Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Les
ministres des finances européens nous offrent actuellement une image
saisissante de l’indécision générale qui
s’est instaurée en Europe, que ce soit à propos des
priorités économiques à adopter ou des réformes
financières à entreprendre ou faire valoir.
A
court terme, à l’épreuve du feu dans le cadre de la crise
grecque, tiraillés entre des impératifs contradictoires, les
ministres laissent le gouvernement grec fragilisé sur le fil du
rasoir. Minimisant l’éventualité de leur intervention,
ils poursuivent une discussion sans fin à propos d’un
hypothétique plan de soutien financier et se réfugient
derrière l’argutie que les Grecs ne sont pas demandeurs (ils
demandent pourtant une solidarité qui leur fait défaut
concrètement), pour en reporter à plus tard la décision
finale.
Pis,
ils laissent planer la plus grande ambiguïté sur les conditions
financières dans lesquelles le gouvernement grec pourrait
accéder à des prêts bilatéraux, refusant de
confirmer clairement – ou affirmant même le contraire – que
leurs taux pourraient être inférieurs à ceux auquel ce
dernier doit consentir aux marchés, afin de soulager son plan global
de résorption du déficit.
En
attendant, les Grecs vont devoir très prochainement poursuivre leurs
opérations de refinancement de leur dette, sans aucune
lisibilité sur leurs conditions. Laissant subsister un facteur
d’incertitude non seulement sur leur situation propre, mais par
ricochet sur celle de toute la zone euro. Ce qui représente une
incontestable incitation à la poursuite de la crise que connaît
l’euro.
Sous
la contrainte, après qu’il ait été tardivement
compris qu’un lâchage de la Grèce n’était pas
dans les moyens de la zone euro, le tandem franco-allemand parvient
difficilement à accoucher d’un semblant d’accord, qui
devra encore être finalisé et adopté par les Chefs
d’Etat ou de gouvernement. C’est un tout petit pas vers
l’adoption de mesures de renforcement de la cohésion de la zone
euro. Vu les conditions dans lequel il a pu être effectué, on
mesure tous ceux qui restent à accomplir afin qu’un dispositif
permanent puisse être mis en place, afin de faire face aux
inévitables crises futures qui vont la secouer. Le système
d’aides bilatérales finalement adopté est en effet le
degré le plus élémentaire des différentes options
possibles.
Le lancement
d’une discussion à propos d’un Fonds monétaire
européen a dans l’immédiat tourné court, alors
qu’il apparaissait de plus en plus que ce projet avait comme vocation
essentielle d’instaurer un système de contraintes et de
sanctions au profit d’une politique économique ayant comme seul
objectif d’imposer à tous les pays de la zone euro les stricts
paramètres de déficit que l’Allemagne a
décidé de se donner pour elle-même.
On
comprenait même, au fil des déclarations en provenance de son
initiateur, Wolfgang Schäuble (le ministre des
finances allemand), que la mise sur pied du FME pourrait aller de pair
avec une reconfiguration de la zone euro, après exclusion de celle-ci
de ses mauvais élèves. Le tout témoignant d’une
logique incontestable bien qu’aveugle, car aboutissant
inévitablement à l’approfondissement de la crise
économique européenne (et pénalisant d’autant, par
voie de conséquence, le commerce européen allemand).
Dans
ces conditions, il était impossible d’éviter que
n’éclatent au grand jour des désaccords jusque là
masqués à propos de la politique économique
européenne à suivre dans le cadre de la crise actuelle.
D’accusatrice, l’Allemagne devenait accusée. Pourfendeuse
du laxisme budgétaire des autres, elle est mise en cause en raison
d’un modèle économique reposant sur une modération
salariale favorisant ses exportations, créant au sein de la zone euro
une situation intenable à terme. Permettant d’identifier comme
pathologique un déséquilibre interne à l’Europe de
même nature que celui qui préside aux relations commerciales
sino-américaines !
Les
pays exportateurs sont désormais mis au ban des accusés. Tant
en raison de leur politique salariale que – pour la Chine – de
sous-valorisation de leur devise. Magnifique paradoxe de cette crise que de
voir comment ce qui était hier considéré comme signe
d’excellente santé économique – la puissance
exportatrice d’un pays – est aujourd’hui analysé
comme l’une des causes de déséquilibres devant être
résorbés dans un monde devenu globalisé !
Paradoxe
non moins étonnant, le remède qui est proposé repose sur
une réorientation de la croissance économique de ces pays afin
qu’ils s’appuient sur leur marché intérieur, ce qui
implique une élévation du pouvoir d’achat ! Pour le moins
un virage à 180 degrés par rapport aux décennies qui
viennent de s’écouler ! Une même question ne pouvant
manquer d’être posée dans d’autres pays, comme les
Etats-Unis, où il est établi que la croissance
économique reposait pour l’essentiel sur la consommation des
ménages. Celle-ci n’étant possible que grâce
à l’échafaudage d’un crédit qui n’est
plus envisageable de relancer à l’identique.
La
recherche d’un moteur à la croissance économique va
progressivement s’imposer comme sujet d’interrogation, la seule
lutte contre les déficits publics ne pouvant d’évidence
faire office de politique économique. En réalité,
c’est à cela que nous assistons, sous couvert des
polémiques franco-allemandes que Christine Lagarde a initiées
en accordant son interview au Financial Times critiquant l’orientation
économique allemande. Il est au passage significatif qu’un
étrange mode de discussion sur les questions essentielles semble
s’être instauré entre les gouvernements européens,
qui utilisent le canal de la presse financière internationale pour
débattre entre eux (après le lancement du FME par
Wolfgang Schäuble selon un mode identique ).
Or,
il est trivial que le développement économique à
l’exportation n’est pas en soi une réponse globale
à cette question : le commerce international est par
définition un jeu à somme nulle, qui repose en dernière
instance sur la consommation intérieure. Pour que les exportations des
uns se développent, il faut que la consommation des autres en fasse
autant. L’ajustement des parités monétaires peut
contribuer à équilibrer les flux internes, mais pas à
assurer une croissance globale !
Les marchés pèsent de tout leur poids
actuellement, afin que les gouvernements occidentaux adoptent comme credo la
lutte prioritaire et drastique contre le déficit public. Faisant
preuve du même aveuglement en la circonstance que celui qui a
été le leur pour aboutir au déclenchement de la crise,
ils ne peuvent que créer les conditions de sa poursuite et son approfondissement.
Une
note de l’agence Moody’s mérite à cet égard
d’être longuement citée. Evoquant le Royaume-Uni, la
France, les Etats-Unis, et l’Allemagne, l’agence de notation
délivre son oracle : « Il
n’y a pas de risque immédiat de dégradation des grands
pays AAA, mais le mince risque qu’ils ne parviennent pas à
maintenir leurs finances sous contrôle, et soient donc
dégradés, a augmenté ». L’agence estime
en conséquence qu’il n’est pas possible
« d’esquiver la nécessité de baisser les
dépenses », car laisser en place les plans de relance dans
l’espoir de la relance « mettrait à
l’épreuve la patience et la confiance des marchés
financiers ou des banques centrales, qui pourraient se mettre à
combattre les attentes d’inflation en élevant les taux
d’intérêt ».
La
suite de la note est toute aussi explicite : « La croissance
ne résoudra pas à elle seule l’équation de plus en
plus compliqué de la dette. Maintenir la dette à des niveaux
compatibles avec une notation AAA nécessitera inévitablement
des ajustements budgétaires d’une ampleur telle que, dans certains
cas, cela pourra mettre en cause la cohésion sociale. Nous ne parlons
pas de révolution, mais la gravité de la crise va forcer les
gouvernements à faire des choix douloureux qui vont fragiliser la
société ».
Que
faire, dans ces conditions ? L’OCDE est venue de manière
nettement plus nuancée à la rescousse des gouvernements dans
son rapport annuel, intitulé avec optimisme « objectif
croissance ». En le présentant, Pier Carlo Padoan, son économiste en chef, a expliqué
que « la reprise est en route mais nous ne savons pas si elle est
encore tirée par les politiques de relance ou si elle a acquis sa
propre dynamique ».
En
conséquence, si l’assainissement des finances publiques est
« un enjeu majeur », il va falloir mettre fin aux
mesures de relance, mais de manière graduelle, chaque pays à
son rythme en évitant une trop grande
« synchronisation » des coupes budgétaires qui
aurait des répercussions négatives. La prudence est par
ailleurs également de mise sur la manière d’y
procéder. L’arrêt des plans de relance ne suffira pas, des
réformes structurelles étant « un
élément fondamental de la gestion de la sortie de crise ».
Elles doivent privilégier un accroissement de l’emploi, qui
aboutira à réduire le coût des prestations sociales et
à diminuer ainsi le déficit. Il faudra également
augmenter les impôts, précise le rapport. En ce qui concerne les
dépenses publiques, les « plus productives »
devront être ménagées : éducation, santé,
recherche et développement, transports et infrastructures de
communication. Pour un peu, on s’attendrait à voir
préconisée la réduction des dépenses militaires !
Entre
Moody’s et l’OCDE, c’est donc le grand écart ! A
quel saint les gouvernements doivent-ils se vouer dans ces conditions ?
De
la même manière que les Allemands tentent d’imprimer leur
marque en matière de politique économique européenne,
les Britanniques procèdent de même à propos des projets
de régulation financière. Dans les deux cas, cela ne
mène pas très loin !
La
question de la régulation des hedge funds a ainsi été retirée à
la dernière minute de l’ordre du jour de la réunion des
ministres des finances, devant les désaccords persistants, pour
l’essentiel avec les Britanniques, ce dont Alistair Darling, le
ministre britannique des finances s’est félicité,
estimant que « la sagesse » avait prévalu. Il
avait été envisagé par certains un passage en force,
renvoyant ensuite le dossier pour adoption des mesures envisagées
devant le Parlement européen, qui aurait pu l’adopter. Ce
n’est pas la voie qui a été choisie, non sans rapport
probablement avec la récente rencontre à Londres de Nicolas
Sarkozy et Gordon Brown.
Le
projet de la Commission européenne envisage d’encadrer les fonds
spéculatifs, mais aussi ceux de capital-risque ou
d’investissement. En échange d’une plus grande
transparence et du respect de certaines règles, les fonds
européens pourraient exercer dans toute l’UE. Mais le traitement
des fonds basés hors l’UE, notamment dans des paradis fiscaux,
fait débat. L’AIMA, le lobby international des hedge funds dénonce pour
sa part les aspects « protectionnistes » du projet,
tandis que Timothy Geithner a écrit au nom
du gouvernement américain pour protester contre des mesures qui
seraient selon lui discriminatoires à l’égard des fonds
américains.
Sur
la régulation des produits dérivés, l’autre sujet
d’importance de la régulation, on en est aux entrechats
diplomatiques entre Michel Barnier, commissaire chargé des affaires
financières, et Gary Gensler, président
de l’autorité américaine de régulation des
marchés à terme de matières premières (CFTC), car
toute régulation de ce gigantesque marché de 600 mille
milliards de dollars n’a de sens que si elle est décidée
des deux côtés de l’Atlantique, alors qu’il est
estimé que « 80% de celui-ci échappe à toute
transparence, à toute standardisation, à tout
enregistrement » a estimé à Bruxelles Michel
Barnier.
Des
paroles aimables et des déclarations de bonne volonté
réciproque ont été échangées, sans
qu’aucune disposition tangible n’ait été
évoquée. Afin de mettre en perspective ces conversations, il
n’est pas sans intérêt de rappeler que le projet de loi de
régulation financière, enfin présenté lundi
dernier au Sénat par Christopher Dodd, se
contente d’évoquer la nécessité que les produits
dérivés « standards » passent par des
chambres de compensation. Détail qui n’est pas sans importance :
aucune autre définition de ceux-ci n’est disponible, si ce
n’est qu’ils sont considérés standards… parce
qu’ils passent par une chambre de compensation !
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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