Tout
en soulignant que « l’incertitude prédomine », mais
sans annoncer pour l’instant de nouvelles mesures, Mario Draghi, le président de la BCE, a
déclaré jeudi dernier vouloir désormais « remettre
la croissance au centre du l’agenda européen ». Sans
crainte de le contredire, Herman Van Rompuy, le
président de l’Union européenne, a le lendemain
affirmé que « la croissance, nous ne la découvrons pas au
milieu de la campagne électorale française, nous y travaillons
depuis longtemps », tout en confirmant la tenue début juin
d’un sommet européen informel pour en débattre.
Pour ne pas être en reste, le commissaire européen Olli Rehn a pour une fois fait
dans la nuance : « La consolidation budgétaire, bien que
nécessaire, doit s’appliquer de manière à
favoriser la croissance et de façon différenciée, pour
parvenir à un équilibre entre consolidation budgétaire
et croissance ». Tout le monde s’est sans exception
engouffré à la suite, pour faire de la croissance la scie du
moment.
Si
elle n’en reste pas, pour en définir le moteur, à
l’opposition entre réformes structurelles et investissements
financés par le déficit, la discussion va s’engager sur
les « project bonds », appellation
trouvée pour éviter le terme qui fâche
d’euro-obligation et en restreindre l’utilisation au financement
de projets et non pas de déficits. Afin d’amorcer la pompe, la
Commission propose de mettre à la disposition de la Banque
européenne d’investissement (BEI) un véritable pactole de
230 millions de dollars, qui lui permettra de lever entre 3,5 et 4,6
milliards d’euros sur les marchés, pour financer entre 15 et 20
grands projets transnationaux. Quand les politiques se mettent à
l’œuvre, ils ne répugnent pas aux symboles.
Mais
la plume des chroniqueurs reste en l’air en attendant que se
précisent les termes du compromis déjà en cours de
négociation entre les équipes d’Angela Merkel et de François Hollande.
En
s’employant à tracer une perspective à dix ans, non sans
témérité dans un contexte où l’on vit
à la petite semaine, Mario Draghi a
levé le nez du guidon. L’exercice prend toutefois son sens
s’il identifie le délai nécessaire à la
réalisation du désendettement et à la
concrétisation des effets bénéfiques sur la croissance
attendus des « réformes structurelles » qui devraient
l’accompagner. La promesse n’est cependant pas exaltante.
Fitch vient opportunément de
choisir ce moment pour rendre publique une étude intitulée
« Le futur de l’Eurozone :
scénarios alternatifs ». Mélangeant conformisme de bon
teint et audaces mesurées, l’agence de notation tente de voir
plus loin que le bout de son nez. Cinq scénarios possibles sont
ébauchés, dont l’un a sa
préférence. Figurent dans la liste deux
éventualités extrêmes, les moins probables : le
repoussoir de l’éclatement de la zone et à
l’inverse la réalisation des « États-Unis
d’Europe ». Ce dernier concept témoignant d’un
manque affirmé d’imagination pour aller ainsi chercher son
inspiration.
Restent
trois options, dont deux qui envisagent encore des solutions
symétriquement opposées : la sortie de la Grèce de la
zone euro et la naissance de l’« euromark », dont le nom
épargne toute explication. Subsiste enfin, par élimination si
l’on peut dire, la dernière d’entre elles : « Fitch s’attend à ce que l’eurozone traverse la crise en se tirant tant bien mal
d’affaires », est-il pronostiqué non sans
inquiétude. Mais comment ?
Sans
surprise, la vision de l’Europe du futur par l’agence de notation
ne manque pas de conformisme, fixant comme objectif central la
réalisation d’une « structure viable » – qui
ne l’était donc pas – dont la construction est
déjà entamée grâce à un triptyque :
intégration fiscale et partage de souveraineté,
austérité fiscale et réformes structurelles, assortis
d’une substantielle assistance aux pays «
périphériques » (dans les rangs desquels figure
l’Espagne).
Ce
tableau dressé, Fitch est néanmoins
réaliste et s’attend à ce que de nouveaux épisodes
de « sévère volatilité financière »
interviennent, reconnaissant que « le risque de crises de
liquidités relevant de prophéties auto-réalisatrices et
atteignant les États solvables n’a pas disparu. » Mais
l’agence voit une issue dans le fait que « au dernier moment, les
responsables politiques feront ce qu’il faut pour éviter un
effondrement ».
C’est
là qu’interviennent les audaces. Elles sont cependant bien
timides, faisant appel à la nécessité –
placée en tête de liste des mesures à prendre – de
fournir une aide financière directe aux banques, sans que celle-ci
transite par les États comme c’est actuellement prévu.
« Cela affaiblira la boucle rétroactive pernicieuse qui existe
entre les finances publiques et les banques nationales, l’accès
du secteur privé à son financement et la croissance. »
En
second lieu, des « nouvelles euro-obligations » apparaissent au
détour d’une parenthèse, à condition que leur
emploi soit limité au financement des organismes européens en
charge du soutien aux banques et aux sauvetages
(présumés des États, bien que cela ne soit pas
écrit). Troisième et dernier volet, il est prévu que la
BCE soit à nouveau mise à contribution et accroisse
d’autant son bilan, « aussi longtemps que le secteur privé
ne parvient pas à procurer des liquidités aux institutions
financières ».
Au
final, le but est d’atteindre une « quasi-union fiscale »,
étant entendu que « sans retour de la croissance, même une
union fiscale totale ne serait pas forcément une solution
pérenne à la crise de l’eurozone.
» On bute toujours sur le même problème.
Si
une chose doit être retenue de cette vision, c’est que
l’interconnexion de la dette privée et publique, après
avoir été longtemps superbement ignorée, est
désormais reconnue comme un vice de construction à
réparer. Cela conduit à accorder la priorité au
renflouement des banques qui en ont besoin – et dont la chute
entraînerait celles qui se débrouillent vaille que vaille
– les injections de liquidités de la BCE n’ayant comme
fonction que d’en donner le temps.
Ce
qui laisse toutefois toujours la même question pendante : qui va
apporter sa garantie à cette opération ? Les États sont
bien partis pour le faire, rebouclant la boucle que l’on prétend
déboucler. Outre le problème politique qu’il posera, ce
montage financier sera à terme d’autant plus fragilisant
qu’il reposera sur des finances publiques déjà
très malmenées et condamnées à une cure
d’amaigrissement expéditive. On n’est pas à une
contradiction près. Ou à construire un dispositif de plus
présenté comme destiné à ne pas servir et dont
l’effet résulterait de sa seule existence. Pour mémoire,
c’est aussi le cas des bazookas et autres pare-feu
déjà longuement évoqués ici-même…
Revient
de nouveau sur le tapis la référence à la croissance,
à laquelle tout le monde se raccroche à sa façon et non
sans ambiguïtés, suivant qu’elle est d’inspiration
keynésienne ou qu’elle repose sur des réformes affectant
prioritairement le marché du travail et l’État
providence. Elle ne peut dans ce dernier cas que produire
d’hypothétiques effets ultérieurs, au prix d’une
contraction du pouvoir d’achat et de la consommation, le principal
moteur de la croissance. Sans le dire, la croissance est donc dans le
meilleur des cas remise à plus tard. La stratégie en cours est
assortie d’une conception du rééquilibrage
économique européen qui repose sur la récession pour les
uns et la croissance pour les autres, avec pour résultat
d’accentuer le déséquilibre auquel on prétend
remédier. On tourne en rond afin d’éviter un transfert
financier de longue haleine. Pourtant, c’est d’une manière
ou d’une autre cela, ou à terme l’éclatement.
Les
marges de négociation sont étroites et vont le rester, car il
faudrait sinon briser ce cadre tabou. L’économiste Jean Pisany-Ferry a tenté de dégager une
alternative dans La Tribune, suite à un constat lucide bien
qu’incomplet. Il préconise que soit maintenu l’objectif
d’une inflation moyenne de 2 % pour la zone euro, mais d’accepter
qu’elle soit plus élevée en Europe du Nord afin de
contrebalancer une déflation au Sud ; de substituer à une
politique de rigueur axée sur le respect de ratios intangibles comme
l’est la limite de 3 % du PIB de déficit budgétaire
annuel (car « il était censé nous empêcher de
partir dans le décor, [or]nous sommes partis dans le décor
») des politiques « correctement dosées » dont il
s’efforce de cerner les principes ; de recapitaliser les banques ; puis
enfin de mettre en place des « chantiers communs », dont il fait
la revue des financements possibles en soulignant qu’ils resteront
réduits.
Enfin,
Jean Pisany-Ferry se place sur le terrain politique
de l’évolution des rapports franco-allemands et des compromis
à rechercher, restreignant encore par là même le champ du
possible… Faut-il en tirer comme conclusion que, plus que jamais,
c’est dans la crise elle-même que se trouve le moteur de son
approfondissement ou alternativement de sa solution ?
L’argumentation
allemande, selon laquelle il est absurde de créer de nouvelles dettes
pour régler les précédentes, est pleine de bon sens.
À condition de ne pas en tirer comme conclusion qu’il suffit
pour la résorber de combattre la dette publique comme s’il
s’agissait d’une infection à stopper au plus tôt.
Tout cela pour en fin de compte accepter sous la contrainte les mesures
exceptionnelles sans fin de la BCE, qui aboutissent à… combattre
la dette par de nouvelles dettes !
Sortir
du cadre, dans ce domaine, cela implique de ne pas la rembourser dans sa
totalité et d’en assumer les conséquences. Mais qui
s’y prépare aujourd’hui en procédant à son
inventaire ? Qui se penche sur un mode opératoire ? Qui
réfléchit à ce que peut bien représenter la
croissance économique ?
Billet rédigé par
François Leclerc
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