerait une hausse des prix des biens de consommation
et une baisse sur les biens de capitalisation. Le premier résultat que
ce changement aurait dans l'économie générale serait un
déplacement forcé de la main-d'œuvre et une constraction
momentanée de l'emploi, par suite de l'effet produit sur les
industries des biens de production. Et sa conséquence plus lointaine
serait une chute de la production au-dessous du niveau qu'elle aurait atteint
sans cela.
3
Nous
n'en avons pas fini avec les ennemis de l'épargne. Ils commencent par
faire une distinction, assez juste d'ailleurs, entre l'épargne et le
placement. Mais ensuite ils en parlent comme si ces deux notions pouvaient
varier chacune séparément et comme si ce n'était que par
accident qu'elles puissent parfois être égales entre elles. Et
ils vous en font une menaçante peinture. D'un côté on
voit les épargnants continuant à mettre leur argent de
côté, stupidement, sans aucun but ; de l'autre on nous montre
toutes les possibilités de placement qui ne peuvent absorber cette
épargne. Il ne peut en résulter, bien sûr, qu'un marasme
lamentable. Il n'y a plus qu'une solution, déclarent-ils, le
Gouvernement doit mettre la main sur ces épargnes stupides et malfaisantes
et les utiliser d'une manière quelconque, même si ce n'est
qu'à creuser des fossés inutiles ou ériger des pyramides
pour venir à bout de cet argent et fournir du travail à la
main-d'œuvre.
Tout
est si invraisemblablement faux dans ce tableau et dans cette «
solution » que nous ne pouvons signaler qu'une partie des erreurs qui
les composent. L'épargne ne peut excéder les placements que
pour les sommes effectivement thésaurisées en espèces [5]. Il y a bien peu de gens, de nos jours,
dans un pays industriel moderne comme les États-Unis pour conserver
des pièces de monnaie ou des billets dans leur bas de laine ou sous
des matelas. Dans la faible mesure où cela peut arriver, cela a déjà
exercé ses effets sur les affaires et sur le niveau des prix. Parfois
même ces effets ne se cumulent pas. La déthésaurisation
se produit quand les avares entasseurs viennent à mourir et que leurs
trésors sont découverts et dépensés, et cela
compense, probablement, la thésaurisation nouvelle. En fait, les
sommes que tout cela représente sont vraisemblablement insignifiantes
dans leurs effets sur l'activité des affaires.
Si
l'on place son argent dans les caisses d'épargne ou dans les banques
commerciales, celles-ci, nous l'avons vu, sont désireuses de le
prêter et de l'investir aussitôt. Elles ne peuvent se permettre
de conserver des fonds inactifs. La seule raison qui incitera les gens
à augmenter leur encaisse liquide, ou les banques à garder des
fonds inactifs et à en perdre l'intérêt, c'est, nous
l'avons vu, la peur que les prix des marchandises ne subissent une baisse
prochaine, ou la crainte des banques de courir un risque trop grand avec leur
capital. Mais cela n'arrive que si déjà sont apparus les signes
avant-coureurs d'une crise, et ce sont eux qui provoquent la
thésaurisation et non pas celle-ci qui amène la crise.
A
part donc cette thésaurisation négligeable (et même
celle-ci pouvant être regardée comme un placement direct en
monnaie), l'épargne et le placement sont amenés à se
trouver en équilibre de la même manière que le sont
l'offre et la demande d'un marchand quelconque. Car nous pouvons
définir l'épargne et le placement comme étant
respectivement l'offre et la demande d'un capital nouveau. Et de le
même manière que l'offre et la demande de n'importe quelle
marchandise sont égalisées par le prix, de même l'offre
et la demande de capitaux le sont par le taux de l'intérêt. Le
taux de l'intérêt n'est que le nom spécial donné
au prix du capital emprunté. C'est un prix comme un autre.
Toute
cette question a été si terriblement embrouillée toutes
ces années-ci par des sophismes compliqués et par les
politiques successives des gouvernements qui se fondaient sur eux, que l'on
pourrait presque désespérer de revenir au bon sens et à
la raison dans ce domaine. On a comme une phobie maladive des taux
d'intérêt un peu élevés. On vous démontre
que si les taux en sont trop hauts l'industrie n'aura aucune raison
d'emprunter et d'investir ses capitaux dans de nouvelles usines et installations
de nouvelles machines. Cet argument a tant frappé le public que les
gouvernements, dans les dernières décennies, ont poursuivi par
des moyens artificiels la politique de la monnaie bon marché. Mais en
ce qui concerne la demande accrue de capitaux, cet argument néglige
les conséquences d'une telle politique sur l'offre de capitaux. C'est
là un exemple de plus de cette erreur qui consiste à ne voir
l'effet d'une politique que sur un groupe et d'oublier de considérer
les autres groupes qu'elle peut affecter.
Si
l'on maintenant le taux l'intérêt trop bas par rapport aux
risques encourus, les capitaux ne seront plus ni épargnés ni
prêtés.
Ceux
qui prônent l'argent bon marché croient que l'épargne se
fait automatiquement, qu'elle reste insensible au taux de
l'intérêt qu'on lui offre, parce que le riche rassasié ne
peut rien faire d'autre de son argent. Ils ne prennent pas la peine de nous
dire à quel niveau de son revenu se fixe un minimum d'épargne
sans égard au taux de l'intérêt ou au risque que
comportent les prêts possibles.
C'est
un fait que, quoique le volume de l'épargne du riche soit sans aucun
doute proportionnellement moins affecté par les variations du taux de
l'intérêt que ne l'est celui de l'homme simplement aisé,
en réalité, l'épargne de chacun de nous est à
quelque degré fonction de ce taux de l'intérêt. Soutenir,
par exemple, en se servant d'une argumentation poussée à
l'extrême, que le volume des épargnes réelles ne serait
pas réduit si l'on diminuait fortement le taux de
l'intérêt, c'est comme si l'on affirmait que la production
totale de sucre ne diminuerait pas si l'on en baissait
considérablement le prix, et que les producteurs les plus efficients,
ceux qui produisent au moindre coût, en fourniraient tout autant
qu'avant. Cet argument ne tient pas compte de l'épargnant marginal, et
même en vérité il néglige la grande
majorité des épargnants.
En
maintenant le taux de l'intérêt artificiellement bas, on obtient
le même résultat que lorsqu'on maintient n'importe quel prix
au-dessous du cours normal du marché. La demande augmente et l'offre
baisse. La demande de capital augmente et l'offre de capital existant baisse.
La rareté apparaît et le libre jeu économique est
faussé. Il est exact qu'une réduction artificielle du taux de
l'intérêt encourage l'accroissement des emprunts. Cela tend
à multiplier les entreprises fortement spéculatives, qui ne
peuvent se maintenir que dans les conditions artificielles qui leur ont
donné naissance. En ce qui concerne l'offre, la réduction
artificielle du taux de l'intérêt décourage
l'économie et la saine épargne. Elle entraîne à
une raréfaction relative du capital réel.
On
peut évidemment maintenir l'argent à un taux artificiellement
bas par des injections continuelles de crédit ou de monnaie pour
suppléer à l'épargne réelle. Cela peut donner
l'illusion qu'il y a plus de capitaux, de la même manière que
l'on croira avoir plus de lait si l'on y ajoute de l'eau. Mais c'est une
politique d'inflation continue qui accumule de nombreux dangers, et une crise
éclatera pour peu que la tendance inflationniste se retourne ou
simplement s'arrête, ou même si elle continue, mais à
cadence ralentie.
[Il
reste à dire qu'alors que si de nouvelles injections de devises ou de
crédits bancaires peuvent dans un premier temps, et temporairement,
réduire les taux d'intérêt, la continuation de cette
pratique conduit en fait à faire monter les taux
d'intérêt. Il en est ainsi parce que de nouvelles injections de
monnaie tendent à diminuer le pouvoir d'achat de la monnaie. Les
prêteurs finissent par comprendre que la monnaie qu'ils prêtent
aujourd'hui vaudra moins dans un an, disons, quand on la leur remboursera.
Par conséquent, ils ajoutent au taux d'intérêt normal une
prime destinée à compenser cette perte attendue du pouvoir
d'achat de leur monnaie. Cette prime peut être élevée,
selon l'ampleur de l'inflation attendue. Ainsi, le taux
d'intérêt annuel de bons du Trésor britannique est
monté à 14 % en 1976 ; les bons émis par le gouvernement
italien rapportaient 16 % en 1977 ; et le taux d'escompte de la banque
centrale du Chili grimpa à 75 % en 1974 (Édition de 1979,
traduit par Hervé de Quengo).]
Si
bien que, en bref, une politique de monnaie bon marché peut apporter
dans les affaires des fluctuations plus violentes que celles qu'elle se
propose de calmer ou d'empêcher. Si l'on ne se mêle pas de
vouloir influer sur le taux de l'argent par une politique d'inflation, les
épargnes accrues créent leur propre demande par le moyen
naturel de la baisse des taux d'intérêt. L'offre plus grande
d'épargne cherchant à se placer oblige les épargnants
à accepter des taux plus bas. Mais ces taux mêmes permettent
à un plus grand nombre d'entreprises d'emprunter, parce que le profit
escompté par elles, grâce aux nouvelles installations et aux
machines neuves qu'elles achèteront avec ces avances, l'emportera
vraisemblablement sur la somme qu'elles ont à payer pour l'emprunt.
4
Nous
arrivons maintenant à la dernière idée fausse au sujet
de l'épargne que je voudrais étudier. On affirme souvent qu'il
y a des limites au-dessus desquelles on ne peut placer de nouveaux capitaux,
ou même que ces limites sont déjà atteintes. Il est
déjà difficile d'admettre que des ignorants puissent croire une
telle chose, mais que dire lorsqu'un économiste averti l'admet
également ? Presque toute la richesse du monde moderne, ce qui la
distingue presque entièrement du monde pré-industriel du XVIIe
siècle, est faite de capital investi. Ce capital est constitué
en partie par beaucoup de choses qu'on ferait mieux d'appeler des biens
durables de consommation, tels que autos, frigidaires, mobiliers,
écoles, collèges, églises, bibliothèques,
hôpitaux et surtout les maisons particulières d'habitation.
Jamais, depuis que le monde existe, il n'y a eu pléthore de tout cela.
Et, depuis la deuxième guerre mondiale qui en a tant détruit,
et a tant empêché d'en construire, nous en avons un manque
invraisemblable. Et même si nous n'avions assez d'immeubles et de
maisons, simplement en quantité, on peut affirmer qu'il n'y a pas de
limite possible ou désirée à l'amélioration en
qualité de ces maisons, sauf dans les meilleures d'entre elles.
Le
second aspect sous lequel se présente le capital est ce que nous
pouvons appeler le capital proprement dit. Ce sont, par exemple, les instruments
de production, depuis la cognée la plus primitive, le couteau ou la
charrue jusqu'à la machine la plus perfectionnée, le
générateur électrique le plus puissant, ou le cyclotron
ou l'usine la plus merveilleusement équipée. Là encore,
en quantité et surtout en qualité, l'expansion possible et
désirable est sans limite. Il n'y aura pas de capital « en
excédent » tant que le pays le plus arriéré ne
sera pas aussi bien techniquement équipé que le plus
avancé, tant que l'usine la plus retardataire aux États-Unis ne
sera pas dotée de l'installation de l'usine la plus
perfectionnée, et jusqu'à ce que les instruments de production
ne pourront plus aller au-delà de leur propre perfectionnement,
atteignant le point où l'esprit humain ne pourrait aller plus haut.
Tant que l'une de ces conditions ne sera pas remplie, il subsistera une
possibilité indéfinie d'appel à des capitaux neufs.
Mais
comment ce capital nouveau peu-il être « absorbé » ,
Comment peut-on le rémunérer ? Si on le met de
côté et qu'on l'épargne, il s'absorbe de lui-même
et se paye lui-même. Car les producteurs investissent leur
épargne en nouveaux biens de production, c'est-à-dire qu'ils
achètent des outillages nouveaux, meilleurs et plus
perfectionnés parce que ces instruments nouveaux réduisent leur
coût de production. Ou bien ils fabriquent des objets que le travail
humain réduit à ses propres forces ne pourrait fabriquer (et
ceci comprend presque tous les biens qui nous entourent, tels que les livres,
les machines à écrire, les autos, les locomotives, les ponts
suspendus) ; ou bien ils accroissent en d'énormes proportions les
quantités de ces biens qui peuvent être produits, ou encore (et
ce n'est que dire la même chose sous une autre forme) ils
réduisent le coût de production à l'unité. Et comme
il n'y a pratiquement aucune limite à la réduction du
coût unitaire de production — jusqu'à ce que tout puisse
être produit pour rien — il n'y a également aucune limite
à l'étendue d'un nouveau capital qui pourrait être ainsi
absorbé.
La
réduction continue du coût unitaire de production, grâce
à l'emploi de capitaux nouveaux, entraîne l'une ou l'autre des
conséquences suivantes, ou les deux. Cela réduit les prix des
marchandises pour le consommateur, et cela augmente le salaire du travailleur
qui emploie les machines nouvelles, car cela accroît la
productivité de son travail. Si bien qu'une machine nouvelle profite
à la fois à celui qui s'en sert directement et à la
grande famille des consommateurs. Et en ce qui concerne ces derniers, on peut
dire, soit qu'elles leur fournissent davantage de produits et qui sont de
meilleure qualité pour la même dépense ou, ce qui revient
au même, qu'elles augmentent leurs revenus réels. En ce qui
concerne les travailleurs qui utilisent ces machines nouvelles, elles augmentent
leur salaire réel doublement, puisqu'elles augmentent aussi leur
salaire en espèces. On ne peut trouver meilleur exemple que
l'industrie automobile. L'industrie américaine de l'automobile paie
les salaires les plus élevés au monde, et compte parmi celles
qui donnent les salaires les plus élevés en Amérique. Et
pourtant les fabricants américains de voitures peuvent vendre à
plus bas prix que tous les autres au monde, parce que leur coût de
production à l'unité est plus bas. Et le secret de ce fait est
dû à ce que le capital utilisé pour fabriquer les
voitures automobiles est plus grand par ouvrier et par voiture que partout
ailleurs dans le monde.
Et
pourtant il se trouve des gens pour croire que nous sommes au bout de ce
progrès [6], et d'autres pour
croire que, même si ce n'est pas vrai, le monde est forcé de
continuer à épargner et ajouter sans cesse à son
capital.
Il
me semble qu'il n'est pas difficile de décider, après cette
analyse, de quel côté se trouve la folie.
Notes
[1] Karl Rodbertus, La Surproduction
et les Crises, 1850 (Éd. Angl. p. 51).
[2] Hartley Withers, Pauvreté
et gaspillage (1914).
[3] Historiquement, 20 %
représenteraient à peu près le montant brut de la
portion du produit national consacré chaque année à la
formation du capital. Mais quand on en déduit les
prélèvements faits sur le capital en vue de la consommation,
alors le pourcentage net des épargnes se ramène à
12 % environ du revenu national. (George Terborgh, The Bogey of Economic
Maturity, 1945). [En 1977, l'investissement intérieur privé
brut était estimé officiellement à 16 % du produit
national brut (Ajout de l'édition de 1979, traduit par Hervé
de Quengo).]
[4] On suppose, évidemment, que
la formation des épargnes et des placements se faisait
déjà selon ce même taux.
[5] La plupart des divergences qui
séparent les économistes sur les diverses thèses
exposées à ce sujet proviennent de différences dans les
définitions. On peut définir épargne et placements
comme étant rigoureusement identiques ; il en résulte
nécessairement qu'ils seront égaux. Pour ma part, j'ai choisi
de définir les épargnes en terme de monnaie et les placements
en termes de biens réels. Cela correspond, en gros, à l'usage
courant lequel, cependant, n'est pas toujours très logique.
[6] Pour une réfutation
statistique de cette erreur, voir George Terborgh : The Bogey of Economic
Maturity, 1945. [Les partisans de la thèse de la «
stagnation » réfutée par le Dr. Terborgh ont
été remplacés par les émules de Galbraith, qui
prêchent une doctrine similaire. (Ajout de l'édition de 1979,
traduit par Hervé de Quengo).]
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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