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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Une
très relative accalmie est intervenue hier, succédant à
la journée folle de mardi, pendant laquelle la crise européenne
s’est emballée. Mercredi donc, les ténors de la politique
européenne se sont succédés à des tribunes de circonstance
pour tenter de calmer un jeu qui leur échappait des doigts, afin
d’assurer les yeux dans les yeux que le Portugal et l’Espagne
n’étaient pas la Grèce – comme s’il
s’agissait de cela ! -, qu’il n’y avait rien à
craindre de ce côté-là, qu’aucune nouvelle attaque
n’était à redouter. Comme s’il fallait conjurer le
mauvais sort et opposer le faible rempart de certitudes de façade
à une crise qui continuait de gronder. Dans l’attente
d’une nouvelle réplique qui ne saurait manquer.
Les marchés manifestaient pourtant leur
mécontentement. Sur les places boursières, les valeurs
financières continuaient d’entraîner les indices dans leur
chute, sans trop faire de détail entre les banques et leurs exposition à la Grèce. Certes, le
marché obligataire se détendait, mais si lentement. Tandis que
l’agence Moody’s annonçait que la note du Portugal allait
être révisée, à la baisse de plusieurs crans,
n’augurant rien de bon de ce côté.
En
réalité, tout le monde s’efforçait de soupeser la
dynamique de la crise européenne, à l’aune de ses
manifestations. D’un côté les signaux précurseurs
d’une nouvelle offensive en direction d’un Etat, l’Espagne
semblant être la cible sans que les marchés ne
s’attardent sur le Portugal, position trop petite qui tombera dans la
foulée. De l’autre l’édifice chancelant du
système bancaire européen, qui vient d’être
découvert coupable du délit de consanguinité avec la
dette publique de la zone euro. Enfin, dans les rues d’Athènes,
la Grèce hier secouée par les premières manifestations
tragiques d’une protestation qui s’annonce
déterminée, qui reprend aujourd’hui en menaçant de
se développer.
En
ce jour d’élections britanniques, sans connaître leur
résultat, le cours de la livre sterling donne à son tour des
signes de fléchissement prononcé, après avoir
déjà perdu 25% de sa valeur dans cette crise. La contagion ne
concerne pas uniquement la zone euro. L’Espagne levait 2,345 milliards
d’euros en obligations à cinq ans, à un taux moyen de
3,532%, nettement plus élevé que les 2,81% de la
précédente émission de mars, et s’estimait
heureuse d’y être parvenue sans plus de dégâts. Les
Portugais avaient fait de même hier, levant 500 millions d’euros
mais à un taux multiplié par quatre. L’euro continuait de
plonger, alors que les taux obligataires des pays de la liste noire
montaient.
C’était
sans doute ailleurs qu’il fallait chercher l’information la plus
importante à cet égard. Faisant écho aux innombrables
analyses qui fleurissent, symbolisées par le coup de gueule de Daniel
Cohn-Bendit (« Vous êtes fous ! », a-t-il
apostrophé les édiles européens depuis le Parlement),
mettant en doute que le gouvernement Grec puisse tenir sa feuille de route,
jugeant une restructuration de sa dette inévitable, au plus tard quand
il lui faudra revenir sur le marché.
Reprenant
une idée lancée en début d’année par
Wolfgang Schaüble, le ministre allemand des
finances, Axel Weber, président de la Bundesbank et membre du conseil
des gouverneurs de la BCE, relançait hier l’idée
d’une procédure codifiée d’insolvabilité des
Etats, impliquant une restructuration de leur dette avec abandon de
créances en cas de crise. Une manière dans son esprit de
responsabiliser non pas directement les Etats mais les marchés,
qui auraient plus à perdre, et de leur faire jouer avec davantage de
détermination leur rôle de gendarme des premiers.
L’affaire
était présentée à l’appui de la politique
défendue par le gouvernement allemand, arc-bouté sur sa ligne
de défense totalement enfoncée du pacte de stabilité.
Mais elle est aussi l’expression de l’une des dynamiques et
issues de la crise actuelle; l’une des réponses possibles
à la constatation qui se fait graduellement jour : il n’est
pas réaliste d’espérer résorber la dette publique
européenne sans croissance et avec le seul levier de mesures d’austérités,
alors que les marchés jouent les trouble-fêtes.
Une
grosse difficulté survient immédiatement,
l’hypothèse d’une restructuration de la dette publique
européenne soulevée. Quid des banques, qui en seraient les
premières victimes ? Pourraient-elles et dans quelles conditions
soutenir le choc ? Car celles-ci font actuellement l’objet de toutes
les discrètes attentions, après avoir manifesté une
fragilité inattendue. Bien qu’elles continuent – pour les plus
importantes d’entre d’elles – à afficher depuis ce
matin des résultats mirobolants pour ce premier trimestre, elles se
résolvent à avouer du bout des lèvres des expositions au
risque grec plus importantes qu’annoncées.
Or,
le risque de contrepartie est brusquement de retour en force en Europe, comme
aux plus beaux jours de la chute de Lehman Brothers. Se défiant les unes des autres –
ce qui en dit long sur la crédibilité qu’elles accordent
à leurs déclarations réciproques quant à leur
exposition grecque – mêmes les plus grandes banques
européennes doivent en ce moment subir des taux
d’intérêts en flèche, tandis que les plus faibles
sont pratiquement coupées du marché. Signe de ces tensions,
rappelant la situation de 2008, l’essentiel du marché interbancaire
est concentré sur des prêts « overnight »
(afin de passer la nuit au calme).
Cet
aspect de la crise, bien que relégué au second rang de
l’actualité, n’en est pas moins particulièrement
préoccupant, imposant aux ministres des finances de monter au
créneau pour négocier avec les banques, sans que l’on
connaisse les contreparties proposées ou les engagements pris, afin
qu’elles conservent leurs lignes de crédit grecques. La BCE
accueille désormais en pension sans discrimination la dette grecque,
ce qui revient à indirectement la financer. Certains se demandent, en
dépit des bonnes intentions proclamées, si certaines banques
n’auraient pas déjà tenté de diminuer leur
exposition, en raison de la détérioration de leur
évaluation sur le marché des CDS. Une manière de se
défausser mais aggravant la crise de la dette publique.
Tout
ceci met en évidence qu’une faillite organisée d’un
ou de plusieurs Etats déséquilibrerait à nouveau un
système bancaire dont la bonne santé affichée continue
d’être trompeuse. Alors qu’il est déjà sous
la menace de devoir progressivement renforcer ses fonds propres, et
qu’il en négocie pied à pied avec le Comité de
Bâle les modalités et le calendrier. Il n’y a pas
matière à panique dans l’immédiat, mais le mécanisme
d’une crise aiguë est enclenché. Ce jeudi matin,
Moody’s s’est inquiété de la situation des banques
de plusieurs pays, débordant le cadre de la zone euro, puisqu’il
s’agit de l’Espagne, l’Italie, l’Irlande, du Portugal
et du Royaume-Uni.
Les
bulles financières publiques et privées,
décidément, continuent de s’alimenter mutuellement.
C’est la raison pour laquelle une solution ultime, une arme atomique
disent ceux qui commencent à évoquer la nécessité
de son emploi, commence à être préconisée :
l’achat de la dette publique européenne, rompant un tabou devenu
un luxe que l’on ne peut plus se permettre.
Tout
honte bue, la BCE a déjà du faire volte-face, ainsi que manger
son chapeau. Dans le premier cas, en revenant sur sa décision de
restreindre les conditions dans lesquelles elle acceptait de prendre des
titres en pension, pour au contraire commencer à les élargir,
faisant déjà de la dette grecque un cas à part. Dans le
second, en ne pouvant s’opposer à l’intervention du FMI
sur sa chasse gardée. Ce n’est que le début d’un
cheminement, prédisent des analystes, qui la mène irrésistiblement
à Canossa.
Sur
la pente qu’elle a commencé à emprunter, débordant
de sa mission de lutte contre l’inflation pour apporter son soutien
à la réduction de la dette publique, la BCE a les moyens
d’une riposte graduée aux atteintes des marchés. Elle
peut d’abord conforter davantage les banques en abaissant son taux,
toujours à 1%, ou en élargissant à la dette
d’autres pays les mesures d’accueil prises en faveur des titres
grecs. Au final, la logique de la crise serait qu’elle engage une
politique de création monétaire, à l’instar de
toutes ses éminentes collègues occidentales –
américaine, britannique et japonaise – qui jouent ainsi
pleinement leur rôle de prêteur en dernier ressort. La
réunion de la BCE à Lisbonne, aujourd’hui jeudi,
n’est à cet égard qu’un tour de chauffe. Les portes
ne seront pas nécessairement ouvertes, mais il va être
significatif qu’elles ne seront pas fermées.
Les
discours prononcés depuis deux jours mettent désormais
l’accent pour tous les pays européens, quel que soit le nom qui
lui est donné, sur la rigueur et les coupes budgétaires. La
Grèce peut enfin être invoquée à la fois comme un
exemple et un repoussoir. Mais les mains qui tiennent ses cartes là ne
sont pas assurées au moment de les poser sur la table, d’autant
qu’il va falloir le faire simultanément dans toute
l’Europe et qu’une contagion est également à
craindre de ce côté-là.
Devant
tant d’inconnues, au moins une question n’a plus besoin
d’être posée. Le calendrier de retour aux normes du pacte
de stabilité n’est ni pour demain, ni pour
après-demain ; il n’est donc plus nécessaire de se
demander quand il va falloir en renégocier les termes, mais plus
simplement quand son caractère caduc va être publiquement
reconnu. Un véritable déchirement pour l’équipe
allemande, car il impliquera que soient engagées non pas des mesures
institutionnelles – ce péché mignon de la
coopération européenne – mais une réflexion
d’ensemble avec ses collègues sur la politique économique
de la région. Le titre d’une future chronique à ce propos
est tout trouvé : « A la recherche de la croissance
perdue ». En attendant, la réunion de demain des chefs
d’Etat et de gouvernement ne devrait être l’occasion que de
nouvelles gesticulations et coups de menton à la tribune. Il est trop
tôt, ces gens-là Monsieur ne savent désormais
réagir que forcés et contraints, obligés de prendre
désormais des décisions qu’ils considèrent comme
contre-nature. Ils vont encore une fois envoyer des signaux, il faudrait des
mesures.
A
ce propos, ils devraient se remémorer la petite musique qu’a
commencé à fredonner le FMI, et qui est désormais
entrée dans la maison. Elle s’écrit sur deux
portées : l’idée qu’un taux d’inflation
plus élevé est envisageable (ce qui revient à
préconiser une politique de relance budgétaire) et son
corollaire pour soutenir la dépense publique et dégonfler la
bulle de la dette, en proposant de financer au niveau du FMI celles-ci
grâce à l’émission d’une nouvelle monnaie
mondiale.
Nous
ne sommes pas encore au bancor, mais cela y
mène tout droit. Même si le chemin qui y conduit va être
parcouru en zig-zag. En effet, comment
pourrions-nous nous étonner qu’une approche monétaire
de la crise surgisse prochainement dans ce monde qui ne jure que par ce type
de solution ? Abordant enfin cette clé de voûte
qu’est le système monétaire international, à bout
de souffle après avoir servi sans interruption dans sa configuration
actuelle depuis sa formalisation par les accords de la Jamaïque de 1976.
C’est la seule manière de colmater le grand
déséquilibre de la dette entre pays développés
et pays émergents, tant que l’on ne se résout pas
à aborder l’encore plus ambitieux dossier de la
répartition inégale de la richesse, qui n’a fait que
parallèlement s’accentuer des deux côtés à
la faveur de la mondialisation.
Demain
sera un autre jour.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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