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1. Le
consommateur souverain
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Le trait caractéristique du capitalisme moderne est la production de masse de
biens destinés à la consommation des masses. Le résultat en est une tendance
à l'amélioration continue du niveau de vie moyen, à un enrichissement
croissant pour le grand nombre. Le capitalisme déprolétarise « l'homme
ordinaire » et l'élève au rang de « bourgeois ».
Sur le
marché d'une société capitaliste, l'homme ordinaire est le consommateur
souverain qui, par ses achats ou son abstention, détermine au final ce qui
doit être produit, en quelles quantités et à quelle qualité. Les magasins et
les usines qui s'occupent exclusivement ou de façon prépondérante de la
demande des citoyens les plus riches en produits de luxe raffinés ne jouent
qu'un rôle secondaire dans le cadre économique de l'économie de marché. Ils
n'atteignent jamais la taille d'une grande entreprise. Les grandes
entreprises servent toujours – directement ou indirectement – les masses.
C'est cette ascension
de la multitude qui constitue le changement social radical provoqué par la
Révolution industrielle. Les sous-fifres qui, au cours de toutes les époques
passées, formaient les cohortes d'esclaves et de serfs, de pauvres et de
mendiants, sont devenus le public acheteur dont les hommes d'affaires se
disputent les faveurs. Ils constituent les clients qui ont « toujours
raison », les patrons qui ont le pouvoir de rendre riches de pauvres
fournisseurs et pauvres de riches fournisseurs.
Dans la structure
d'une économie de marché non sabotée par les remèdes de charlatan des
gouvernements et des politiciens, il n'y a pas de grands manitous ou de
grands seigneurs qui maintiennent le peuple en soumission, qui collectent des
tributs et des impôts, et qui festoient avec éclat pendant que les serfs
doivent se contenter des miettes. Le système du profit rend prospères les
gens qui ont réussi à satisfaire les demandes du peuple de la meilleure
manière et au meilleur prix. La richesse ne peut être acquise qu'en se
mettant au service des consommateurs. Les capitalistes perdent leurs fonds
dès qu'ils n'arrivent pas à investir dans les branches où ils satisfont au
mieux les demandes du public. Dans un plébiscite répété chaque jour, dans
lequel chaque centime donne un droit de vote, les consommateurs déterminent
qui doit posséder et qui doit diriger les usines, les magasins et les fermes.
Le contrôle des moyens matériels de production est une fonction sociale
soumise à confirmation ou à révocation de la part des consommateurs
souverains.
C'est ce que veut dire
le concept moderne de liberté. Chaque adulte est libre de mener sa vie selon
ses propres plans. Il n'est pas forcé de vivre en conformité avec le projet
d'une autorité planificatrice faisant respecter son projet unique par la
police, c'est-à-dire par l'appareil social de coercition et de contrainte. Ce
qui restreint la liberté individuelle, ce n'est pas la violence ou la menace
de violence des autres, mais la structure physiologique de son propre corps
et la rareté inévitable, due à la nature, des facteurs de production. Il est
évident que la liberté d'action de l'homme, pour ce qui est de donner forme à
son destin, ne peut jamais dépasser les limites tracées par ce qu'on appelle
les lois de la nature.
Établir ces faits ne
revient pas à justifier la liberté individuelle du point de vue d'une
quelconque norme absolue ou d'une quelconque idée métaphysique. Ce faisant,
on n'exprime aucun jugement sur les doctrines en vogue des avocats du
totalitarisme, qu'ils soient « de droite » ou « de
gauche ». On ne discute pas de leurs affirmations selon lesquelles les
masses seraient trop stupides et trop ignorantes pour savoir ce qui servirait
au mieux leurs « véritables » besoins et intérêts, et
nécessiteraient donc un gardien, le gouvernement, de peur qu'elles ne se
fassent du tort à elles-mêmes. On n'examine pas non plus en détail, lorsqu'on
établit ces faits, les affirmations prétendant qu'il existerait des surhommes
disponibles pour tenir une telle place de gardien.
2. La
nécessité d'une amélioration économique
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Dans un régime capitaliste, l'homme ordinaire jouit de commodités qui, dans
le passé, étaient inconnues et donc inaccessibles même aux plus riches. Mais,
bien entendu, ces automobiles, ces postes de télévision et ces réfrigérateurs
ne rendent pas un homme heureux. Au moment où il les acquiert, il peut se
sentir plus heureux qu'il ne l'était auparavant. Mais dès que ses désirs sont
satisfaits, de nouveaux désirs apparaissent. Telle est la nature humaine.
Peu d'Américains ont
pleinement conscience du fait que leur pays jouit du plus haut niveau de vie
et que le mode de vie de l'Américain moyen apparaît fabuleux et hors de
portée à l'immense majorité des habitants des pays non capitalistes. De
nombreuses personnes rabaissent ce qu'elles ont et pourraient acquérir, et
réclament les choses qui leur sont inaccessibles. Il serait stérile de se
lamenter sur cet appétit insatiable pour toujours plus de biens. Cet appétit
est précisément l'impulsion qui conduit l'homme vers le chemin de
l'amélioration économique. Se contenter de ce que l'on a déjà et de ce que
l'on pourrait facilement obtenir, et s'abstenir sans réaction de toute
tentative d'améliorer sa propre situation matérielle, ne constitue pas une
vertu. Une telle attitude est plus celle du comportement animal que d'êtres
humains raisonnables. Le trait le plus caractéristique de l'homme est qu'il
ne cesse jamais d'essayer d'améliorer son bien-être par une activité
réfléchie, ayant un but précis.
Toutefois, ces
tentatives doivent être adaptées au but poursuivi. Elles doivent pouvoir
conduire aux effets espérés. L'erreur de la plupart de nos contemporains
n'est pas qu'ils ont passionnément envie d'une quantité plus grande de divers
biens, mais qu'ils choisissent des moyens inappropriés pour parvenir à cette
fin. Ils sont trompés par des idéologies fallacieuses. Ils donnent leur
préférence à des politiques contraires à leurs intérêts vitaux,correctement
compris. Trop obtus pour voir les inévitables conséquences à long
terme de leur comportement, ils prennent plaisir aux effets
passagers et à court terme. Ils défendent des mesures qui doivent finalement
conduire à un appauvrissement généralisé, à la désintégration de la
coopération sociale due au principe de la division du travail, et à un retour
à la barbarie.
Il n'y a qu'une façon
disponible pour améliorer la condition matérielle de l'humanité: accélérer la
croissance du capital accumulé par rapport à la croissance de la population.
Plus la quantité de capital investi par travailleur est grande, plus il y
aura de biens pouvant être produits et consommés et meilleurs ils seront.
Voilà ce que le capitalisme, ce système tant insulté du profit, a apporté et
apporte chaque jour à nouveau. Et pourtant la plupart des gouvernements et
des partis politiques actuels souhaitent détruire ce système.
Pourquoi haïssent-ils
tous le capitalisme? Pourquoi, alors qu'ils bénéficient du bien-être que le
capitalisme leur a accordé, jettent-ils des coups d'oeil envieux en direction
du « bon vieux temps » du passé et de la situation misérable de
l'ouvrier russe d'aujourd'hui?
3.
Société de statut et capitalisme
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Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de mettre en relief le
trait caractéristique du capitalisme par rapport à une société de statut.
Il est assez habituel
de comparer les entrepreneurs et les capitalistes de l'économie de marché aux
aristocrates d'une société de statut. La base de cette comparaison réside
dans les richesses relatives des deux groupes par rapport à la situation
relativement délicate du reste de la population. Toutefois, en ayant recours
à cette comparaison, on n'arrive pas à comprendre la différence fondamentale
entre les riches aristocrates et les riches capitalistes ou « bourgeois ».
La richesse d'un
aristocrate n'est pas un phénomène du marché; elle n'a pas pour origine
l'approvisionnement des consommateurs et ne peut pas être retirée ou même
modifiée par une quelconque action de la part du public. Elle provient de la
conquête, ou de la largesse d'un conquérant. Elle peut prendre fin en raison
de la révocation du donneur ou par une éviction violente de la part d'un
autre conquérant, ou elle peut encore être dissipée par la prodigalité. Le
seigneur féodal n'est pas au service des consommateurs et il est protégé
contre le mécontentement du peuple.
Les entrepreneurs et
les capitalistes doivent leur richesse au peuple qui se fournit chez eux. Ils
la perdent inévitablement dès que d'autres individus les supplantent en servant
mieux, ou à meilleur marché, les consommateurs.
Le but de cet essai
n'est pas de décrire les conditions historiques ayant conduit aux
institutions de classe ou de statut, instaurant la subdivision des peuples en
groupes héréditaires avec différents rangs, différents droits, différents
titres ainsi que des privilèges ou des handicaps reconnus par la loi. La
seule chose qui compte pour nous est le fait que la préservation de ces
institutions féodales était incompatible avec le système capitaliste. Leur
abolition et la mise en place du principe d'égalité devant la loi éliminèrent
les barrières qui empêchaient l'humanité de jouir de tous les bénéfices que
le système de la propriété privée des moyens de production et de l'entreprise
privée rend possible.
Dans une société
reposant sur le rang, le statut ou la caste, la place d'un individu dans la
vie est fixée. Il naît dans une certaine situation et sa position dans la
société est déterminée rigoureusement par les lois et les coutumes qui assignent
à chaque membre de son rang des privilèges et des devoirs donnés, ou lui
infligent des désavantages déterminés. Une chance ou une malchance
extraordinaire peut dans certains rares cas élever un individu à un niveau
supérieur ou le rabaisser à un rang inférieur. Mais, en règle générale, la
situation des membres d'un ordre ou d'un rang donnés ne peut s'améliorer ou
se dégrader que suite à un changement des conditions de tout le groupe.
L'individu n'est pas en premier lieu le citoyen d'une nation; il est le
membre d'une condition, d'un état (Stand), et c'est uniquement en tant
que tel qu'il est indirectement intégré au corps de sa nation. Lorsqu'il
entre en contact avec un compatriote d'un autre rang, il ne ressent aucun
lien de communauté. Il ne perçoit que le gouffre qui le sépare du statut de
l'autre.
La diversité se
reflétait tout autant dans les usages linguistiques et vestimentaires. Dans
l'ancien régime(a), les aristocrates européens
parlaient de préférence français. Le tiers-état utilisait la langue
vernaculaire, alors que les classes les plus basses de la population urbaine
et les paysans s'accrochaient à des jargons, argots et dialectes locaux,
souvent incompréhensibles aux gens instruits. Les divers rangs sociaux
s'habillaient différemment. Personne ne pouvait se tromper sur le rang d'un
étranger qu'il voyait quelque part. La critique principale faite au principe
de l'égalité devant la loi par les panégyristes du bon vieux temps est qu'il
a aboli les privilèges de rang et de dignité. Il a, disent-ils,
« atomisé » la société, dissous ses divisions
« organiques » en masses « amorphes ». Les « bien
trop nombreux » sont désormais tout-puissants et leur matérialisme
médiocre a remplacé les nobles critères des âges révolus. L'argent est roi.
Des gens plutôt sans valeur jouissent des richesses et de l'abondance, alors
que des gens méritants et de valeur partent les mains vides.
Cette critique suppose
implicitement que dans l'ancien régime les aristocrates se
distinguaient par leur vertu et qu'ils devaient leur rang et leurs revenus à
leur supériorité morale et culturelle. Il n'est guère nécessaire de
discréditer cette fable. Sans exprimer le moindre jugement de valeur,
l'historien ne peut s'empêcher de souligner que la haute aristocratie des
principaux pays européens descendait de soldats, de courtisans et de
courtisanes qui, dans leurs batailles religieuses et constitutionnelles du
XVIe et XVIIe siècles, s'étaient habilement mis du côté du parti sorti
vainqueur dans leurs pays respectifs.
Alors que les ennemis
conservateurs et « progressistes » du capitalisme sont en désaccord
en ce qui concerne l'estimation des anciennes normes, ils sont pleinement
d'accord pour condamner les normes de la société capitaliste. Selon eux, ce
ne sont pas ceux qui méritent le plus de leurs semblables qui obtiennent la
richesse et le prestige, mais des gens sans valeur. Les deux groupes
prétendent chercher à substituer des méthodes de « répartition »
plus justes à celles manifestement injustes ayant cours avec le capitalisme
de laissez-faire.
Or, personne n'a
jamais prétendu qu'avec le capitalisme sans entraves ceux qui réussissent le
mieux sont ceux qui, du point de vue de normes de valeur éternelles,
devraient avoir la préférence. La démocratie capitaliste du marché ne conduit
pas à récompenser les gens selon leurs « véritables » mérites, leur
valeur naturelle et leur distinction morale. Ce qui rend un homme plus ou
moins prospère n'est pas l'évaluation de sa contribution à partir d'un
principe « absolu » de justice, mais l'évaluation de la part de ses
semblables, qui appliquent exclusivement la mesure de leurs besoins, désirs
ou fins personnels. C'est précisément cela que signifie le système
démocratique du marché. Les consommateurs sont tout-puissants – c'est-à-dire
souverains. Ils veulent être satisfaits.
Des millions de gens
aiment boire du Pinkapinka, boisson préparée par la compagnie mondiale
Pinkapinka. Des millions apprécient les romans policiers, les films à suspense,
les tabloïdes, les combats de taureaux, la boxe, le whisky, les cigarettes,
le chewing-gum. Des millions votent pour des gouvernements
désireux de s'armer et de faire la guerre. C'est pourquoi les entrepreneurs
qui fournissent de la meilleure manière possible et au meilleur prix toutes
les choses nécessaires à la satisfaction de ces désirs réussissent à être
riches. Ce qui compte dans le cadre d'une économie de marché, ce ne sont pas
des jugements de valeur théoriques, mais les évaluations que manifestent
réellement les gens en achetant ou en n'achetant pas.
Au ronchon qui se
plaint de l'injustice du système de marché, on ne peut donner qu'un conseil:
si vous voulez acquérir la richesse, essayez donc de satisfaire le public en
lui offrant quelque chose à meilleur marché ou qu'il préfèrera. Essayez de
remplacer le Pinkapinka en composant une autre boisson. L'égalité devant la
loi vous donne le pouvoir de défier n'importe quel millionnaire. C'est – dans
un marché non saboté par des restrictions imposées par le gouvernement –
uniquement de votre faute si vous ne devancer pas le roi du chocolat, la star
de cinéma ou le champion de boxe.
Mais si, aux richesses
que vous pourriez peut-être obtenir en vous lançant dans le commerce des
vêtements ou dans la boxe professionnelle, vous préférez la satisfaction que
vous retirez de l'écriture de poésie ou de philosophie, vous êtes libres de
le faire. Bien sûr, vous ne gagnerez alors pas autant d'argent que ceux qui
se sont mis au service de la majorité. Telle est la loi de la démocratie
économique du marché. Ceux qui satisfont les désirs d'un petit nombre de
personnes récoltent moins de voix – de dollars – que ceux qui satisfont les
souhaits du plus grand nombre. Pour ce qui est de gagner de l'argent, la star
de cinéma devance le philosophe et le fabricant de Pinkapinka le compositeur
de symphonies.
Il est important de
comprendre que l'occasion d'entrer en concurrence pour obtenir les
récompenses que la société a à offrir est une institution sociale. Elle ne
peut éliminer ou soulager les handicaps innés que la nature a infligés à de
nombreuses personnes. Elle ne peut rien changer au fait que beaucoup sont nés
malades ou deviennent infirmes plus tard dans leur vie. L'équipement
biologique d'un homme réduit de manière absolue le domaine dans lequel il
peut servir. La classe de ceux qui sont capables de réfléchir par eux-mêmes
est séparée par un gouffre infranchissable de la classe de ceux qui en sont
incapables.
4. Le
ressentiment de l'ambition frustrée
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Nous pouvons maintenant essayer de comprendre pourquoi les gens dénigrent le
capitalisme.
Dans une société basée
sur la caste et le statut, l'individu peut imputer un destin défavorable à
des conditions situées au-delà de son propre contrôle. Il est un esclave
parce que les pouvoirs surhumains déterminant l'avenir tout entier lui ont
donné ce rang. Son humilité n'est pas de sa faute, et il n'a pas de raison
d'en avoir honte. Sa femme ne peut lui reprocher sa situation. Si elle lui
disait: « Pourquoi n'es-tu pas duc? Si tu étais duc, je serais
duchesse », il pourrait répondre: « Si j'étais né fils de duc, je
ne me serais pas marié avec toi, une fille d'esclave, mais avec la fille d'un
autre duc; si tu n'es pas une duchesse, c'est exclusivement de ta propre
faute; pourquoi n'as-tu pas été plus habile dans le choix de tes
parents? »
C'est une tout autre
histoire dans un régime capitaliste. Dans ce cas, la situation dans la vie de
chacun dépend de lui seul. Celui dont les ambitions n'ont pas été pleinement
assouvies sait très bien qu'il a raté des occasions, que ses semblables l'ont
essayé et l'ont trouvé déficient. Quand sa femme lui reproche:
« Pourquoi ne gagnes-tu que huit dollars par semaine? Si tu étais aussi
dégourdi que ton ancien copain Paul, tu serais chef d'équipe et jouirais
d'une vie meilleure », il prend conscience de sa propre infériorité et
se sent humilié.
La dureté du
capitalisme, dont on a tant parlé, réside dans le fait qu'il traite chacun
selon sa contribution au bien-être de ses semblables. La domination du
principe, à chacun selon ses réalisations, ne permet aucune
excuse aux défauts personnels. Tout un chacun sait très bien qu'il y a des
gens comme lui qui ont réussi là où lui a échoué, et que ceux qu'il envie
sont des self-made-men qui ont débuté au même point que lui.
Pire, il sait que tous les autres le savent aussi. Il lit dans les yeux de sa
femme et de ses enfants le reproche silencieux: « Pourquoi n'as-tu pas
été plus dégourdi? » Il voit comment les gens admirent ceux qui ont plus
de succès que lui et regardent avec mépris ou avec pitié son propre échec.
Ce qui fait que
beaucoup de gens sont malheureux dans un régime capitaliste, c'est que le
capitalisme donne à chacun l'occasion d'atteindre les postes les plus
désirables qui, bien sûr, ne peuvent être obtenus que par quelques-uns. Quoi
qu'un homme ait pu gagner pour lui-même, ce n'est qu'une faible fraction de
ce que son ambition le poussait à gagner. Il y a toujours devant ses yeux des
gens qui ont réussi là où il a échoué. Il y a des individus qui l'ont devancé
et envers lesquels, dans son inconscient, il nourrit des complexes
d'infériorité. C'est l'attitude du vagabond envers l'homme qui a un travail
régulier, de l'ouvrier envers le contremaître, du cadre envers le
vice-président, du vice-président envers le président de la compagnie, de
l'homme qui vaut trois cent mille dollars envers le millionnaire, etc. La
confiance en soi et l'équilibre mental de chacun sont sapés par le spectacle
de ceux qui ont fait preuve de plus grandes capacités et aptitudes. Tout le
monde est conscient de sa propre défaite et de sa propre insuffisance.
C'est Justus Möser qui
a inauguré la longue liste des auteurs allemands rejetant radicalement les
idées « occidentales » des Lumières et la philosophie sociale du
rationalisme, de l'utilitarisme et du laissez-faire, tout autant que les
politiques prônées par ces écoles de pensée. L'un des nouveaux principes qui
provoquait l'ire de Möser était la demande que la promotion des officiers de
l'armée et des fonctionnaires civils dépende du mérite et de l'aptitude
personnels au lieu de dépendre de l'ascendance et de la noblesse du lignage
du titulaire, de son âge et de la durée de son service. La vie dans une
société où le succès dépendrait exclusivement du mérite personnel serait,
selon Möser, tout simplement insupportable. La nature humaine étant ce
qu'elle est, tout le monde est enclin à surestimer sa propre valeur et ses
propres mérites. Si la position d'un homme dans la vie est conditionnée par
des facteurs autres que son excellence intrinsèque, ceux qui restent au bas
de l'échelle peuvent accepter ce résultat et, connaissant leur valeur,
conserver encore leur dignité et leur estime de soi. Mais il va autrement si
seul le mérite décide. Ceux qui échouent se sentent alors humiliés et
insultés. La haine et l'hostilité envers tous ceux qui les ont supplantés
doit en résulter(1).
Le système capitaliste
des prix et du marché constitue une telle société où le mérite et les
réalisations déterminent le succès ou l'échec d'un homme. Quoi que l'on
puisse penser du préjugé de Möser contre le principe du mérite, on doit
admettre qu'il avait raison en décrivant l'une de ses conséquences psychologiques.
Il avait compris les sentiments de ceux que l'on avait essayés et trouvé
insuffisants.
Afin de se consoler et
de restaurer sa confiance en soi, un tel homme cherche un bouc émissaire. Il
essaie de se persuader qu'il a échoué sans en être responsable. Il est au
moins aussi brillant, efficace et travailleur que ceux qui l'éclipsent.
Malheureusement, cet infâme ordre social dans lequel nous vivons n'accorde
pas ses récompenses aux hommes les plus méritants; il couronne le coquin
malhonnête et sans scrupules, l'escroc, l'exploiteur, le « farouche
individualiste ». C'est son honnêteté qui l'a fait échouer. Il était
trop brave pour recourir aux astuces auxquelles ses rivaux à succès doivent
leur influence. Les conditions étant ce qu'elles sont avec le capitalisme, un
homme est obligé de choisir entre la vertu et la pauvreté d'une part, le vice
et les richesses de l'autre. Lui, Dieu merci, a choisi la première
possibilité et rejeté la seconde.
Cette recherche d'un
bouc émissaire est l'attitude de ceux qui vivent dans un ordre social
traitant chacun selon sa contribution au bien-être de ses semblables et où
donc chacun est à l'origine de sa propre fortune. Dans une telle société,
tout membre dont les ambitions n'ont pas été pleinement satisfaites s'indigne
de la richesse de ceux qui ont mieux réussi que lui. Le faible d'esprit
exprime ses sentiments par la calomnie et la diffamation. Les plus
sophistiqués ne cèdent pas à la calomnie personnelle. Ils subliment leur
haine en une philosophie, la philosophie de l'anticapitalisme, afin de rendre
inaudible la voix intérieure qui leur dit que leur échec est entièrement de
leur faute. Leur fanatisme pour ce qui est de défendre leur critique du
capitalisme est précisément dû au fait qu'ils luttent contre leur propre
prise de conscience de sa fausseté.
La souffrance
résultant d'une ambition frustrée est particulière aux personnes vivant dans
une société d'égalité devant la loi. Elle n'est pas causée par cette égalité
devant la loi, mais par le fait que, dans une telle société, l'inégalité des
hommes en ce qui concerne les capacités intellectuelles, la volonté et la
mise en oeuvre devient visible. Le gouffre qui sépare ce qu'un homme est et
accomplit de ce qu'il pense quant à ses propres capacités et accomplissements
est révélé sans pitié. Les rêveries d'un monde « juste » qui les
traiteraient en fonction de leur « véritable valeur » constituent
le refuge de tous ceux qui sont victimes d'un manque de connaissance d'eux-mêmes.
5. Le ressentiment
des intellectuels
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L'homme ordinaire n'a en règle générale pas l'occasion de fréquenter ceux qui
ont mieux réussi que lui. Il évolue dans le cercle des autres gens
ordinaires. Il ne rencontre jamais son patron en société. Il n'apprend jamais
au cours de son expérience personnelle en quoi un entrepreneur ou un cadre
dirigeant est différent en ce qui concerne toutes les capacités et facultés
requises pour servir avec succès le consommateur. Son envie et le
ressentiment qu'elle engendre ne sont pas dirigés contre des personnes de
chair et de sang, mais contre de pâles abstractions comme « le
patronat », « le capital » et « Wall Street ». Il
est impossible d'exécrer une telle ombre vague avec les mêmes sentiments
amers que l'on peut nourrir contre un de ses semblables que l'on rencontre
tous les jours.
Il en va différemment
avec ceux dont la situation spécifique de leur métier ou de leur affiliation
familiale les met en contact personnel avec les vainqueurs des récompenses
qui – d'après ce qu'ils croient – auraient dû leur revenir de droit. Chez
eux, les sentiments de l'ambition frustrée deviennent particulièrement
intenses parce qu'ils engendrent la haine envers des êtres vivants concrets.
Ils dénigrent le capitalisme parce que ce dernier a donné à tel autre homme
le poste qu'ils auraient aimé avoir pour eux-mêmes
Telle est la
situation de ceux que l'on appelle communément les intellectuels. Prenons
l'exemple des médecins. La routine et l'expérience quotidiennes font savoir à
chaque docteur qu'il existe une hiérarchie dans laquelle tous les médecins
sont classés selon leurs mérites et leurs accomplissements. Ceux qui sont
plus éminents que lui, ceux dont il doit apprendre et pratiquer les méthodes
et les innovations afin de se mettre à la page, étaient ses condisciples à
l'école de médecine, ont travaillé comme internes avec lui, participent avec
lui aux assemblées des associations médicales. Il les rencontre au chevet des
patients ainsi que dans les réunions sociales. Certains d'entre eux sont ses
amis personnels ou ses parents, et tous se conduisent envers lui avec la plus
grande politesse et le considèrent comme un cher confrère. Mais ils le
dominent de haut aux yeux du public et également souvent en ce qui concerne
le revenu. Ils l'ont dépassé et font désormais partie d'une autre classe
d'hommes. Quand il se compare à eux, il se sent humilié. Mais il doit se
surveiller soigneusement de crainte que quelqu'un remarque son ressentiment
et son envie. Même la plus petite indication de tels sentiments serait
considérée comme des mauvaises manières et le déconsidérerait aux yeux de
tous. Il doit ravaler son humiliation et détourner sa colère sur une cible de
remplacement. Il met en accusation l'organisation économique de la société,
l'abominable système qu'est le capitalisme. Sans ce régime injuste, ses
capacités et ses talents, son ardeur et ses accomplissements lui auraient
apporté les riches récompenses qu'il mérite.
Il en va de même avec
de nombreux avocats et enseignants, artistes et acteurs, écrivains et
journalistes, architectes et chercheurs, ingénieurs et chimistes. Eux aussi
se sentent frustrés parce qu'ils sont vexés de l'ascendance de leurs
collègues connaissant plus de succès, de leurs anciens camarades d'école.
Leur ressentiment est renforcé par les codes de conduite et d'éthique de leur
profession, qui jettent un voile de camaraderie et de confraternité sur la
réalité de la concurrence.
Pour comprendre la
détestation que l'intellectuel nourrit envers capitalisme, il faut se rendre
compte que ce système est incarné dans son esprit par un certain nombre de
confrères dont il ressent le succès et qu'il rend responsables de la
frustration de ses propres grandes ambitions. Son rejet passionné du
capitalisme n'est qu'un simple masque destiné à cacher sa haine à l'encontre
de certains « collègues » à succès.
6. Le
parti pris anticapitaliste des intellectuels américains
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Le parti pris anticapitaliste des intellectuels n'est pas un phénomène limité
à un seul ou à quelques pays. Mais il est plus généralisé et plus amer aux
États-Unis que dans les pays européens. Pour expliquer ce fait plutôt
surprenant, il faut traiter de ce qu'on appelle la « haute société » ou
également, en français, « le monde ».
En Europe, la
« haute société » inclut tous les gens éminents de n'importe quelle
sphère d'activité. Des hommes d'État et des dirigeants parlementaires, les
chefs de divers services de fonctionnaires, les éditeurs et directeurs des
principaux journaux et magazines, les écrivains de renom, les scientifiques,
les artistes, les acteurs, les musiciens, les ingénieurs, les avocats et les
médecins forment avec les hommes d'affaires éminents et les descendants des
familles aristocratiques et patriciennes ce que l'on considère comme étant la
bonne société. Ils se retrouvent en contact les uns avec les autres au cours
de dîners et de thés, de bals et de ventes de charité, de premières et de
vernissages; ils fréquentent les mêmes restaurants, hôtels et lieux de
vacances. Quand ils se rencontrent, ils prennent plaisir à converser sur des
sujets intellectuels, entretenant un mode de relations sociales développé
pour la première fois dans l'Italie de la Renaissance, perfectionné dans les
salons parisiens et imité plus tard par la « haute société » de
toutes les villes importantes de l'Europe occidentale et centrale. De
nouvelles idées et idéologies obtiennent un écho dans ces réunions sociales
avant de commencer à influencer des cercles plus larges. On ne peut pas
traiter de l'histoire des beaux arts et de la littérature au XIXe siècle sans
analyser le rôle joué par la « haute société » pour ce qui était
d'encourager ou de décourager leurs protagonistes.
L'accès à la société
européenne est ouvert à tous ceux qui se sont distingués dans un domaine
quelconque. Il est peut-être plus facile à des gens d'ascendance noble et de
grande fortune qu'à des roturiers disposant de modestes revenus. Mais ni les
richesses ni les titres ne peuvent donner à un membre de ce milieu le rang et
le prestige qui constituent la récompense d'une grande distinction
personnelle. Les vedettes des salons parisiens ne sont pas les millionnaires
mais les membres de l'Académie française. Les intellectuels prédominent et
les autres font au moins semblant d'éprouver un vif intérêt pour les affaires
intellectuelles.
La haute société dans
cette acception est étrangère au tableau américain. Ce qu'on appelle la «
haute société » aux États-Unis est presque exclusivement constituée de riches
familles. Il y a peu de relations sociales entre les hommes d'affaires à
succès et les auteurs, artistes et scientifiques éminents de la nation. Les
gens figurant dans la liste donnée par le « Registre Social »(b) ne rencontrent pas ceux qui font l'opinion
publique, ni les précurseurs des idées qui détermineront l'avenir de la
nation. La plupart des personnalités en vue dans la haute société ne
s'intéressent ni aux livres ni aux idées. Quand elles se rencontrent et ne
jouent pas aux cartes, elles s'échangent des potins et parlent plus de sport
que de sujets culturels. Mais même ceux qui ne sont pas hostiles à la lecture
considèrent les écrivains, les scientifiques et les artistes comme des gens
qu'ils ne voudraient pas fréquenter. Un gouffre presque insurmontable sépare
la « haute société » des intellectuels.
On peut expliquer
l'émergence de cette situation par l'histoire. Mais une telle explication ne
change pas les faits. Elle ne peut pas non plus éliminer ou atténuer le
ressentiment avec lequel les intellectuels réagissent au mépris dans lequel
ils sont tenus par les membres de « la haute ». Les auteurs ou
scientifiques américains sont enclins à considérer le riche homme d'affaires
comme un barbare, comme un homme exclusivement préoccupé à gagner de
l'argent. Le professeur méprise les anciens élèves qui s'intéressent plus à
l'équipe de football de l'université qu'aux hauts faits de l'enseignement de
cette dernière. Il se sent insulté quand il apprend que l'entraîneur touche
un salaire plus élevé qu'un éminent professeur de philosophie. Les hommes
dont la recherche a donné lieu à de nouvelles méthodes de production
détestent les hommes d'affaires qui s'intéressent uniquement à la valeur
monétaire de leur travail de recherche. Il est très significatif qu'un si
grand nombre de chercheurs en physique américains éprouvent de la sympathie
pour le socialisme ou le communisme. Comme ils ne connaissent rien à
l'économie et se rendent compte que les enseignants d'économie de
l'université s'opposent également à ce qu'ils appellent de façon
désobligeante le système du profit, on ne peut pas s'attendre à une autre
attitude de leur part.
Si un groupe
d'individus s'isole du reste de la nation, et plus particulièrement de ses
leaders intellectuels, comme le font les « gens de la haute » en
Amérique, ces derniers deviennent inévitablement la cible de critiques plutôt
hostiles de la part de ceux qu'ils ont tenus à l'écart de leurs propres
cercles. Le fait que les riches américains évoluent en milieu fermé a fait
d'eux des proscrits, en un certain sens. Ils peuvent éprouver une fierté
vaine quant à leur propre mérite. Ce qu'ils n'arrivent pas à voir, c'est que
la ségrégation qu'ils ont eux-mêmes choisie les isole et nourrit l'animosité
qui pousse les intellectuels à favoriser des politiques anticapitalistes.
7. Le
ressentiment des travailleurs en col blanc
|
En plus d'être harcelé par une haine générale du capitalisme commune à la
plupart des gens, le travailleur en col blanc connaît deux afflictions
spéciales, particulières à sa situation.
En restant assis
derrière un bureau et en mettant sur le papier des mots et des chiffres, il
est enclin à surestimer l'importance de son travail. Comme le patron, il
écrit et lit ce que d'autres individus ont mis par écrit, il parle
directement ou au téléphone avec les autres. Plein de vanité, il s'imagine
appartenir à l'élite dirigeante de l'entreprise et compare ses propres tâches
avec celles de son patron. En tant que « travailleur du cerveau »,
il regarde avec morgue le travailleur manuel dont les mains sont calleuses et
sales. Cela l'enrage de noter que de nombreux travailleurs manuels touchent
plus et sont plus respectés que lui. Quelle honte, pense-t-il, que le
capitalisme n'apprécie pas son travail « intellectuel » à sa
« véritable » valeur et récompense la grosse besogne simple de gens
« sans éducation ».
En nourrissant de
telles idées ataviques sur l'importance respective du travail de bureau et du
travail manuel, le travailleur en col blanc refuse de se livrer à une
évaluation réaliste de la situation. Il ne voit pas que son propre travail de
bureau consiste en tâches routinières ne nécessitant qu'un simple
entraînement, alors que les « mains » qu'il envie sont des
mécaniciens et des techniciens hautement spécialisés sachant comment utiliser
les machines et les mécanismes complexes de l'industrie moderne. C'est
précisément cette interprétation totalement fausse de l'état réel des
affaires qui met à jour le manque de perspicacité et de capacité de
raisonnement de l'employé de bureau.
D'un autre côté,
l'employé de bureau, comme ceux qui exercent des professions libérales, est
harcelé par son contact quotidien avec des hommes qui ont mieux réussi que
lui. Il voit certains de ses collègues, qui avaient commencé au même niveau
que lui, faire carrière au sein de la hiérarchie du bureau alors que lui-même
reste au bas de l'échelle. Hier encore Paul était au même rang que lui.
Aujourd'hui, il occupe un poste plus important et mieux rémunéré. Et
pourtant, pense-t-il, Paul lui est inférieur sur tous les plans. À coup sûr,
en conclut-il, Paul doit son avancement aux ruses et artifices qui ne peuvent
promouvoir la carrière d'un individu que dans ce système injuste qu'est le
capitalisme, que tous les livres et journaux, tous les universitaires et
politiciens dénoncent comme la racine de tout mal et de toute misère.
L'expression classique
de la vanité des employés de bureau et leur étrange croyance selon laquelle
leurs propres travaux subalternes feraient partie des activités
entrepreneuriales et du travail de leurs patrons, se retrouve dans la
description par Lénine du « contrôle de la production et de la
répartition » telle qu'on la trouve dans son essai le plus connu. Lénine
lui-même et la plupart de ses compagnons conspirateurs n'ont jamais rien
appris sur le fonctionnement de l'économie de marché et n'ont jamais voulu le
faire. Tout ce qu'ils savaient sur le capitalisme, c'était que Marx l'avait
dépeint comme le pire de tous les maux. Ils étaient des révolutionnaires
professionnels. Leurs seules sources de revenus étaient les fonds du parti,
qui étaient approvisionnés par des contributions volontaires et plus souvent
involontaires (extorquées), ainsi que par les souscriptions et les
« expropriations » violentes. Mais, avant 1917, alors exilés en
Europe occidentale et centrale, certains camarades exercèrent parfois des
travaux routiniers subalternes dans des entreprises commerciales. Ce fut leur
expérience – l'expérience d'employés devant remplir des formulaires et des
imprimés, copier des lettres, écrire des chiffres dans des livres et classer
des papiers – qui fournit à Lénine la totalité des informations qu'il avait
acquises sur les activités entrepreneuriales.
Lénine faisait
correctement une distinction entre le travail des entrepreneurs d'un côté et
celui du « personnel possédant une formation scientifique, qui comprend
les ingénieurs, les agronomes, etc. » de l'autre. Ces experts et
techniciens sont les principaux exécuteurs d'ordres. Dans le cadre du
capitalisme, ils travaillent sous les ordres des capitalistes; ils
travailleront dans le cadre du socialisme sous les ordres des « ouvriers
armés ». La fonction des capitalistes et des entrepreneurs est différente;
c'est, selon Lénine, « le contrôle de la production et de la
répartition, l'enregistrement du travail et des produits ». Or, le rôle
des entrepreneurs et des capitalistes est en réalité de déterminer les buts
pour lesquels il faut employer les facteurs de production, afin de servir de
la meilleure façon possible les désirs des consommateurs, c'est-à-dire de
déterminer ce qu'il convient de produire, en quelles quantités et à quelle
qualité. Cependant, ce n'est pas ce que Lénine veut dire quand il utilise le
terme de « contrôle ». En tant que marxiste, il n'a pas conscience
des problèmes auxquels doit faire face la direction des activités de
production dans n'importe quel système d'organisation sociale imaginable: la
rareté inévitable des facteurs de production, l'incertitude concernant la
situation future que la production doit approvisionner et la nécessité de
choisir, parmi la multitude déconcertante des méthodes techniques permettant
d'atteindre les fins déjà choisies, celles qui empêcheront aussi peu que
possible la réalisation d'autres fins, c'est-à-dire les méthodes pour
lesquelles les coûts de production sont les plus bas. Aucune allusion à ces
questions ne peut être trouvée dans les écrits de Marx et d'Engels. Tout ce
que Lénine a appris sur le monde des affaires par les récits de ses camarades
ayant à l'occasion travaillé dans des bureaux, c'était que cela demandait
beaucoup d'écritures, d'enregistrements et de chiffres. Il déclare ainsi que
« l'enregistrement et le contrôle » sont les principales choses
nécessaires à l'organisation et au fonctionnement correct de la société. Mais
« l'enregistrement et le contrôle », ajoute-t-il, ont déjà été
« simplifiés à l'extrême par le capitalisme, qui les a
réduits aux opérations les plus simples de surveillance et d'inscription et à
la délivrance de reçus correspondants, toutes choses à la portée de quiconque
sait lire et écrire et connaît les quatre règles de l'arithmétique »(2).
Nous avons ici la
philosophie d'un documentaliste dans toute sa splendeur.
8. Le
ressentiment des « cousins »
|
Dans un marché non entravé par l'interférence de forces extérieures, le
processus tendant à placer le contrôle de facteurs de production entre les
mains des individus les plus efficaces ne s'arrête jamais. Dès qu'un homme
(ou une entreprise) commence à relâcher ses efforts pour satisfaire, du mieux
possible, les besoins les plus urgents non encore convenablement satisfaits
des consommateurs, commence une dissipation de la richesse accumulée au cours
des succès passés lors de ces mêmes tentatives. Souvent, cette dispersion de
la fortune commence déjà pendant la vie d'un homme d'affaires quand son
entrain, son énergie et ses ressources déclinent en raison de son âge, de la
fatigue ou de la maladie et que sa capacité à adapter la conduite des
affaires à la structure sans cesse changeante du marché s'évanouit. Le plus
fréquemment, c'est l'apathie de ses héritiers qui gaspille l'héritage. Si la
progéniture molle et impassible ne retourne pas à l'insignifiance et reste
nantie malgré son incompétence, elle doit sa prospérité aux institutions et
aux mesures politiques qui ont été dictées par des tendances
anticapitalistes. Ils se retirent du marché, où il n'est pas possible de
préserver sa fortune autrement qu'en la gagnant chaque jour à nouveau, face à
la rude concurrence de tous, des entreprises existant déjà comme des
nouvelles venues qui « se serrent la ceinture ». En achetant des
bons émis par le gouvernement, ils se placent sous l'aile de ce dernier, qui
promet de les protéger contre les dangers du marché où les pertes punissent
l'inefficacité(3).
Cependant, il y a des
familles dans lesquelles les éminentes capacités requises pour le succès
entrepreneurial sont propagées au travers des générations. Un ou deux fils ou
petits-fils, voire arrière-petits-fils égalent ou surpassent leur
prédécesseur. La richesse de l'aïeul n'est pas dissipée, mais croît encore et
encore.
Ces cas ne sont bien
sûr pas fréquents. Ils attirent l'attention non seulement en raison de leur
rareté, mais aussi parce que les hommes sachant faire prospérer une affaire
héritée jouissent d'un double prestige: l'estime portée envers leurs parents
et celles envers eux-mêmes. De tels « patriciens », comme les
appellent parfois des gens qui ignorent la différence entre une société de
statut et une société capitaliste, combinent pour la plupart dans leur
personne une bonne éducation, des goûts délicats et des manières raffinées
avec le talent et l'assiduité d'un homme d'affaires travaillant dur. Et
certains d'entre eux font partie des entrepreneurs les plus riches du pays ou
même du monde.
C'est la situation de
ces quelques familles les plus riches parmi celles dites
« patriciennes » que nous devons étudier de près pour expliquer un
phénomène jouant un rôle important dans la propagande et les manoeuvres
anticapitalistes modernes.
Même au sein de ces
familles heureuses, les qualités nécessaires à la bonne conduite des grandes
industries ne sont pas héritées par tous les fils et petits-fils. En règle
générale, seul un, au mieux deux, individus de chaque génération les
possèdent. Il est alors essentiel à la survie de la richesse de la famille et
de l'entreprise que la conduite des affaires soit donnée à cet unique ou à
ces deux personnes, et que les autres membres soient relégués à des positions
de simples récipiendaires d'une partie des gains. Les méthodes choisies pour
de tels arrangements varient d'un pays à l'autre, selon les clauses
spécifiques des lois nationales et locales. Leur effet est cependant toujours
le même. Elles divisent la famille en deux catégories – ceux qui dirigent les
affaires et ceux qui ne le font pas.
La seconde catégorie
comprend en général des individus très liés à la première catégorie, celle
que nous nous proposons d'appeler les patrons. Il s'agit des
frères, des cousins, des neveux des patrons, plus souvent encore de leurs
soeurs, de leurs belles-soeurs, de leurs cousines, de leurs nièces, etc. Nous
nous proposons d'appeler les membres de cette seconde catégories les cousins.
Les cousins obtiennent
leurs revenus de la firme ou de la compagnie. Mais ils sont étrangers à la
vie des affaires et ne savent rien des problèmes auxquels un entrepreneur
doit faire face. Ils ont été élevés dans des pensions et des collèges en
vogue, dont l'atmosphère était pleine d'un mépris hautain envers ceux qui
gagnent de l'argent. Certains d'entre eux passent leur temps dans des boîtes
de nuit et d'autres lieux d'amusement, parient et jouent de l'argent,
festoient et s'amusent, et se livrent à une coûteuse débauche. D'autres
s'occupent en amateurs de peinture, d'écriture et d'autres arts. Ainsi, la
plupart sont des gens désoeuvrés et incapables.
Il est vrai qu'il y a
eu et qu'il y a des exceptions, et que les réalisations de ces membres
exceptionnels du groupe des cousins font plus que compenser les scandales
suscités par le comportement provoquant des play-boyset des
dépensiers. Beaucoup parmi les auteurs, érudits et hommes d'État les plus
éminents étaient de tels « gentlemen sans profession ». Libérés de
la nécessité de gagner leur vie par un métier lucratif et ne dépendant pas de
la faveur des adeptes du sectarisme, ils sont devenus les pionniers d'idées
nouvelles. D'autres, manquant eux-mêmes d'inspiration, sont devenus les
mécènes d'artistes qui, sans le soutien financier et les applaudissements
reçus, n'auraient pas pu accomplir leur travail créatif. Le rôle que certains
hommes riches ont joué dans l'évolution intellectuelle et politique de la
Grande-Bretagne a été souligné par de nombreux historiens. Le milieu dans
lequel vivaient les auteurs et les artistes de la France du XIXe siècle et
dans lequel ils ont trouvé des encouragements était « le monde »,
la « haute société ».
Cependant, nous ne
traiterons ici ni des péchés des play-boys ni de
l'excellence des autres groupes de gens riches. Notre thème est le rôle qu'un
groupe particulier de cousins a joué dans la dissémination de doctrines
visant à la destruction de l'économie de marché.
De nombreux cousins
croient qu'ils ont été lésés par les arrangements réglementant leur relation
financière avec les patrons et avec l'entreprise familiale. Que ces
arrangements aient été faits selon la volonté de leur père ou de leur
grand-père, ou qu'il résultent d'un accord qu'ils ont eux-mêmes signé, ils
pensent recevoir trop peu tandis que les patrons toucheraient trop. Peu
familiers de la nature des affaires et du marché, ils sont – avec Marx –
convaincus que le capital « engendre le profit » de manière
automatique. Ils ne voient pas de raison pour laquelle les membres de la
famille en charge de la conduite des affaires devraient gagner plus qu'eux.
Trop bornés pour apprécier correctement la signification d'un bilan et d'un
compte de résultat, ils soupçonnent dans chaque acte des patrons une
tentative sinistre pour les duper et les priver de leur droit. Ils se
disputent continuellement avec eux.
Il n'est pas
surprenant que les patrons perdent patience. Ils sont fiers de leur succès
face aux obstacles dressés par les gouvernements et les syndicats contre la
grande industrie. Ils sont pleinement conscients du fait que, sans leur
efficacité et leur zèle, la firme aurait disparu depuis longtemps ou que la
famille aurait été obligée de la vendre. Ils croient que les cousins
devraient reconnaître leurs mérites et considèrent leurs doléances comme tout
bonnement effrontées et scandaleuses.
La querelle familiale
entre les patrons et les cousins ne concerne que les membres du clan. Mais
elle prend une importance générale quand les cousins, en vue d'ennuyer les
patrons, rejoignent le camp anticapitaliste et fournissent des fonds à toutes
sortes d'aventures « progressistes ». Les cousins soutiennent avec
enthousiasme les grèves, y compris dans les usines desquelles ils tirent
leurs propres revenus(4). C'est un fait bien connu que la
plupart des magazines « progressistes » et de nombreux journaux
« progressistes » dépendent entièrement des aides qui leur sont
généreusement octroyées. Ces cousins donnent de l'argent aux universités,
collèges et instituts progressistes pour des « recherches
sociales » et patronnent toutes sortes d'activités du Parti communiste.
En tant que « socialistes de salon » et « bolcheviques
d'appartement », ils jouent un rôle important dans « l'armée
prolétarienne » en lutte contre « le sinistre système
capitaliste ».
9. Le
communisme de Broadway et d'Hollywood
|
Les nombreuses personnes à qui le capitalisme a apporté un revenu confortable
et du temps libre désirent s'amuser. Des foules affluent vers les théâtres.
Il y a de l'argent dans le monde du spectacle. Certains acteurs et auteurs
populaires gagnent des revenus à six chiffres. Ils vivent dans des maisons
qui sont de véritables palais, avec maîtres d'hôtel et piscines. Ils ne sont
certainement pas « prisonniers de la famine ». Et pourtant,
Hollywood et Broadway, les centres mondialement célèbres de l'industrie du
divertissement, sont des foyers du communisme. Certains auteurs et
interprètes font partie des partisans les plus fanatiques du soviétisme.
Diverses tentatives
ont été faites pour expliquer ce phénomène. Il y a dans la plupart de ces
interprétations une parcelle de vérité. Cependant, aucune n'arrive à prendre
en compte le motif principal qui conduit les champions de la scène et de
l'écran à grossir les rangs des révolutionnaires.
Dans un régime
capitaliste, le succès matériel dépend de l'appréciation des accomplissements
d'un homme par les consommateurs souverains. À cet égard, il n'y a pas de
différence entre les services rendus par un fabricant et ceux rendus par un
producteur, un acteur ou un auteur. La conscience de cette dépendance rend
pourtant les gens du spectacle bien plus mal à l'aise que ceux qui
approvisionnent les clients avec des articles tangibles. Les fabricants de
biens tangibles savent que leurs produits sont achetés en raison de certaines
propriétés physiques. Ils peuvent raisonnablement s'attendre à ce que le
public continue de demander ces articles tant que rien de mieux ou de
meilleur marché ne leur est offert, car il est improbable que les besoins que
satisfont ces biens changeront dans le futur proche. L'état du marché de ces
biens peut, dans une certaine mesure, être anticipé par des entrepreneurs
intelligents. Ceux-ci peuvent, avec un certain degré de confiance, regarder
vers l'avenir.
Il en va autrement
avec les divertissements. Les gens cherchent à s'amuser parce qu'ils
s'ennuient. Et rien ne les fatigue autant que des distractions qu'ils
connaissent déjà. L'essence de l'industrie du divertissement est la variété.
Les habitués applaudissent surtout ce qui est nouveau et donc inattendu et
surprenant. Ils sont capricieux et imprévisibles. Ils dédaignent ce qu'ils
adoraient hier. Le géant de la scène ou de l'écran doit toujours craindre les
caprices du public. Il se réveille un matin riche et célèbre et peut être
oublié le lendemain. Il sait très bien qu'il dépend entièrement des lubies et
des fantaisies d'une foule aspirant à l'hilarité. Il est toujours tourmenté
par l'anxiété. Comme le constructeur Solness de la pièce d'Ibsen, il craint
les nouveaux venus inconnus, les jeunes vigoureux qui le supplanteront dans
le coeur du public.
Il est évident qu'il
n'y a pas de remède à ce qui rend mal à l'aise les gens de la scène. Ils
essaient donc de s'accrocher à quelque chose. Le communisme, pensent certains
d'entre eux, leur apportera la délivrance. N'est-ce pas un système qui rendra
tout le monde heureux? Des hommes éminents n'ont-ils pas déclaré que tous les
maux de l'humanité sont causés par le capitalisme et seront balayés par le
communisme? Ne sont-ils pas eux-mêmes des gens travaillant dur, des camarades
de tous les autres travailleurs?
On peut
raisonnablement supposer qu'aucun des communistes d'Hollywood et de Broadway
n'a jamais étudié les écrits d'un quelconque auteur socialiste et encore
moins une quelconque analyse sérieuse de l'économie de marché. Mais c'est ce
fait même qui, pour les beautés, pour les danseurs et chanteurs, pour les
auteurs et producteurs de comédies, de films et de chansons, donne l'illusion
que leurs griefs particuliers disparaîtront dès que les « expropriateurs »
seront expropriés.
Il y a des gens qui
rendent le capitalisme responsable de la stupidité et de la grossièreté de
nombreux produits de l'industrie du divertissement. Il n'y a pas lieu de
discuter ce point. Mais il est intéressant de se souvenir qu'aucun milieu
américain n'a été plus enthousiaste dans son soutien au communisme que celui
des individus participant à la production de ces pièces et films idiots.
Quand un futur historien cherchera les petits faits significatifs que Taine
appréciait grandement comme matériel de travail, il ne devra pas négliger de
mentionner le rôle que la plus célèbre strip-teaseuse du monde a joué dans le
mouvement radical américain(5).
a. En
français dans le texte. NdT.
b. Le Social Register est un peu le bottin
mondain d'une ville. NdT.
1. Möser, No
Promotion According to Merit, publié pour la première fois en 1772. (Sämmtliche
Werke, de Justus Möser, éd. B. R. Abeken, Berlin, 1942, Vol. II, pp. 187-191.)
2. Cf. Lénine, State
and Revolution (Little Lenin Library, No. 14, publié par
International Publishers, New York), pp. 83-84. [Chapitre
5, paragraphe 4. Note d'Hervé de Quengo.]
3. Il y avait en Europe, jusqu'à il y a peu,
encore une autre possibilité de mettre sa fortune à l'abri de la maladresse et
de la prodigalité du propriétaire. La richesse acquise sur le marché pouvait
être investie dans de grands domaines fonciers que les tarifs et autres
dispositions légales mettaient à l'abri de la concurrence d'outsiders. Le
principe des biens inaliénables en Grande-Bretagne et d'autres clauses de
succession similaires pratiquées sur le continent empêchaient le propriétaire
de disposer de sa propriété au détriment de ses héritiers.
4. « Des limousines avec chauffeurs en livrée
déposaient des dames sérieuses devant les piquets de grève, parfois en
grève contre les entreprises qui permettaient de payer ces limousines. » Eugene
Lyons, The
Red Decade, New York, 1941, p. 186. (Italiques de
Ludwig von Mises).
5.
Cf. Eugene Lyons, loc.
cit., p. 293.
24hGold
www.24hGold.com
Article originellement publié par
le Québéquois Libre ici
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