« Chaque
troisième mercredi de chaque mois, neuf membres d’une
société de l’élite de Wall Street se rencontrent
dans Midtown Manhattan [le quartier des affaires de New York]. Ils partagent
un même objectif : protéger les intérêts des
grandes banques qui agissent sur le vaste marché des produits
dérivés, l’un des plus profitables – et
controversé – de la finance. Ils ont aussi en commun des
secrets, le compte-rendu de leurs réunions de même que leurs
identités, strictement confidentiels ».
C’est ainsi que Louise
Story débute son
article dans le New York Times, dont elle est une journaliste
financière vedette. Au terme d’une enquête fouillée,
elle met en évidence, détails et noms à l’appui,
les mécanismes utilisés par les mégabanques
qui dominent le marché des produits dérivés. Dans le but
d’empêcher que de nouveaux entrants élargissent leur club
très restreint et afin que continue à régner sur ce
marché une totale opacité, garante de leurs immenses profits.
Les noms de ses membres sont
ceux du gratin de la banque : Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan
Chase, UBS, Deutche Bank, Barclays, Crédit
Suisse, Citigroup, Bank of America.
Tous se retrouvent membres du comité du risque de ICE, une
nouvelle chambre de compensation des produits dérivés qui a
vocation à dominer ce marché, mais également au
comité de nombreux autres, ainsi qu’à la direction de
l’International Swaps and Derivatives Association
(ISDA), le lobby international qui fait la pluie et le beau temps sur ce
marché.
Ce n’est
évidemment pas par hasard, car ces comités du risque des
chambres de compensation qui ont poussé comme des champignons ont
été investis par la loi Dodd-Frank de
régulation financière de très importants pouvoirs.
Notamment ceux de décider quels sont les produits
dérivés qui n’ont pas à utiliser les services des
chambres de compensation – et restent ainsi totalement
négociés de gré à gré – au
prétexte qu’ils ne sont pas standardisés et ne peuvent
donc être compensés. Ainsi que de déterminer le
coût du service, qui s’ajoute aux commissions des banques, et les
montants financiers qui doivent être apportés en couverture. Les
mégabanques sont donc totalement juges et
parties.
Sur ce marché, les
commissions bancaires ne sont pas connues, et il n’y a pas comme sur le
marché boursier de cote officielle à la disposition des
intervenants. Les banques achètent et vendent à des prix
qu’elles seules connaissent, fixant ainsi leur marge selon leur bon
vouloir.
« Pas un seul
domaine financier n’est probablement aussi profitable aujourd’hui
que les produits dérivés », explique Louise Story. « Plus
que l’activité de prêt, celle des cartes de crédit,
des fusions et acquisitions ou de la gestion de fortune. »
poursuit-elle, pour conclure : « Le secret qui entoure le
marché des produits dérivés est un facteur clé
des importants profits réalisés par les banques ».
Les moyens dont elles disposent et qu’elles mobilisent pour le
protéger sont à l’avenant.
Ce qui n’est
pas sans expliquer comment elles sont parvenues à faire barrage avec
succès à des dispositions trop incisives du Congrès, et
comment elles peuvent encore prétendre bloquer, fort de
l’appui massif des républicains – mais de
démocrates également – les nouvelles dispositions que
cherche à prendre la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), le régulateur
compétent, afin de limiter le contrôle des chambres de
compensation par les banques.
Le Département de la
justice a pour sa part engagé une enquête afin de
vérifier l’existence éventuelle de pratiques tombant sous
le coup de la loi anti-trust, qui sont de notoriété publique
à Wall Street, dont on attend avec intérêt les
résultats.
Ironiquement, les positions
prises par les mégabanques ont pour origine
une demande de l’administration aux mégabanques.
Devant la panique crée par la menace d’effondrement d’AIG,
qui assurait avec des CDS de nombreuses grandes banques, celle-ci
était autant que les régulateurs dépassée par les
événements et ignorante du fonctionnement de ce marché
sur lequel elle n’avait aucune prise. Au milieu de la tourmente, les
régulateurs se tournèrent donc vers les banques pour leur
demander de monter dans l’urgence une chambre de compensation, afin de
réduire les risques et stabiliser le marché. InterContinentalExchange (ICE), qui compensait
déjà les commodities et les futures,
servit de base.
Au fil de son enquête,
Louise Story raconte comment les mégabanques
firent par la suite obstacle aux velléités d’autres
intervenants d’entrer sur le marché des chambres de
compensation, avec également comme souci d’empêcher
l’avènement d’une quelconque cotation électronique
des produits dérivés, qui apporterait de la transparence et
risquait de court-cicuiter les banques. Citadel Group, un très important hedge fund qui chercha à
s’y lancer en joint venture avec le Chicago Mercantile Exchange, dut
finalement y renoncer au terme de batailles de coulisses homériques.
Elle narre également
comment certaines banques, telle Bank of New York Mellon, essayèrent
de rentrer dans le « club des négociants en
dérivés », comme il est appelé à Wall
Street, pour en être rejeté par le physionomiste.
Cette histoire appelle-t-elle
d’autres commentaires ?
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
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en tout ou en partie à condition que le présent alinéa
soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il
pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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