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L’aveugle et le paralytique

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Published : May 17th, 2011
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Category : Editorials

 

 

 

 

Dans une ambiance qui ne s’y prêtait pas, les regards tournés vers un commissariat de Manhattan, puis un tribunal, les ministres des finances européens ont sans surprise donné leur feu vert au plan de sauvetage du Portugal, l’obstacle des Finlandais levé, leurs conditions acceptées. Les banques portugaises sont instamment priées de ne pas se délester en douce de la dette de leur pays ! Le FMI devrait suivre d’ici vendredi.


78 milliards d’euros seront prêtés dans le cadre d’un programme de trois ans, en contrepartie d’un ensemble de mesures budgétaires et de privatisations. Le communiqué commun ne mentionne toutefois pas le taux auquel le prêt est consenti, une question qui faisait débat et a une forte résonance en Irlande et en Grèce, les deux pays demandant une révision à la baisse du leur. Selon le ministre portugais des Finances, Fernando Teixeira dos Santos, un taux d’intérêt moyen d’environ 5,1% devrait être appliqué.


Pour la Grèce, il a été décidé de reporter la décision, après un échange montrant l’étendue des désaccords. Au final, le si déterminant signal envoyé aux marchés est d’une grande confusion. Tout est donc loin d’être bouclé, tant en raison de la demande allemande d’attendre le rapport de la Troïka, pour gagner du temps, que des fortes divergences persistantes qui ont tourné à la foire d’empoigne ces derniers jours. Chacun y allant de sa formule selon un large éventail allant d’une restructuration de la dette – les variantes ne manquant pas – à la réalisation prioritaire d’un programme massif de privatisations en Grèce. Le tout dans une cacophonie que le défaut subit du directeur général du FMI n’a pas contribué à résorber. La BCE reste intransigeante et les Allemands louvoient, tout le monde y va de sa recette ou préfère se taire. Aux dernières nouvelles Angela Merkel et son ministre des finances, Wolfgang Schaüble, ne seraient pas d’accord.


Le dénominateur commun vers lequel les 27 semblaient s’acheminer – mais qui s’éloigne – serait de procéder non pas à une restructuration de la dette privée, mais à un reprofilage des emprunts réalisés dans le cadre du premier plan de sauvetage, qui pourrait être accompagné d’une baisse des taux d’intérêt. Une subtilité linguistique qui signifie rééchelonnement.


En réalité, toutes les options étaient sur le tapis, mais la décence voulait que celle de la restructuration dure de la dette que représenterait une décote ne soit pas évoquée ouvertement. Car ce n’est pas ainsi que l’on discute de ces choses-là : « En public, nous sommes très réticents à débattre de restructuration » a fait savoir Mark Rutte, le ministre néerlandais.


Ce nouveau plan n’est qu’à l’état d’ébauche, car il devra être accompagné – pour être présentable – d’un programme grec de privatisations, et peut être aussi d’un nouveau prêt, difficile à éviter. L’anticipant, Maria Fekter, la ministre autrichienne des finances, a déclaré que « Les Grecs doivent s’aider eux-mêmes », faisant valoir que le pays avait « un très haut potentiel de privatisations ». Jean-Claude Junker, en fin de réunion, a confirmé que le gouvernement grec s’était engagé en ce sens. Le plus facile a été déblayé, reste ce qui divise…


Outre la composition de ce cocktail, il faudra aussi déterminer jusqu’à quelle date ce nouveau plan permettra à la Grèce de ne pas revenir sur le marché obligataire. Fin 2013 est dans la ligne de mire, afin de gagner deux ans. Enfin, la participation des créancier privés devra être ou non intégrée et calibrée. Selon l’Allemagne qui semble y tenir, le reprofilage ne devrait pas uniquement concerner les détenteurs publics de la dette. Cela sera le gros morceau.


« Tout le monde est le bienvenu » a dans l’immédiat clamé Maria Fekter, comme si elle dressait la liste des invitations à une garden-party. On croit déjà entendre les ricanements des marchés, persuadés que les auteurs de ce plan ne font que reculer pour mieux sauter.


Réunis symboliquement à Athènes en congrès, les syndicats européens sont plus saumâtres, se préparant faute de mieux à « réinterroger l’avenir de l’Europe », tout en mettant en cause l’hégémonie des marchés financiers ainsi que la montée de la xénophobie et de la tentation du chacun pour soi. « Les travailleurs paient pour une crise dont ils ne sont pas responsables » est la phrase qui revient dans toutes les interventions.


Parlant de la Grèce à Berlin, Olli Rehn, le commissaire aux affaires économiques, ne leur a pas donné tort en y expliquant « qu’il est illusoire de penser qu’il y a une alternative à un programme de réformes » ; celui-ci doit être accéléré et accompagné de la mise en œuvre « d’un programme de privatisation complet ».


Voix discordante dans le concert, Günther Oettinger – le commissaire à l’énergie qui vient de faire parler de lui pour son intransigeance à propos des tests de résistance des centrales nucléaires européennes – s’est pour sa part déclaré en faveur d’un « programme de conjoncture européen » destiné aux pays « qui ne sont pas pour le moment compétitifs » : « Nous devons – a-t-il proposé – construire de la création de la valeur  : dans l’artisanat, dans les services, dans l’industrie ». Une sorte de plan Marshall sans le nom, tel que des députés allemands de l’opposition l’ont évoqué à propos de la Grèce. Ayant le mérite de poser implicitement une question esquivée par ceux qui n’ont comme seul credo que « le retour à la compétitivité » : comment y parvenir, dans quel domaine et avec quels moyens ?


Pendant que les Européens piétinent et s’enferrent, les Américains sont poussés dans leurs derniers retranchements. Non seulement à cause de la nouvelle date couperet du 16 mai – que le Trésor a annoncé pouvoir reculer jusqu’au 2 août en n’effectuant pas certains payements – qui concerne une fois de plus le plafonnement de la dette par la loi ; mais aussi avec la fin du programme d’achat des obligations américaines par la Fed, en juin prochain.


Tout en faisant la part de la dramatisation propre aux négociations de relèvement du plafond de la dette, car c’est la loi du genre, les propos tenus par Barack Obama ont été très alarmistes. La perspective que le Congrès ne parvienne pas à un accord, devant l’intransigeance des républicains, risquerait selon lui et cette fois-ci de faire réellement redouter aux marchés financiers que les Etats-Unis n’honorent pas leur dette. Même s’ils n’en donnent pas signe pour l’instant. « Cela pourrait défaire le système financier tout entier » a mis en garde Barack Obama. « Nous pourrions subir une récession encore plus grave que celle que nous venons de traverser. Une crise financière mondiale plus grave encore. »


Les termes du débat entre républicains et démocrates peuvent se résumer dans toute leur simplicité : les premiers veulent prioritairement réduire les dépenses de protection médicale des pauvres et des personnes âgées, ainsi que les impôts des entreprises, les seconds voudraient augmenter les impôts sur les plus hauts revenus, ce que les premiers refusent.


Une étude du cabinet Hay Group est venue à point nommé éclairer symboliquement ce débat. Selon ses conclusions, la rémunération des directeurs généraux des grandes entreprises américaines a progressé de 11% sur les douze derniers mois, après une année précédente où elle était restée stable. Ce que les conseils d’administration ont voulu récompenser, est-il mis en valeur, ce ne sont pas les résultats économiques de ces entreprises, mais la hausse du cours de leur action en bourse. Une progression qui n’est pas sans relation avec le programme de Quantitative Easing (création monétaire) de la Fed…


Interrogé début avril dernier par la commission des finances du Sénat, Tim Geithner – le secrétaire d’Etat au Trésor – avait répondu « Bien sûr ! » à la question d’un sénateur lui demandant : « Si vous étiez les Chinois, nous prêteriez-vous mille milliards supplémentaires ». « Le monde – affirma-t-il à l’occasion – perçoit toujours les Etats-Unis et le système politique américain comme étant à la hauteur pour faire aboutir des réformes, renforcer l’économie et revenir à une situation budgétaire plus viable. » La suite de l’audition illustre comment l’honorable secrétaire d’Etat et son gouvernement sont le dos au mur : «  Si vous regardez le coût auquel nous empruntons aujourd’hui ; vous voyez qu’il y a toujours une confiance énorme dans le monde dans la capacité de système politique ». Il aurait pu ajouter et dans la profondeur des coffres de la Fed.


Précisément, que va-t-il se passer lorsque le programme actuel de la Fed prendra fin en juin prochain ? Le Trésor sera clairement le grand perdant de l’affaire, si un QE3 (Quantitative Easing) ne prend pas la succession du QE2. Pour leur part, les analystes financiers considèrent dans leur majorité qu’une grande tension affecterait les marchés des actions, des matières premières et du crédit, avec comme conséquence une chute potentielle de la croissance américaine et une récession à la clé. Tous les marchés financiers ont en effet été portés ces deux dernières années par la distribution abondante des liquidités de la Fed, occasionnant des bénéfices très importants pour tous les intervenants sur les marchés ; le tapis leur serait brutalement retiré de dessous les pieds, au risque de tout déséquilibrer.


Mais le tableau pourrait être plus sombre encore, si les acheteurs américains de la dette se mettaient à la bouder, comme le principal d’entre eux, Pimco, l’a déjà publiquement préconisé. Car ils craignent qu’une augmentation des taux obligataires sera inévitable dans ce contexte maintenu de poursuite des déficits, ayant comme corollaire la baisse de la valeur des obligations d’Etat qui les atteindrait.


La décision de la Fed – croient ceux qui pensent qu’elle en restera là dans l’immédiat – pourrait reposer sur la publication de bons indicateurs économiques, mais ceux-ci sont pour le moins très hypothétiques. D’autres estiment, que les signes d’inflation aidant, la Fed ne pourra pas se permettre de remettre au pot au risque de l’alimenter à nouveau. D’autres enfin s’attendent à ce que le baril de pétrole connaisse à nouveau une fulgurante montée de son prix, ce que l’économie pourrait très mal le supporter, incitant au contraire la Fed à lancer un nouveau programme. Bref, nul ne sait, les impératifs sont éminemment contradictoires, et c’est bien là le problème.


Intervenant après que Standard & Poor’s a fait savoir que la note AAA de la dette américaine n’était pas nécessairement éternelle, lançant ainsi un sacré pavé dans la mare, Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, a estimé que les Etats-Unis manquaient d’un « plan crédible, à moyen terme, pour réduire leurs déficits budgétaires ». « Il y a des raisons d’être inquiet », a-t-il reconnu, « le fossé idéologique est énorme entre démocrates et républicains sur la façon de traiter le problème ». Il aurait aussi pu dire que ni les uns ni les autres ne pouvaient se résoudre à sanctionner le déclin américain, se reposant sur un fond idéologique commun qui, au train où vont les choses, ne va bientôt plus reposer que sur des souvenirs.


On devine pourtant d’où va venir l’impulsion. Le Comité consultatif du Trésor pour les questions d’emprunt (TBAC), qui regroupe les dirigeants des principales mégabanques et fonds d’investissement intervenant sur le marché de la dette, a pris sa plume pour écrire à Tim Geithner. « Les risques qu’un défaut de paiement ferait peser à long terme sont si élevés que tout retard dans le relèvement du plafond de la dette est susceptible d’avoir des conséquences négatives sur les marchés, bien avant que le dit défaut ne se produise réellement ». On ne pouvait signifier plus clairement que le petit jeu habituel du relèvement de ce plafond à l’arraché au dernier moment, pour le recommencer trois mois plus tard, n’est plus possible.


En référence à l’avertissement sans frais donné par Standard & Poor’s, le même courrier comminatoire avertissait qu’une baisse de chaque cran de la note ferait monter d’un point les taux obligataires, pouvant déclencher « une autre crise financière catastrophique, après celle de 2007-2009 dont le monde ne s’est pas encore remis ».


L’aveugle américain soutien le paralytique européen; quel autre diagnostic pourrait être tiré de l’examen de la situation des grands pays occidentaux ? Le Japon fait quant à lui face à une catastrophe qui va certes relancer l’activité, à la faveur de sa reconstruction, mais accroître encore l’endettement du pays. Ce n’est pas ainsi qu’il parviendra à sortir de sa trappe à liquidité, après avoir déjà essayé de le faire avec une politique de grands travaux.


Les investisseurs japonais, sollicités pour la financer, vont-ils réellement pouvoir continuer à acheter comme ils l’ont fait jusqu’à maintenant la dette américaine et ne vont-ils pas rapatrier leurs capitaux ? La boucle est bouclée, mais dans le mauvais sens.




Billet rédigé par François Leclerc



Paul Jorion




(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.   

 

 

 

 

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Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).
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