Stupéfaction : il semblerait que l’ENA, l’École Nationale d’Administration, la prestigieuse fabrique française de politiciens, ne soit pas exactement aussi bien gérée qu’il faudrait. Vraiment, la surprise est totale.
Aujourd’hui chargée d’assurer la sélection et la formation initiale et continue des hauts fonctionnaires de l’administration française par petits paquets de 80 à 100 élèves, l’ENA est donc cette école qui aura fourni pléthore de préfets, de ministres et quelques présidents à la République naïvement reconnaissante. On pouvait donc raisonnablement s’attendre à ce que l’administration d’une telle institution, sa gestion notamment, soit irréprochable tant l’exemple doit être montré dès le début de la carrière des élites qu’elle forme.
Malheureusement, comme en témoigne un article paru récemment dans Acteurs Publics, il n’en est rien : grâce à la fuite (pratique ?) d’une note interne et confidentielle révélée par ce journal, on découvre que l’ENA est confronté depuis quatre ans à un important déficit d’un montant de 1,83 millions d’euros pour l’année 2015.
Comme explication, il semble que ce sont les charges de fonctionnement liées à l’augmentation mécanique de la masse salariale qui provoquent cette difficulté, d’autant que l’État – le petit coquin – verse une subvention qui ne représente plus que 75% des charges au lieu de 83% comme jusqu’en 2006. La note estime même que le montant alloué annuellement, de 31 millions d’euros, « a été grignoté depuis 2012 alors que dans le même temps les charges grimpaient en flèche »…
Voilà qui est particulièrement savoureux, à plusieurs titres.
D’une part, parce que cette information illustre de manière lumineuse la façon dont fonctionnent nos administrations. L’ENA, de ce point de vue, n’est pas différente des autres et son excellence affichée pour la galerie laisse place, quand on y regarde de plus près, à l’habituelle médiocrité de gestion qu’on retrouve partout, dans toutes les administrations, sans la moindre originalité.
D’autre part, parce que les solutions envisagées pour résoudre le problème ne sont pas différentes de ce qu’on trouve partout ailleurs : avec la même propension à prendre son temps pour noter le problème et en envisager une résolution, on retrouvera les mêmes petites pleurnicheries réclamant « plus de moyens », alpha et oméga des solutions envisagées dans les institutions publiques. L’équilibre d’un budget passe systématiquement par l’adaptation des recettes aux dépenses et non l’inverse. Et même s’il est envisagé de réduire la voilure en diminuant le nombre d’élèves (et donc, le service rendu pour l’argent dépensé), il n’est pas envisagé de débaucher du personnel surnuméraire.
Reconnaissons-le : déloger ou ré-allouer des fonctionnaires est toujours tâche délicate. On peut tout de même reprocher à cette institution le même défaut que toutes les autres, à savoir d’avoir embauché sans précaution lorsque c’était facile et politiquement rentable, et ne plus savoir revenir en arrière lorsque les années de vaches maigres arrivent. La prudence et la bonne gestion, c’est pour les autres, les bons pères de famille, les chefs d’entreprises du privé, et les sales capitalistes dont on se moque d’ailleurs in peto avant d’aller les voir pour renflouer les trous…
Enfin, ces déficits de l’énarchie illustrent aussi très bien les manœuvres régulières pour camoufler la situation exacte (ici de l’institution, et plus largement, du pays) : il a fallu quatre ans pour qu’on apprenne le vilain petit secret (notez bien que les difficultés ont commencé à poindre en 2012, à l’arrivée de Hollande au pouvoir – coïncidence probablement, mais qui reste amusante). Pendant ces quatre années, on s’étonne que trop peu fut fait pour redresser la barre, et on s’étonne aussi que personne, semble-t-il, n’en ait rien su.
Cette dernière remarque n’est pas anodine. Elle est en fait la marque de fabrique de toute une génération de décideurs politiques dont on se demande si, finalement, ils n’ont pas spécifiquement été entraînés pour ça, l’ENA ayant après tout pour but, bien avant de former des élites pointues, de produire des administrateurs sur un moule spécifique dans lequel la bonne gestion du pays devient parfaitement accessoire, « Ne Pas Faire De Vagues » devenant un leitmotiv gravé dans le marbre et expliquant très bien toutes les dérives de laxisme observées à tous les étages de la République…
Et dans ce cadre, le camouflage de la dérive budgétaire de l’ENA trouve un écho particulièrement croustillant dans le dernier tour de passe-passe hollandesque pour diminuer artificiellement la dette française.
C’est le Canard Enchaîné qui dévoilait l’affaire il y a quelques jours : pour amoindrir les trous du budget régulièrement en déficit, Bercy émet chaque année des OAT (obligations à termes du Trésor). Mais dans un marché où les taux négatifs font rage et la rentabilité est à peu près impossible à trouver, le Ministère a choisi de déclencher la ruée des investisseurs en proposant un taux à 5 ou 6%, ce qui amène ces derniers à acheter ces obligations au-dessus de la valeur officielle d’émission, jusqu’au double : quand l’État vend pour un milliard d’OAT en valeur officielle, il peut en encaisser deux.
Fort bien, d’autant que la manipulation permet d’une part de réduire le déficit immédiat, et d’autre part de contenir le ratio entre la dette et le PIB qui grâce à cette opération ne dépasse pas les 100% (98% en 2015).
Sauf que ce joli habillage de la réalité a un coût : pour chaque milliard ainsi emprunté, cette différence de taux ajoute 60 millions d’intérêts à rembourser tous les ans, au lieu des 5 millions d’une OAT à taux normal.
Très concrètement, les générations futures, toujours choyées lorsqu’il s’agit de taxer les voitures à essence et favoriser les énergies « vertes », se prennent un magnifique high-kick dans les gencives à chaque nouvelle émission de ces OAT dopées.
Ici, on a largement dépassé le point où on maquille un peu les chiffres statistiques pour camoufler une vérité douloureuse à présenter devant les Français alors que les élections approchent : à présent, on est dans le maquillage des comptes de la Nation eux-mêmes, dans le plus parfait cynisme.
Les déboires de l’ENA montrent de façon limpide que nos dirigeants ont été à « bonne école », que la bonne gestion et la bonne administration sont une véritable Terra Incognita dès qu’il s’agit d’argent public, et que s’il est possible de camoufler quatre années de trous pour cette école, il n’y aura aucun problème ni financier, ni moral, à utiliser toutes les astuces financières les plus risquées et les plus coûteuses pour camoufler la situation économique désastreuse du pays.
Pire encore : si on découvre que depuis plusieurs années, le cynisme des uns et le jmenfoutisme des autres a permis ces bidouilles à 60 millions d’euros pièce, quelles surprises encore plus coûteuses se cachent dans les comptes de la Nation ?
Non, décidément, ce pays est foutu.