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Je voudrais qu'on fondât, un prix,
non de cinq cents francs, mais d'un million, avec couronnes, croix et rubans,
en faveur de celui qui donnerait une bonne, simple et intelligible
définition de ce mot: l'État.
Quel immense service ne rendrait-il pas à la société!
L'État! Qu'est-ce? où est-il? que fait-il? que devrait-il
faire? Tout ce que nous en savons, c'est que c'est un personnage
mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus
tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus
accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu'il y ait
au monde. Car, Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais
je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies; et si vous
en faites, je gage dix contre un que vous chargez l'État de les
réaliser. Et vous, Madame, je suis sûr que vous désirez
du fond du coeur guérir tous les maux de la
triste humanité, et que vous n'y seriez nullement embarrassée
si l'État voulait seulement s'y prêter.
Mais, hélas! le malheureux, comme Figaro, ne sait ni qui entendre, ni
de quel côté se tourner. Les cent mille bouches de la presse et
de la tribune lui crient à la fois:
« Organisez le travail et les
travailleurs.
Extirpez l'égoïsme.
Réprimez l'insolence et la
tyrannie du capital.
Faites des expériences sur le
fumier et sur les oeufs.
Sillonnez le pays de chemins de
fer.
Irriguez les plaines.
Boisez les montagnes.
Fondez des fermes-modèles
Fondez des ateliers harmoniques.
Colonisez l'Algérie.
Allaitez les enfants.
Instruisez la jeunesse.
Secourez la vieillesse.
Envoyez dans les campagnes les
habitants des villes.
Pondérez les profits de toutes
les industries.
Prêtez de l'argent, et sans
intérêt, à ceux qui en désirent.
Affranchissez l'Italie, la Pologne et
la Hongrie.
Élevez et perfectionnez le
cheval de selle.
Encouragez l'art, formez-nous des
musiciens et des danseuses.
Prohibez le commerce et, du même coup,
créez une marine marchande.
Découvrez la
vérité et jetez dans nos têtes un grain de raison.
L'État a pour mission d'éclairer, de développer,
d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser et de sanctifier l'âme des
peuples. »
« Eh! Messieurs, un peu de patience, répond l'État, d'un
air piteux. J'essaierai de vous satisfaire, mais pour cela il me faut
quelques ressources. J'ai préparé des projets concernant cinq
ou six impôts tout nouveaux et les plus bénins du monde. Vous
verrez quel plaisir on a à les payer. »
Mais alors un grand cri s'élève: « Haro! haro! le beau
mérite de faire quelque chose avec des ressources! Il ne vaudrait pas
la peine de s'appeler l'État. Loin de nous frapper de nouvelles taxes,
nous vous sommons de retirer les anciennes. Supprimez:
L'impôt du sel;
L'impôt des boissons;
L'impôt des lettres;
L'octroi;
Les patentes;
Les prestations. »
Au milieu de ce
tumulte, et après que le pays a changé deux ou trois fois son
État pour n'avoir pas satisfait à toutes ces demandes, j'ai
voulu faire observer qu'elles étaient contradictoires. De quoi me
suis-je avisé, bon Dieu! ne pouvais-je garder pour moi cette
malencontreuse remarque?
Me voilà discrédité à tout jamais; et il est
maintenant reçu que je suis un homme sans coeur
et sans entrailles, un philosophe sec, un individualiste, un bourgeois,
et, pour tout dire en un mot, un économiste de l'école anglaise
ou américaine.
Oh! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n'arrête, pas
même les contradictions. J'ai tort, sans doute, et je me
rétracte de grand coeur. Je ne demande pas
mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en
dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s'appelant
l'État, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous
les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour
tous les projets, de l'huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les
souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions
pour tous les doutes, des vérités pour toutes les
intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l'enfance,
du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins,
prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos
curiosités, redresse toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous
dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de
jugement, de sagacité, d'expérience, d'ordre,
d'économie, de tempérance et
d'activité.
Et pourquoi ne le désirerais-je pas? Dieu me pardonne, plus j'y
réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me
tarde d'avoir, moi aussi, à ma portée, cette source
intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel,
ce trésor sans fond, ce conseiller infaillible que vous nommez
l'État.
Aussi je demande qu'on me le montre, qu'on me le définisse, et c'est
pourquoi je propose la fondation d'un prix pour le premier qui
découvrira ce phénix. Car enfin, on m'accordera bien que cette
découverte précieuse n'a pas encore été faite,
puisque, jusqu'ici, tout ce qui se présente sous le nom d'État,
le peuple le renverse aussitôt, précisément parce qu'il
ne remplit pas les conditions quelque peu contradictoires du
programme.
Faut-il le dire? Je crains que nous ne soyons, à cet égard,
dupes d'une des plus bizarres illusions qui se soient jamais emparées
de l'esprit humain. L'homme répugne à la
Peine, à la Souffrance. Et cependant il est condamné par la
nature à la Souffrance de la Privation, s'il ne prend pas la Peine du
Travail. Il n'a donc que le choix entre ces deux maux.
Comment faire pour les éviter tous deux? Il n'a jusqu'ici
trouvé et ne trouvera jamais qu'un moyen: c'est de jouir du
travail d'autrui; c'est de faire en sorte que la Peine et la Satisfaction
n'incombent pas à chacun selon la proportion naturelle, mais que toute
la peine soit pour les uns et toutes les satisfactions pour les autres. De
là l'esclavage, de là encore la spoliation, quelque forme
qu'elle prenne: guerres, impostures, violences, restrictions, fraudes, etc.,
abus monstrueux, mais conséquents avec la pensée qui leur a
donné naissance. On doit haïr et combattre les oppresseurs, on ne
peut pas dire qu'ils soient absurdes.
L'esclavage s'en va, grâce au Ciel, et, d'un autre côté,
cette disposition où nous sommes à défendre notre bien,
fait que la Spoliation directe et naïve n'est pas facile. Une chose
cependant est restée. C'est ce malheureux penchant primitif que portent
en eux tous les hommes à faire deux parts du lot complexe de la vie,
rejetant la Peine sur autrui et gardant la Satisfaction pour eux-mêmes.
Reste à voir sous quelle forme nouvelle se manifeste cette triste
tendance.
L'oppresseur n'agit plus directement par ses propres forces sur
l'opprimé. Non, notre conscience est devenue trop méticuleuse
pour cela. Il y a bien encore le tyran et la victime, mais entre eux se place
un intermédiaire qui est l'État, c'est-à-dire la loi
elle-même. Quoi de plus propre à faire taire nos scrupules et,
ce qui est peut-être plus apprécié, à vaincre les
résistances? Donc, tous, à un titre quelconque, sous un
prétexte ou sous un autre, nous nous adressons à l'État.
Nous lui disons: « Je ne trouve pas qu'il y ait, entre mes
jouissances et mon travail, une proportion qui me satisfasse. Je voudrais
bien, pour établir l'équilibre désiré, prendre
quelque peu sur le bien d'autrui. Mais c'est dangereux. Ne pourriez-vous me
faciliter la chose? Ne pourriez-vous me donner une bonne place? Ou bien
gêner l'industrie de mes concurrents? Ou bien encore me prêter
gratuitement des capitaux que vous aurez pris à leurs possesseurs? Ou
élever mes enfants aux frais du public? Ou m'accorder des primes d'encouragement?
Ou m'assurer le bien-être quand j'aurai cinquante ans? Par ce moyen,
j'arriverai à mon but en toute quiétude de conscience, car la
loi elle-même aura agi pour moi, et j'aurai tous les avantages de la
spoliation sans en avoir ni les risques ni l'odieux! »
Comme il est certain, d'un côté, que nous adressons tous
à l'État quelque requête semblable, et que, d'une autre
part, il est avéré que l'État ne peut procurer
satisfaction aux uns sans ajouter au travail des autres, en attendant une
autre définition de l'État, je me crois autorisé
à donner ici la mienne. Qui sait si elle ne remportera pas le prix? La
voici: L'état, c'est la grande fiction à travers
laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde.
Car, aujourd'hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait
bien profiter du travail d'autrui. Ce sentiment, on n'ose l'afficher, on se
le dissimule à soi-même; et alors que fait-on? On imagine un
intermédiaire, on s'adresse à l'État, et chaque classe
tour à tour vient lui dire: « Vous qui pouvez prendre
loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons.
» Hélas! l'État n'a que trop de pente à
suivre le diabolique conseil; car il est composé de ministres, de
fonctionnaires, d'hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au coeur le désir et saisissent toujours avec
empressement l'occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence.
L'État comprend donc bien vite le parti qu'il peut tirer du rôle
que le public lui confie. Il sera l'arbitre, le maître de toutes les
destinées: il prendra beaucoup, donc il lui restera beaucoup à
lui-même; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le
cercle de ses attributions; il finira par acquérir des proportions
écrasantes.
Mais ce qu'il faut bien remarquer, c'est l'étonnant aveuglement du
public en tout ceci. Quand des soldats heureux réduisaient les vaincus
en esclavage, ils étaient barbares, mais ils n'étaient pas
absurdes. Leur but, comme le nôtre, était de vivre aux
dépens d'autrui; mais, comme nous, ils ne le manquaient pas. Que
devons-nous penser d'un peuple où l'on ne paraît pas se douter
que le pillage réciproque n'en est pas moins pillage
parce qu'il est réciproque; qu'il n'en est pas moins criminel parce
qu'il s'exécute légalement et avec ordre; qu'il n'ajoute rien
au bien-être public; qu'il le diminue au contraire de tout ce que
coûte cet intermédiaire dispendieux que nous nommons
l'État?
Et cette grande chimère, nous l'avons placée, pour
l'édification du peuple, au frontispice de la Constitution. Voici les
premiers mots du préambule: « La France s'est
constituée en République pour... appeler tous les citoyens
à un degré toujours plus élevé de
moralité, de lumière et de bien-être.
»
Ainsi, c'est la France ou l'abstraction, qui appelle les
Français ou les réalités à la
moralité, au bien-être, etc. N'est-ce pas abonder dans le sens
de cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d'une autre
énergie que la nôtre? N'est-ce pas donner à entendre
qu'il y a, à côté et en dehors des Français, un
être vertueux, éclairé, riche, qui peut et doit verser
sur eux ses bienfaits? N'est-ce pas supposer, et certes bien gratuitement,
qu'il y a entre la France et les Français, entre la simple
dénomination abrégée, abstraite, de toutes les
individualités et ces individualités mêmes, des rapports
de père à fils, de tuteur à pupille, de professeur
à écolier? Je sais bien qu'on dit quelquefois
métaphoriquement: La patrie est une mère tendre. Mais pour prendre
en flagrant délit d'inanité la proposition constitutionnelle,
il suffit de montrer qu'elle peut être retournée, je ne dirai
pas sans inconvénient, mais même avec avantage. L'exactitude
souffrirait-elle si le préambule avait dit: « Les
Français se sont constitués en République pour appeler
la France à un degré toujours plus élevé de
moralité, de lumière et de bien-être?
»
Or, quelle est la valeur d'un axiome où le sujet et l'attribut peuvent
chasser-croiser sans inconvénient? Tout le monde
comprend qu'on dise: la mère allaitera l'enfant. Mais il serait
ridicule de dire: l'enfant allaitera la mère.
Les Américains se faisaient une autre idée des relations des
citoyens avec l'État, quand ils placèrent en tête de leur
Constitution ces simples paroles: « Nous, le peuple des
États-Unis, pour former une union plus parfaite, établir la
justice, assurer la tranquillité intérieure, pourvoir à
la défense commune, accroître le bien-être
général et assurer les bienfaits de la liberté à
nous-mêmes et à notre postérité,
décrétons, etc. » Ici point de création
chimérique, point d'abstraction à laquelle les citoyens
demandent tout. Ils n'attendent rien que d'eux-mêmes et de leur propre
énergie.
Si je me suis permis de critiquer les premières paroles de notre
Constitution, c'est qu'il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, d'une
pure subtilité métaphysique. Je prétends que cette personnification de
l'État a été dans le passé et sera dans l'avenir
une source féconde de calamités et de
révolutions.
Voilà le Public d'un côté, l'État de l'autre,
considérés comme deux être distincts, celui-ci tenu
d'épandre sur celui-là, celui-là ayant droit de
réclamer de celui-ci le torrent des félicités humaines.
Que doit-il arriver?
Au fait, l'État n'est pas manchot et ne peut l'être. Il a deux
mains, l'une pour recevoir et l'autre pour donner, autrement dit, la main
rude et la main douce. L'activité de la seconde est
nécessairement subordonnée à l'activité de la
première.
À la rigueur, l'État peut prendre et ne pas rendre. Cela s'est
vu et s'explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui
retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu'elles
touchent. Mais ce qui ne s'est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se
peut même concevoir, c'est que l'État rende au public plus qu'il
ne lui a pris. C'est donc bien follement que nous prenons autour de lui
l'humble attitude de mendiants. Il lui est radicalement impossible de
conférer un avantage particulier à quelques-unes des
individualités qui constituent la communauté, sans infliger un
dommage supérieur à la communauté entière.
Il se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux
manifeste.
S'il refuse le bien qu'on exige de lui, il est accusé d'impuissance,
de mauvais vouloir, d'incapacité. S'il essaie de le réaliser,
il est réduit à frapper le peuple de taxes redoublées,
à faire plus de mal que de bien, et à s'attirer, par un autre
bout, la désaffection générale.
Ainsi, dans le public des espérances, dans le gouvernement deux
promesses: beaucoup de bienfaits et pas d'impôts.
Espérances et promesses qui, étant contradictoires, ne se
réalisent jamais.
N'est-ce pas là la cause de toutes nos révolutions? Car entre
l'État, qui prodigue les promesses impossibles, et le public, qui a
conçu des espérances irréalisables, viennent
s'interposer deux classes d'hommes: les ambitieux et les utopistes. Leur
rôle est tout tracé par la situation. Il suffit à ces
courtisans de popularité de crier aux oreilles du peuple: «
Le pouvoir te trompe; si nous étions à sa place, nous te
comblerions de bienfaits et t'affranchirions de taxes.
»
Et le peuple croit, et le peuple espère, et le peuple fait une
révolution.
Ses amis ne sont pas plus tôt aux affaires, qu'ils sont sommés
de s'exécuter. « Donnez-moi donc du travail, du pain, des
secours, du crédit, de l'instruction, des colonies, dit le peuple, et
cependant, selon vos promesses, délivrez-moi des serres du fisc.
»
L'État nouveau n'est pas moins embarrassé que
l'État ancien, car, en fait d'impossible, on peut bien promettre, mais
non tenir. Il cherche à gagner du temps, il lui en faut pour
mûrir ses vastes projets. D'abord, il fait quelques timides essais;
d'un côté, il étend quelque peu l'instruction primaire;
de l'autre, il modifie quelque peu l'impôt des boissons (1830). Mais la
contradiction se dresse toujours devant lui: s'il veut être
philanthrope, il est forcé de rester fiscal; et s'il renonce à
la fiscalité, il faut qu'il renonce aussi à la
philanthropie.
Ces deux promesses s'empêchent toujours et nécessairement l'une
l'autre. User du crédit, c'est-à-dire dévorer l'avenir,
est bien un moyen actuel de les concilier; on essaie de faire un peu de bien
dans le présent aux dépens de beaucoup de mal dans l'avenir.
Mais ce procédé évoque le spectre de la banqueroute qui
chasse le crédit. Que faire donc? Alors l'État nouveau prend
son parti en brave; il réunit des forces pour se maintenir, il
étouffe l'opinion, il a recours à l'arbitraire, il ridiculise
ses anciennes maximes, il déclare qu'on ne peut administrer
qu'à la condition d'être impopulaire; bref, il se proclame gouvernemental.
Et c'est là que d'autres courtisans de popularité l'attendent.
Ils exploitent la même illusion, passent par la même voie,
obtiennent le même succès, et vont bientôt s'engloutir
dans le même gouffre. C'est ainsi que nous sommes arrivés en
Février. À cette époque, l'illusion qui fait le sujet de
cet article avait pénétré plus avant que jamais dans les
idées du peuple, avec les doctrines socialistes. Plus que jamais, il
s'attendait à ce que l'État sous la forme
républicaine, ouvrirait toute grande la source des bienfaits et
fermerait celle de l'impôt. « On m'a souvent trompé,
disait le peuple, mais je veillerai moi-même à ce qu'on ne me
trompe pas encore une fois. »
Que pouvait faire le gouvernement provisoire? Hélas! ce qu'on fait
toujours en pareille conjoncture: promettre, et gagner du temps. Il n'y
manque pas, et pour donner à ses promesses plus de solennité,
il les fixa dans des décrets. « Augmentation de bien-être,
diminution de travail, secours, crédit, instruction gratuite, colonies
agricoles, défrichements, et en même temps réduction sur
la taxe du sel, des boissons, des lettres, de la viande, tout sera
accordé... vienne l'Assemblée nationale
».
L'Assemblée nationale est venue, et comme on ne peut réaliser
deux contradictions, sa tâche, sa triste tâche, s'est
bornée à retirer, le plus doucement possible, l'un après
l'autre, tous les décrets du gouvernement provisoire. Cependant, pour
ne pas rendre la déception trop cruelle, il a bien fallu transiger
quelque peu. Certains engagements ont été maintenus, d'autres
ont reçu un tout petit commencement d'exécution. Aussi
l'administration actuelle s'efforce-t-elle d'imaginer de nouvelles
taxes.
Maintenant je me transporte par la pensée à quelques mois dans
l'avenir, et je me demande, la tristesse dans l'âme, ce qu'il adviendra
quand des agents de nouvelle création iront dans nos campagnes
prélever les nouveaux impôts sur les successions, sur les
revenus, sur les profits de l'exploitation agricole. Que le Ciel
démente mes pressentiments, mais je vois encore là un
rôle à jouer pour les courtisans de
popularité.
Lisez le dernier Manifeste des Montagnards, celui qu'ils ont émis
à propos de l'élection présidentielle. Il est un peu
long, mais, après tout, il se résume en deux mots: L'État
doit beaucoup donner aux citoyens et peu leur prendre. C'est toujours la
même tactique, ou, si l'on veut, la même erreur.
«
L'État doit gratuitement l'instruction et l'éducation à
tous les citoyens. ».
Il doit: « Un enseignement général et professionnel
approprié autant que possible, aux besoins, aux vocations et aux
capacités de chaque citoyen. »
Il doit: « Lui apprendre ses devoirs envers Dieu, envers les hommes et
envers lui-même; développer ses sentiments, ses aptitudes et ses
facultés, lui donner enfin la science de son travail, l'intelligence
de ses intérêts et la connaissance de ses droits.
»
Il doit: « Mettre à la portée de tous les lettres et les
arts, le patrimoine de la pensée, les trésors de l'esprit,
toutes les jouissances intellectuelles qui élèvent et
fortifient l'âme. »
Il doit: « Réparer tout sinistre, incendie, inondation, etc. (cet et caetera en
dit plus qu'il n'est gros) éprouvé par un citoyen.
»
Il doit: « Intervenir dans les rapports du capital avec le travail et
se faire le régulateur du crédit.
»
Il doit: « À l'agriculture des encouragements sérieux et
une protection efficace. »
Il doit: « Racheter les chemins de fer, les canaux, les mines,
» et sans doute aussi les administrer avec cette capacité
industrielle qui le caractérise. »
Il doit: « provoquer les tentatives généreuses, les
encourager et les aider par toutes les ressources capables de les faire
triompher. Régulateur du crédit, il commanditera largement les
associations industrielles et agricoles, afin d'en assurer le succès.
»
L'État doit tout cela, sans préjudice des services auxquels il
fait face aujourd'hui; et, par exemple, il faudra qu'il soit toujours
à l'égard des étrangers dans une attitude
menaçante; car, disent les signataires du programme, «
liés par cette solidarité sainte et par les
précédents de la France républicaine, nous portons nos voeux et nos espérances au-delà des
barrières que le despotisme élève entre les nations: le
droit que nous voulons pour nous, nous le voulons pour tous ceux qu'opprime
le joug des tyrannies; nous voulons que notre glorieuse armée soit
encore, s'il le faut, l'armée de la liberté.
» Vous voyez que la main douce de l'État, cette
bonne main qui donne et qui répand, sera fort occupée sous le
gouvernement des Montagnards. Vous croyez peut-être qu'il en sera de
même de la main rude, de cette main qui pénètre et puise
dans nos poches?
Détrompez-vous. Les courtisans de popularité ne sauraient pas
leur métier, s'ils n'avaient l'art, en montrant la main douce, de
cacher la main rude. Leur règne sera assurément le
jubilé du contribuable. « C'est le superflu, disent-ils,
non le nécessaire que l'impôt doit atteindre. » Ne
sera-ce pas un bon temps que celui où, pour nous accabler de
bienfaits, le fisc se contentera d'écorner notre
superflu?
Ce n'est pas tout. Les Montagnards aspirent à ce que «
l'impôt perde son caractère oppressif et ne soit plus qu'un acte
de fraternité. »
Bonté du ciel! je savais bien qu'il est de mode de fourrer la
fraternité partout, mais je ne me doutais pas qu'on la pût mettre
dans le bulletin du percepteur.
Arrivant aux détails, les signataires du programme disent:
« Nous voulons l'abolition
immédiate des impôts qui frappent les objets de première
nécessité, comme le sel, les boissons, et caetera.
La réforme de l'impôt
foncier, des octrois, des patentes.
La justice gratuite,
c'est-à-dire la simplification des formes et la réduction des
frais. » (Ceci a sans doute trait au timbre.)
Ainsi, impôt foncier, octrois, patentes, timbre, sel, boissons, postes,
tout y passe. Ces messieurs ont trouvé le secret de donner une
activité brûlante à la main douce de
l'État tout en paralysant sa main rude.
Eh bien, je le demande au lecteur impartial, n'est-ce pas là de
l'enfantillage, et, de plus, de l'enfantillage dangereux? Comment le peuple
ne ferait-il pas révolution sur révolution, s'il est une fois
décidé à ne s'arrêter que lorsqu'il aura
réalisé cette contradiction: « Ne rien donner
à l'État et en recevoir beaucoup! » Croit-on que si
les Montagnards arrivaient au pouvoir, ils ne seraient pas les victimes des
moyens qu'ils emploient pour le saisir?
Citoyens, dans tous les temps deux systèmes politiques ont
été en présence, et tous les deux peuvent se soutenir
par de bonnes raisons. Selon l'un, l'État doit beaucoup faire, mais
aussi il doit beaucoup prendre. D'après l'autre, sa double action doit
se faire peu sentir. Entre ces deux systèmes il faut opter. Mais quant
au troisième système, participant des deux autres, et qui
consiste à tout exiger de l'État sans lui rien donner, il est
chimérique, absurde, puéril, contradictoire, dangereux. Ceux
qui le mettent en avant, pour se donner le plaisir d'accuser tous les
gouvernements d'impuissance et les exposer ainsi à vos coups,
ceux-là vous flattent et vous trompent, ou du moins ils se trompent
eux-mêmes.
Quant à nous, nous pensons que l'État, ce n'est ou ce ne
devrait être autre chose que la force commune instituée,
non pour être entre tous les citoyens un instrument d'oppression et de
spoliation réciproque, mais, au contraire, pour garantir à
chacun le sien, et faire régner la justice et la
sécurité.
*) Composition parue
au Journal des Débats,
numéro du 25 septembre 1848.
Article
originellement publié par le Québéquois
Libre ici
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