Tenir
un journal de bord de Fukushima Daiichi reposait
sur un pari. En dépit des zones d’ombres volontaires ou non qui
existeraient, le simple déroulé de ce qui était reconnu
allait donner la mesure de l’ampleur de cette catastrophe d’un troisième
type. Il mettrait en évidence la précarité de la
situation et les très grandes difficultés de
l’opérateur à reprendre la main, si toutefois il y
parvenait. Il recèlerait, grâce à ce qu’il allait
relater, une mise en cause des risques démesurés que l’électro-nucléaire faisait prendre quand
l’imprévu et l’incontrôlable survenaient.
Il
mettrait également en évidence, dans ses détails
significatifs, les aléas d’une situation imprévisible
dans son déroulement et les difficultés extrêmes
rencontrées pour y faire face. La dangerosité spécifique
d’une centrale nucléaire ne pouvant être banalisée
en la réduisant à un simple incident industriel.
Des
hypothèses pouvaient être parallèlement
énoncées, se distinguant des propos alarmistes dont Internet
est coutumier d’en véhiculer. Faire ce tri est un apprentissage
collectif.
Sortir
de cet exercice quotidien est nécessaire. Un relais serait
souhaitable, pris par les Japonais et ceux qui sont sur place, afin de rendre
compte du drame humain que cette catastrophe représente pour des
dizaines de milliers de Japonais déplacés de leur lieu de vie
et de travail – souvent de naissance – sans espoir de retour
garanti ou alors lointain. Cette histoire-là faite de vies
brisées reste à écrire et à montrer, dont on ne
connait encore que des fragments. Elle est en soi une terrible condamnation
de l’électro-nucléaire.
Sur
la catastrophe elle-même, considérée sous l’angle
restreint de ce qui se passe à la centrale, le journal déborde
désormais de son objet initial et ne se contente plus de relater les
épisodes d’un sauvetage toujours incertain et plein
d’obstacles, ainsi que d’identifier autant que possible les
dangers toujours présents. De premiers retours en arrière sont
en effet possibles pour l’éclairer, de premières
révélations sont disponibles.
Celles-ci
montrent que l’on est passé au plus près d’une
terrible catastrophe associant fusion du combustible, constitution de corium et percement des cuves des réacteurs,
à l’explosion d’un ou de plusieurs réacteurs en
raison de surpressions internes aux cuves contenant le coeur
des réacteurs. L’enquête ne fait que commencer et il faut
espérer qu’elle sera menée en toute clarté, ce qui
n’est évidemment pas du tout garanti.
Il
est aussi possible d’élargir le champ de vision et de ne pas
considérer le seul site de la centrale, mais de tenter
d’appréhender sous tous ses angles les conséquences de la
catastrophe.
La
consolidation financière de l’opérateur de la centrale, Tepco, a été élaborée dans
l’urgence, car son écroulement aurait de lourdes
conséquences tant en ce qui concerne la maitrise de la situation
à la centrale – pourtant très relative – que
l’approvisionnement en électricité de toute la
région centrale du pays et de Tokyo, qu’en terme de
déstabilisation du système financier japonais et de
d’atteinte aux fonds de pension détenteurs d’obligations
émises par l’entreprise. Autre chose est bien entendu le
jugement que l’on peut porter sur le plan gouvernemental de soutien de Tepco, qui n’a pas encore été
adopté et comporte de nombreuses zones d’ombre.
S’agissant
de la contamination de l’air, des sols et sous-sols, de la mer et de
toute la chaîne alimentaire, d’inquiétantes
découvertes sont à craindre. Les mesure effectuées
risquant de se révéler très partielles ou
sous-estimées, le gouvernement ayant adopté comme
priorité de rassurer les Japonais, quitte à les exposer plus
qu’ils ne devraient l’être. D’ores et
déjà les mesures effectuées sont mises en cause par des
scientifiques japonais, en raison de la hauteur à laquelle elles ont
été effectuées par rapport au sol.
Deux
dangers existent dans ce domaine vital : que la routine s’installe
et que soit admis par résignation ce qui ne devrait pas
l’être : que Tepco ne parvienne pas
à contenir le plus rapidement possible les fuites d’une centrale
qui est une véritable passoire. Le plus visiblement inquiétant
concernant la pollution de l’océan, qui n’est pas exclusif
de contaminations en taches de léopard au sein de larges zones.
Fukushima
est une catastrophe du troisième type, en ce sens que sa phase
proprement critique s’inscrit d’ores et déjà dans
une durée exprimée en mois si ce n’est en années.
Rien n’est encore réglé, beaucoup peut encore survenir.
Les
conséquences de la catastrophe au Japon doivent également
être examinées sous les deux autres angles politique et
économique. En dépit de l’arrivée au gouvernement,
après une longue domination de la droite, d’un parti
qualifié de centre gauche, la structure du pouvoir n’a
pas été mise en cause. En particulier l’étroite
symbiose entre l’industrie nucléaire et l’administration
de l’Etat. Des assurances vont être données en
matière d’indépendance de la surveillance, mais elles
s’annoncent largement formelles.
Que
va-t-il en être du plan de développement de l’électro-nucléaire japonais, de
l’arrêt d’autres centrales situées dans des zones
particulièrement à risque, des réacteurs l’ayant
été seulement provisoirement ? Le complexe nucléaire
japonais n’est pas propre à ce pays et alimente naturellement la
réflexion sur la nature oligarchique du pouvoir dans les
pays occidentaux (pour s’en tenir à eux), parmi d’autres
manifestations.
Au
plan économique, la réflexion ne peut se limiter à une
interrogation sur la durée de la récession dans laquelle le
Japon était déjà plongé, depuis approfondie par
la catastrophe. L’appareil économique a été
profondément perturbé, le maintien de son approvisionnement
énergétique à l’identique est en cause, la
consommation des particuliers a chuté. Les représentants des
milieux d’affaires vivent très mal – et le font savoir
– toute remise en cause, même symbolique, de l’électro-nucléaire, car ils en craignent les
conséquences. Fonder tous les espoirs sur une relance de
l’activité grâce à la reconstruction du pays est
bien léger : les problèmes d’enlisement dont le
Japon ne parvenait pas à sortir vont être en
réalité amplifiés. Son rang de deuxième puissance
économique perdu au profit de la Chine, une descente est
désormais engagée dans un contexte asiatique très
concurrentiel.
Au
plan financier, le pays dispose des ressources pour faire face aux besoins de
cette reconstruction, mais la question est autre : quelle
conséquence cela va-t-il avoir sur le financement de la dette
américaine, dont les Japonais sont le deuxième détenteur
hors Etats-Unis, après les Chinois ? Dans quelle situation de
déséquilibre accrue la banque centrale japonaise va-t-elle
être conduite, qui ne cesse de faire fonctionner la planche à
billets, ainsi que les banques japonaises, qui continuent d’acheter la
dette publique, soutenues par celle-ci. Cette pyramide inversée
peut-elle continuer de se développer ainsi longtemps ?
Hors
du Japon, les conséquences de Fukushima sont moins dramatiques, mais
elles n’en sont pas moins appelées à avoir un large
retentissement.
Le
parc de centrales électro-nucléaires
existant est désormais l’objet de nombreuses suspicions, que les
partisans de cette filière tentent d’atténuer afin
d’éviter des fermetures en série ou la décision de
ne pas en allonger la durée d’exploitation. Les Etats-Unis et
l’Europe sont aux premières loges. Des tests européens,
qui doivent être menés dans l’urgence, calibrés
pour répondre aux besoins des gouvernements plus qu’aux
nécessités de la sécurité nucléaire, font
l’objet de divergences persistantes quant à la nature même
des risques qui vont être testés. Les Britanniques n’ont
pas attendu qu’ils soient tenus pour formuler toutes affaires cessantes
26 « recommandations » pour améliorer la
sécurité des 19 réacteurs en activité, dix autres
étant en projet, avec l’intention d’escamoter la question.
Un doute profond s’est répandu dans l’opinion publique
dont la traduction est difficile à prévoir.
Parallèlement,
il est pleinement confirmé que l’Agence Internationale de
l’Energie Atomique (AIEA), une agence de l’ONU, a totalement
failli, incapable de jouer un quelconque rôle. Le champ libre est donc
laissé aux régulateurs nationaux, suspects de toutes les
connivences avec les mondes qu’ils sont censés surveiller, ce
qui nous rapproche aussi bien de celui de la finance que des rapports entre
les médias et le monde politique, à la lumière
d’une autre affaire en cours. C’est décidément la
nature du pouvoir qui est mise à nu ces derniers temps.
Une
affaire de très gros sous est sous-jacente. Après avoir connu
un creux, l’activité de construction de centrales nucléaires
voyait venir à elle de prometteurs marchés. Soit dans les pays
émergents dont les besoins énergétiques croissent
très rapidement, soit au titre du renouvellement d’un parc
vieillissant et obsolète dans les pays occidentaux.
L’alternative
que représentent les énergies nouvelles connaît un
regain de faveur, d’autant que la hausse du pétrole et du gaz
– quelles qu’en soient les raisons – réduit le
différentiel de coût avec elles. C’est également le
cas avec l’électro-nucléaire, dont
le coût exact est sous-évalué, ne prenant pas en compte
celui de toute la filière, depuis la recherche jusqu’au
démantèlement des centrales et au traitement des déchets
de longue durée, sans compter le coût de ses catastrophes.
Enfin, les exigences de sécurité montent, en dépit du
discours rassurant tenu par les industriels à propos des nouvelles
générations de centrales munies de dispositifs faisant
défaut aux précédentes. Une raison de plus,
d’ailleurs, de les arrêter, sans nécessairement les
remplacer.
Très
réactifs, les lobbies de l’industrie nucléaire, qui
avaient commencé à mettre en scène son retour, sont pris
à contre-pied et ont reconsidéré sans tarder leur
argumentaire et stratégie de communication.
L’actualité
a ses exigences – et ses travers – dans le monde contemporain.
Capable de rendre compte de ce qui se passe sur la planète presque
dans l’instant et de l’oublier tout aussi vite, pour couvrir
une autre dominante. De faire appel à l’affectif en
négligeant analyse et mise en perspective de l’information. La
mémoire n’en est pas effacée pour autant.
Fukushima
a déjà disparu des manchettes et des journaux
télévisés, mais le chapitre entamé n’est
pas clos. La preuve en est que Tchernobyl a marqué plus qu’on
n’aurait pu le croire, le souvenir de l’escamotage du danger qui
avait été opéré ravivé par ce qui est en
train de se passer. La première réaction est désormais
de douter de la version officielle. Facette parmi d’autres d’un
déficit de crédibilité qui atteint le monde politique
dans son ensemble.
Et-il possible d’attendre,
comme si elle était inéluctable, la prochaine catastrophe ?
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*) Un «
article presslib’ » est libre de
reproduction en tout ou en partie à condition que le présent
alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions.
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