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La dette, un cadavre dont on ne peut se débarasser comme ça

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Paul Jorion.
Published : April 06th, 2010
2469 words - Reading time : 6 - 9 minutes
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Ce texte est un « article presslib’ » (*)


La série à suspens grecque a focalisé ces dernières semaines toute l’attention, faisant presque oublier que la crise de la dette publique était globale et touchait potentiellement tous les pays occidentaux.

L’Europe, et plus particulièrement la zone euro, était et reste sur le devant de la scène, faisant passer au second plan des situations tout aussi préoccupantes (pour manier la litote) mais pas encore arrivées à maturité : celles du Japon et des Etats-Unis. Les deux premières puissances occidentales où ont été émises les plus grandes masses de dette publique, ce qui mérite d’être rappelé.

Le Japon, plus que jamais condamné à une déflation dont il ne parvient pas à sortir, est dans une situation à force inextricable. On dit souvent, pour décrire le financement de son énorme dette publique, qu’il provient de l’épargne intérieure, à la différence de celui des Etats-Unis. Ce qui est exact mais omet de préciser qu’une grande partie de la dette japonaise est en réalité achetée par les banques du pays, qui se financent auprès de la Bank of Japan où elles déposent en garantie les obligations souveraines qu’elles ont acquises.

L’épargne des ménages joue parallèlement son rôle, mais elle parvient de moins en moins à éponger les nouvelles émissions, tandis que le bilan des banques – et de la BoJ – continuent de gonfler. Par voie de conséquence, le Japon commence à se tourner vers les marchés financiers internationaux, ce qui ne va pas être sans conséquences pour les autres pays.

Les Etats-Unis n’en sont, pour leur part, qu’aux prémices d’une réflexion publique sur la manière d’entamer la réduction de leur déficit abyssal, dont le montant officiel est par ailleurs sujet à forte caution, vu tous les engagements qu’il affecte d’ignorer. De ce point de vue, l’Etat s’inscrit dans une tradition bien ancrée qui, des banques commerciales à la Fed, veut que l’on pratique aux Etats-Unis avec constance et à grande échelle l’art consommé du hors bilan.

Dans un pays où tous les jours on découvre de nouveaux trous financiers, et où la santé des banques dites régionales comme des Etats et des municipalités est de plus en plus chancelante, menaçant les programmes sociaux et atteignant les services de l’éducation, de la justice et de la police, restreindre les dépenses budgétaires ne va pas être chose aisée, puisque sabrer dans les crédits militaires semble impensable.

C’est pourquoi on étudie discrètement, entre autres mesures, l’introduction d’une taxe à la valeur ajoutée (TVA) sur le mode européen, absente ou très modique aux Etats-Unis selon les Etats. Voilà qui ne ferait pas l’affaire de la relance de la consommation, moteur grippé de la croissance américaine, alors que le crédit n’est plus ce qu’il était et la titrisation est au point mort quand elle n’est pas garantie par la FDIC.

A l’arrivée, on peut s’interroger sur la capacité des Etats-Unis à contenir et résorber leur dette publique. Car dans ce pays où la crise est la plus aiguë, ses conséquences ne vont pas se limiter à la poursuite d’innombrables saisie des maisons ou à un chômage qui semble installé : le ciment même d’une société ne se retrouvant plus dans ses valeurs peut en venir à se désagréger. Seule la dépense publique pourra, comme c’est actuellement le cas, contribuer à la faire tenir debout. C’est en tout cas le dilemme dans lequel se trouve l’administration Obama quand il parle de réduire le déficit.

Si l’on revient à l’Europe, on ne peut qu’être frappé par la multiplication renouvelée de sombres pronostics à propos de la Grèce – pour laquelle rien n’est du tout réglé – et de l’incertitude persistante concernant les autres maillons faibles de la région. L’Irlande, en lançant un colossal plan de sauvetage de son système bancaire, vient à la fois de donner la mesure de l’état désastreux dans lequel celui-ci se trouve – justifiant de qualifier ses banques de zombies – et l’étendue des besoins de recapitalisation de celles-ci, auquel l’Etat va devoir pour l’essentiel faire face. Un seul chiffre : la structure de défaisance publique mise en place (NAMA) va acheter aux banques leurs actifs toxiques avec une décote de 47%. Ce qui donne une idée de l’ordre de grandeur des dévalorisations qui pourraient devoir encore intervenir dans d’autres pays.

On ne peut qu’être frappé par le contraste saisissant existant entre les intensives palabres gouvernementales qui nous sont rapportées, et qui ne débouchent que sur des déclarations de principe inapplicables, avec les déséquilibres économiques et financiers pour lesquels aucun plan d’action d’ensemble n’est toujours élaboré. Difficile, dans ces conditions, de croire à un sursaut de la zone euro, car celui-ci impliquerait non seulement la reconfiguration de son pacte fondateur mais également l’adoption d’une politique économique commune, tâche qui semble plus que toute autre aujourd’hui insurmontable.

D’autant que si l’on se tourne à l’extérieur de celle-ci vers un grand malade de l’Europe, le Royaume-Uni, un flou total y règne à propos de ce qu’il convient de faire, dont on ne sait s’il résulte de simples calculs électoraux ou, plus vraisemblablement, d’une parfaite et profonde indécision. Naviguant à vue, les gouvernements européens ne savent plus où se trouve la terre, ni où donner de la tête.

Nul ne sait donc quel va être le prochain épisode de la crise sur le vieux continent, mais certains prédisent déjà que les détenteurs de la dette grecque, au premier rang d’entre eux des banques allemandes et françaises, pourraient se trouver prochainement dans l’obligation de négocier une décote sur les obligations souveraines qu’elles détiennent (pour un montant de 120 milliards d’euros), dans le cadre d’un règlement global sous les auspices du FMI. A charge pour les gouvernements de ces deux pays de les soutenir en retour ensuite, face à ce nouveau trou potentiel de quelques dizaines de milliards d’euros. Sinon, faute de prêts préférentiels ou de restructuration de la dette, il ne restera plus à la Grèce qu’à faire défaut, afin de ne pas être entraînée dans une spirale déflationniste sans fin.

Ce ne sont pour l’instant que des scénarios sur le papier, mais l’un d’entre eux va inévitablement être tourné dans au plus tard quelques mois, car le statu quo est impossible. La stratégie préconisée par les Allemands ne mène la zone euro qu’à une dégringolade dans la déflation, une fois supprimées les mesures de relance publiques pour cause de réduction des déficits. Aux dernières nouvelles, selon le Financial Times, le gouvernement allemand refuserait que des éventuels prêts à la Grèce, en application du plan européen, soient consentis en dessous de 6% d’intérêt, ce qui est contradictoire avec l’objet même du plan : permettre un accès à des refinancements à un coût moindre que celui du marché.

S’il n’est pas non plus possible de prédire la suite des événements à l’échelle occidentale en général, deux des principales caractéristiques de la crise de la dette publique globale se précisent néanmoins assez bien. Elle est d’abord destinée à durer et à se déplacer, entrecoupée de paroxysmes, ainsi qu’à s’installer. Comme cela avait pu être déjà remarqué lors d’un précédent épisode, elle devient en quelque sorte permanente. Il va falloir apprendre à vivre avec elle, la question du comment restant sans réponse. Seconde donnée, elle va se traduire par un effet de ciseaux de plus en plus prononcé, entre une demande de financement public qui va continuer de croître et une offre devenant plus onéreuse.

Ce surenchérissement va résulter à la fois de l’addition des nouveaux déficits qui vont être enregistrés au fil du temps ainsi que des besoins de refinancement de la dette accumulée à des taux plus élevés qu’initialement contractés. Ce coût va alors peser davantage sur les budgets nationaux, assimilant à un grand écart le périlleux exercice d’équilibriste qu’il va falloir poursuivre entre nécessaire maintien de mesures de relance et réduction du déficit. Si cette séquence se confirme, le risque est grand d’entrer dans une spirale déflationniste. Après avoir pris, en pesant fortement sur les dépenses ou en augmentant la pression fiscale, deux types de mesures politiquement difficiles à assumer et pas spécialement favorables à la consommation, et donc à la croissance.

L’augmentation des taux obligataires, déjà constatée aux Etats-Unis, devrait donc se poursuivre. En premier lieu parce que les obligations souveraines ne sont plus ce qu’elles étaient : des valeurs refuge et sûres pour le système financier. La possibilité que certains Etats occidentaux puissent faire défaut ne va plus être une hypothèse impensable. Cela va avoir des conséquences importantes pour les établissements financiers, prochainement sommés d’accroître leurs fonds propres, et qui utilisaient largement à cet usage des titres souverains. La nouvelle situation qui en découle représente, pour le monde financier, un énorme changement de décor dans lequel il va lui falloir trouver ses marques et de nouveaux appuis.

En second lieu, parce qu’il va y avoir foule sur le marché obligataire, et que les Etats vont s’y trouver en sévère concurrence avec les grandes entreprises, qui ne peuvent plus compter comme auparavant sur les banques… et les établissements financiers eux-mêmes, placés dans le cadre de nouvelles contraintes réglementaires. Ils cherchent d’ailleurs à les minimiser actuellement, en discutant le bout de gras avec le Comité de Bâle.

Il faut citer à ce propos Pierre Nanterme, le président de la commission économique du Medef : « Notre angoisse, c’est que les taux d’intérêt remontent, tirés par des besoins toujours plus importants pour financer la dette des Etats ». Ajoutant à propos de Solvency, qui établit les normes prudentielles pour les compagnies d’assurances, grands investisseurs sur le marché des actions des entreprises : « Ces normes, en discussion, sont très défavorables aux investissements en actions des assureurs, ce qui risque d’assécher le financement des entreprises ». Tout est en effet étroitement lié.

En troisième lieu, enfin, parce que des arbitrages vont être rendus par les investisseurs, toujours à la recherche de l’optimisation des rendements : même en tenant compte de rendements accrus sur le marché de la dette souveraine, ils vont comparer ceux-ci avec ceux qu’ils peuvent attendre d’autres marchés.

Dans cette situation, faute d’autre levier disponible, les meilleurs espoirs résident pour les gouvernements dans un redémarrage de la croissance, qui aiderait à plus facilement résoudre l’équation de la réduction du déficit grâce à une augmentation des recettes fiscales. Une relance de l’économie occidentale grâce à la croissance des pays émergents, longtemps évoquée comme panacée, n’est plus claironnée avec autant de conviction. Ne serait-ce que parce qu’il est apparu que le principal moteur de celle-ci, la Chine, est confrontée à un sérieux problème de bulle financière alimentée par son gigantesque plan de relance. Les gouvernements ont donc changé leur fusil d’épaule. Ils n’évoquent plus l’accroissement de la demande chinoise, mais invoquent celle des exportations occidentales. Un angle pas nécessairement plus crédible, quand on y regarde de plus près. A commencer par le fait que tout le monde ne peut pas être exportateur net en même temps !

Un article paru dans le dernier numéro de The Economist, temple s’il en est de la pensée libérale en économie, fait le point sur ce sujet pour les Etats-Unis, le pays dont la croissance tirait celle des autres. Il dresse méticuleusement la liste des secteurs qui, selon l’hebdomadaire, pourraient tirer la croissance américaine dans l’avenir grâce à l’exportation, une fois admis que rien n’est à attendre de miraculeux de la consommation intérieure, plongée en léthargie profonde et durable pour cause de baisse de pouvoir d’achat et de restriction du crédit.  Il s’agit ni plus ni moins que des industries pharmaceutique, de matériel médical et du logiciel, de l’ingénierie, du cinéma, de l’architecture et de la publicité. Si ces secteurs doivent être à eux seuls à l’origine de la future croissance américaine, il est à craindre que le compte n’y soit pas, si l’on considère le déclin des autres !

La stratégie qui repose sur une réévaluation négociée avec les Chinois du yuan – dont résulterait le rééquilibrage du commerce extérieur américain ainsi que l’amélioration de la balance des payements et la résorption du déficit public – est quant à elle de plus en plus considérée comme une opération à dominante politique aux effets économiques douteux. Sans parler du discours anti-Chinois qui se propage aux Etats-Unis et qui alimente des campagnes elles carrément douteuses. De nombreux commentateurs expriment en effet leur scepticisme profond à propos de ce problématique rééquilibrage, ne voyant pas les Américains se mettre à produire ce qu’ils achètent aux Chinois, en tout cas aux mêmes conditions, alors que d’autres pays émergents pourront proposer les mêmes produits à bas prix en substitution des Chinois. En réalité, la seule solution serait une chute du dollar, monnaie des transactions commerciales !

A court terme, il faut plus que jamais prendre avec des pincettes les chiffres optimistes de temps en temps livrés en pâture, qui demandent à être analysés et décortiqués. Les derniers font état de créations d’emplois largement provisoires dans le cas américain, résultant notamment d’embauches gouvernementales pour effectuer le recensement, et de pourcentages de croissance qui demandent à être confirmés et intègrent les résultats mirobolants de l’industrie financière.

Pour ne pas s’en tenir aux Etats-Unis, si l’on prend le cas de l’Allemagne, première puissance européenne, il est clair que les exportations de cette dernière étant réalisées d’abord en Europe, où leurs perspectives de croissance sont limitées, vu la faiblesse et la grande fragilité de la relance, il n’y a pas non plus de miracles à en espérer. Les attentes à propos de la croissance doivent donc être relativisées, car celle-ci suppose des moteurs introuvables de quelque côté que l’on se tourne. Dominique Strauss-Kahn, directeur général du FMI, vient de déclarer en Jordanie: « On observe une reprise de la croissance un peu partout, mais presque partout, les chiffres de la croissance sont liés au soutien public et la demande privée reste plutôt faible et insuffisante ». Toute la question est là.

Les gouvernements occidentaux sont de fait renvoyés à la résolution de l’équation du déficit dans les termes précédents, sans plus de cérémonie. Cela devrait les amener à entrer prochainement de plain-pied dans la prochaine étape : celle la crise monétaire proprement dite.




Billet rédigé par François Leclerc


               

Paul Jorion

pauljorion.com




(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.


Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).





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