Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Un système sain présente en
général une très grande capacité à
supporter la présence de parasites. Mais si ceux-ci pullulent alors,
passé un certain seuil dans l’affaiblissement, leur
présence peut tuer l’animal. La mort de l’hôte
n’est pas dans l’intérêt du parasite mais comme il
ne sait rien faire d’autre que d’être ce qu’il est
selon sa nature, il n’interrompt pas son effort, provoquant la perte de
son hôte ainsi que la sienne propre.
On en a eu l’illustration en 2009 :
alors que l’économie était toujours dans les derniers
dessous, le secteur bancaire, sauvé par les aides étatiques,
retrouvait la santé et dispensait à nouveau ses largesses
à ses dirigeants et à ses employés les plus talentueux
dans l’accumulation du profit. Largesses qui ne trahissaient pas la
folie, mais ne faisaient que refléter la proportion colossale dans
laquelle ce secteur parvenait à nouveau à détourner vers
lui la richesse. Quand les politiques proposèrent de plafonner les
bonus, ils choisirent d’ignorer que ces primes indécentes
n’étaient que des commissions relativement modestes sur des
sommes elles à proprement parler pharamineuses. Quand des
velléités apparurent de taxer ces profits monstrueux, les
financiers firent immédiatement savoir que toute charge
ponctionnée sur leurs opérations serait automatiquement
répercutée par eux sur leurs clients. Vu
l’impunité de principe dont ils bénéficient, cela
aurait sûrement été le cas.
Au cours des semaines récentes, le
travail d’investigation des régulateurs et les bureaux des
procureurs d’États américains a mis toujours davantage en
lumière le rôle joué par la simple cupidité dans
le déclenchement de la crise. L’économie étant
devenue au fil des années l’otage du secteur financier –
et ceci, d’intention délibérée, par choix
idéologique – s’effondra dans son sillage. Les États
se précipitèrent alors au secours de ce secteur financier, en
raison du risque systémique que son écroulement faisait
courir. Mais en se refusant à opérer dans les activités
financières un tri entre celles utiles à
l’économie (ce que Lord Adair Turner, président de la
FSA, le régulateur des marchés britanniques appelle les
transactions « socialement utiles ») et celles dont la seule
fonction est de siphonner une partie de la richesse vers les plus grosses
fortunes. Les États ayant épuisé leurs ressources,
imposent ce qu’ils appellent l’« austérité
» ou (pourquoi se gêneraient-ils ?) la « rigueur »,
c’est-à-dire se tournent vers les classes populaires et les
classes moyennes en exigeant d’elles par un impôt non-progressif
et en opérant des coupes sombres dans les mesures de protection
sociale en place, de rembourser les sommes manquantes.
La logique en marche est implacable : une
évolution a eu lieu, d’une situation où le parasitisme de
la finance était relativement tolérable à une autre
où il a cessé de l’être. Les États, et les
organismes supranationaux peut-être encore davantage, au lieu de tenter
d’exterminer le parasite, se tournent au contraire vers l’animal
et exigent de lui un effort supplémentaire. Comme c’est de sa
propre survie qu’il s’agit désormais, la réaction
de celui-ci est prévisible.
Imbécillité profonde des
États, encouragée par les « vérités »
charlatanesques de la « science » économique, ou
complicité caractérisée avec les ennemis de leurs
peuples ? Au point où l’on en est arrivé, la distinction
a cessé d’être pertinente. Facteur aggravant : ces
mêmes États ne manqueront pas de considérer que les
sursauts des peuples, réaction saine de leur instinct de survie, sont
excessifs et les condamneront, sans penser à leurs erreurs et à
leur propre responsabilité dans l’aggravation de la crise.
Un retour à la
progressivité de l’impôt est souhaitable. Pourrait-elle
seulement être réinstaurée – ce qui paraît
peu probable vu le pouvoir historique de l’argent à
prévenir un tel rééquilibrage – qu’elle ne
parviendrait encore qu’à figer la concentration de la richesse
dans son état présent. Or cette concentration est telle
aujourd’hui qu’aucune économie ne peut plus fonctionner
dans son cadre : les ressources font à ce point défaut
là où elles sont requises comme avances dans la production des
marchandises ou comme soutien à la consommation des ménages,
que le montant des intérêts versés compris dans le prix
de tout produit ou service rend celui-ci excessif. Il faudra donc
remédier à la concentration des richesses telle qu’elle
existe dans son état présent. C’est seulement
après qu’une certaine redistribution aura été
opérée qu’une imposition progressive pourra
s’assurer que le processus de concentration ne reprenne une nouvelle
fois son cours mortifère. Bien sûr, ceux qui ont accumulé
des fortunes colossales s’affirmeront spoliés (le mot «
liberté » sera sans aucun doute galvaudé par eux une fois
encore) et prétendront que la possession de ces sommes leur est
indispensable pour être ceux qu’ils sont à leurs propres
yeux. La réponse qu’il faudra leur opposer est que l’image
qu’ils se font d’eux-mêmes importe peu puisque leur
fonction est claire désormais : ils se contentent de pomper le sang de
leur hôte. Quant à celui-ci, la dégradation
généralisée du capitalisme l’a acculé
à faire un choix entre sa propre survie et celle des parasites qui
l’infestent. Et ce choix, il l’a fait.
Paul Jorion
pauljorion.com
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le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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