Toutes les devises ont une valeur
trop élevée les unes par rapport aux autres, à
l’exception du yuan chinois ! Si l’on écoutait les
déclarations qui fusent sur toute la planète, il faudrait donc
réajuster sérieusement le tir sur un marché
monétaire où le régime des changes flottants a
été érigé en dogme, au grand
bénéfice d’une intense spéculation
financière sur celui-ci, le Forex.
Comment alors procéder,
dans ces conditions ? Intervenir n’est pas conforme aux principes et
spécialement bien vu, mais devient de plus en plus indispensable. Mais
pour aboutir à quoi ?
L’actualité
était faite jusqu’à maintenant du lancinant
problème de la parité entre le yuan et le dollar, insoluble
dans le contexte actuel. Il a fallu des mois et des mois de palabres et de
discours prononcés en vain pour en arriver à une
vérité toute simple, à laquelle les Américains ne
veulent toutefois pas se résoudre. Parce qu’elle est pour eux
très dérangeante.
Non compte-tenu de
considérations générales sur le rapport existant entre
la force d’une monnaie et la puissance économique du pays qui
l’émet, il est ouvertement apparu que le régime chinois
n’était pas en mesure de procéder à
l’important ajustement qui lui est demandé avec insistance. Car
cela mettrait en péril son équilibre, en raison des
conséquences économiques et sociales qui résulterait
d’une chute des exportations, elle-même causée par une
forte réévaluation du yuan. Dixit Wen
Jiabao, le premier ministre soi-même.
Si l’on prend un peu de
recul, cela signifie que le modèle de développement de la
Chine, orienté vers l’exportation de produits
manufacturés à bas prix, dans un premier temps magnifié,
a été porteur d’un déséquilibre
accentué. Ainsi que le déplore l’administration Barack Obama, éludant le
fait qu’il ne peut pas être corrigé en claquant des doigts
comme l’exigent les républicains.
Plus encore, cela met en
évidence une contradiction majeure à laquelle la mondialisation
a conduit : moteur du développement des pays émergents
profitant aux capitaux occidentaux qui s’y sont investis, elle a
déséquilibré – sans rémission dans
l’environnement actuel – l’économie des pays développés.
Après le yuan, c’est
le yen japonais qui est à son tour entré dans
l’actualité. Plusieurs facteurs ont conflué pour
renchérir fortement sa valeur par rapport aux autres devises –
la baisse du dollar étant le plus important, l’utilisation du
yen comme refuge ensuite – pénalisant les exportations
japonaises, seul secteur de l’économie encore florissant. Alors
qu’il permet de maintenir en équilibre précaire un
système économico-financier reposant sur l’autofinancement
de la gigantesque dette du pays par lui même. Ce qui est en train
d’atteindre ses limites. La Bank of Japan a
finalement du se résoudre à intervenir sur le marché
monétaire pour faire baisser le yen.
Les Américains sont cette
fois-ci à leur tour sur la sellette, responsables d’une
politique qui vise à affaiblir le dollar – et les taux auxquels
ils financent leur propre dette – afin de tenter de lutter grâce
à l’essor de leurs exportations contre une croissance à
nouveau dangereusement déclinante, ainsi que la perspective
d’une nouvelle récession, à peine sont-ils sortis –
officiellement tout du moins – de la précédente. Une
grande nouveauté qui fait déjà date, le pays
étant l’habitué de rebonds immédiats
désormais hors de question. Ce qui démontre que quelque chose
de grave s’est bien passé, que la machine est cette fois-ci
cassée.
La tendance baissière
du dollar, quant à elle, est devenue une donnée permanente au
plan international, alimentée dans l’immédiat par la
perspective d’une nouvelle intervention monétaire de la Fed,
dont la rumeur se propage et enfle, qui amènerait la Bank of England à la suivre sur le même chemin.
L’autre grande puissance
commerciale qu’est l’Europe s’est refusée de donner
– via la BCE – un coup de main aux Japonais afin de faire baisser
le yen, pour les mêmes raisons, tout en subissant également la
baisse du dollar. Américains et Européens, par ailleurs
concurrents dans bien des domaines, ont sur ce chapitre des
intérêts communs à défendre, ce qui risque fort de
se révéler être une politique à courte vue, si les
problèmes rencontrés par le Japon devaient empirer, comme
attendu.
Bénéficiant de la
baisse de l’euro par rapport au dollar – principale monnaie du
commerce international – l’Espagne a ainsi vu remonter le volume
de ses exportations. Non pas en direction de ses partenaires commerciaux
européens, mais de certains pays émergents. C’est
bien la seule bonne nouvelle la concernant. Les autres pays de la zone euro
qui sont aujourd’hui dans la tourmente ne bénéficient pas
plus de la facilité que représenterait une dévaluation
de leur monnaie.
Le Royaume-Uni, qui a
déjà tiré profit de la baisse de la livre, ne verrait
pas d’un mauvais œil que celle-ci continue de descendre, une
nouvelle utilisation de la planche à billet par la Bank of England pourrait en être à l’origine.
Il a d’ailleurs suffi d’une déclaration en ce sens de
l’un de ses gouverneurs, Adam Posen, pour
faire immédiatement chuter la livre par rapport à l’euro
et au dollar.
Il en ressort que tous les pays
occidentaux pratiquent – ou voudraient pratiquer – l’art consommé
de la dévaluation compétitive, car ils ne voient que les
exportations comme remède à leur croissance en panne,
l’Allemagne, grand pays exportateur, s’accommodant du niveau
actuel de l’euro. Mais ils se heurtent, à part leur appartenance
à la zone euro pour ceux dont c’est le cas, à une double
difficulté.
1/ Toutes les devises ne peuvent
pas dévaluer les unes par rapport aux autres simultanément et
tous les pays ne peuvent pas être exportateur net !
2/ La croissance anémique
que les pays occidentaux connaissent n’est évidemment pas
favorable, une compensation par le développement des exportations vers
les pays émergents ne pouvant pas s’y substituer aussi
rapidement et facilement qu’espéré.
La dévaluation des
monnaies, à bien y regarder, est la seule possibilité qui
existe, étant donné que les pays émergents ne
dégagent pas les surplus financiers nécessaires à
l’absorption du volume global souhaitable des exportations
occidentales. Il s’en suit un inévitable accroissement des
contradictions d’intérêt entre puissances.
Plus récemment encore
intervenu, le dérèglement monétaire est devenu
pénalisant pour les pays émergents. Guido Mantega, ministre brésilien des finances,
déclarait dernièrement que « la guerre des devises
était ouverte », évoquant « une escalade
dans la dévaluation compétitive ». Le Brésil
doit en effet faire face à une constante réévaluation de
sa monnaie, le réal, qui porte préjudice à ses
exportations. Le dollar a ainsi baissé de 25% par rapport au
réal. D’autres pays sont atteints ou bien font dans leur coin de
la dévaluation compétitive, c’est le cas de
l’Argentine.
Une réunion des pays du
BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) avait lieu dernièrement
à New York, où cette question a été
traitée. Celle du yuan chinois ne l’ayant pas été,
car comme l’a expliqué Celso Amorim, ministre brésilien des affaires
étrangères, « il ne faut pas oublier que la Chine
est à l’heure actuelle notre meilleur client »…
La Corée du Sud voudrait
bien de son côté rejoindre le camp des pays dont la monnaie est
dévaluée, la Banque asiatique de développement, qui
tenait une réunion à Kuala Lumpur, vient d’ailleurs de
demander « une plus grande flexibilité » du
yuan, traduisant un sentiment plus général, une formule
allusive qui revient à demander sa réévaluation.
Derrière celle du
réal, pour prendre ce cas exemplaire, se cache le puissant
phénomène qui l’induit. Comme tous les grands pays émergents,
le Brésil suscite un très fort afflux de capitaux à la
recherche de meilleurs rendements, attirés par la croissance
économique dont ils bénéficient. De tels achats massifs
de devises – en l’occurrence du réal – sont un
levier puissant de réévaluation des monnaies en question.
Sans parler des opérations
de carry trade, qui sont certes des aller et
retour entre deux devises, mais à plus ou moins rapide
échéance. Leur débouclage n’intervenant que
lorsqu’est craint un fort réajustement des deux devises
utilisées, vente de dollars et achat de réais (le pluriel de
réal) toujours dans cet exemple, ou en cas de prise de
bénéfice.
Tels des insectes attirés
par la lumière, de grandes masses de capitaux se sont
précipitées vers les principaux pôles de
développement économique, les investisseurs ayant la ferme
intention d’y poursuivre leurs activités lucratives.
Délaissant les marchés des pays développés
où les rendements vont baisser – sauf quand ils sont investis
dans les plus grandes entreprises transnationales, qui restent florissantes
– et les risques s’accroître.
On voit ainsi les mégabanques s’échauffer pour
rejoindre en hâte ces nouveaux terrains de jeu,
britanniques et américaines en premier lieu. Soucieuses de
prendre sans tarder des parts de marché et de poursuivre
l’éducation déjà entamée des joueurs
locaux, encore timorés, aux merveilles créatives de la finance
de haute volée.
Une nouvelle configuration de la
mondialisation se dessine ainsi. Elle était en premier lieu
économique et commerciale, elle devient pleinement financière,
les mégabanques se déplaçant
au plus près de leur nouvelle clientèle. Tout d’abord en
Asie, continent de toutes les promesses.
Cette transhumance est tout juste
freinée, comme lors de l’étape précédente,
par des industries et des systèmes financiers locaux, où
l’Etat conserve un poids et un rôle qu’il a perdu en Occident.
Selon des modes et des fortunes diverses, selon les pays. L’idée
n’en reste pas moins de proposer : « vous produisez,
nous finançons ! ».
Le monde n’étant pas
parfait, y compris pour les financiers qui dans ce domaine en profitent, la guerre
des devises qui s’est engagée ne va pas
s’arrêter d’elle-même. Elle va au contraire non
seulement être le moteur de conflits d’intérêts
grandissants, mais favoriser à un moment donné la recherche
d’une sortie par le haut, faute de solution dans le cadre
monétaire actuel. Celle-ci ne peut se trouver que dans celui
d’une réforme d’ensemble du Système
monétaire international (SMI).
Mais le chamboulement radical que
cela suppose ne va pas être de même nature que les
précédents, dont les accords de Bretton
Woods avaient donné le signal et qui ont
à chaque fois marqué la prééminence des
Etats-Unis et la prise en compte prioritaire de leurs intérêts.
C’est le chemin inverse qui va devoir être engagé, ce qui
explique que l’on assiste à une course de lenteur,
qu’exprime l’illusoire espoir américain de repousser
tellement loin son échéance que l’horreur que
représente la chute de leur piédestal monétaire
n’interviendra jamais…
Ce qui provoque en attendant la
résurgence de tentatives américaines belliqueuses
d’imposer une réévaluation aux Chinois, qui reviennent
dans la pratique à mouliner de l’air avec les bras. La chambre
des représentants s’apprêtant à voter des sanctions
contre la Chine, le sénat devant ensuite les approuver et Barack Obama promulguer la loi
si elle est votée par les deux chambres, la banque centrale chinoise a
promis « une plus grande flexibilité » du yuan,
sans précision sur l’ampleur des variations qui pourraient
être autorisées. La fois précédente, cela s’est
traduit par epsilon, qui se traduit aujourd’hui par 2% de
réévaluation, très loin des demandes américaines.
Les dirigeants chinois n’ont pas non plus manqué de
rétorquer – au nom de leur détention en avoirs en bons du
Trésor américain et de leurs achats de ceux-ci qu’ils
poursuivent – que les Américains devraient lutter contre la
baisse du dollar, qui déprécie ces derniers…
Pour les Américains, pas de
solution tangible en vue donc, à moins de rompre à leur tour un
tabou, après les Japonais comme on va le voir, et de renouer avec des
pratiques protectionnistes, qu’ils savent discrètement utiliser
quand ils considèrent que leurs intérêts vitaux sont en
jeu.
Dans l’immédiat, les
Etats les plus menacés par les dérèglements
monétaires vont faire avec les moyens du bord. Les Japonais sont
finalement intervenus, rompant deux décennies de non-interventionnisme
occidental sur le marché des changes, ce qui leur est beaucoup
reproché. Car ils donnent le mauvais exemple aux Chinois qui
continuent – par leurs interventions – à se crisper sur le
peg, l’arrimage du yuan au dollar.
D’autres pays interviennent pour contenir la réévaluation
de leur monnaie sur le marché monétaire, comme la Suisse,
d’autres dévaluent ou voudraient le faire. Tandis que
d’autres enfin envisagent d’utiliser des moyens administratifs et
d’instaurer des mesures de contrôle et de restriction des
transferts de capitaux. Quel bazar !
Le FMI lui même, conscient
des difficultés que rencontrent les pays émergents et de
la nécessité qu’ils se protègent pour ne pas
sombrer à leur tour dans le marasme, en est venu à
considérer comme un moindre mal ce dernier type de mesures, à
condition qu’elles soient provisoires.
Ce ne sont que des pis-aller.
La bataille symbolique qui se
déroule autour des sièges du conseil d’administration du
FMI est un jeu des chaises musicales: il y a plus de prétendants que
de chaises. Par son âpreté – tout en se déroulant
en coulisses – elle témoigne d’enjeux qui ne sont pas
seulement de préséance. D’une manière ou d’une
autre – jouant de plus en plus et avec des moyens accrus, la banque de
dernier ressort des Etats, ou se préparant à être un
futur recours dans le cadre de la réforme du SMI – le FMI est en
effet appelé à avoir un rôle montant.
Un dernier phénomène
doit être mis en évidence, face cachée du
dérèglement monétaire en cours. La dévaluation relative
de certaines monnaies revient indirectement à une monétisation
de la dette publique. Car elle suppose des émissions monétaires
et induit donc une baisse de la valeur de la dette libellée dans cette
même monnaie. Elle a le même effet que la création
monétaire par la banque centrale d’un pays et permet de
s’y substituer discrètement.
Ce moteur-là n’est
pas à négliger dans l’appréciation de la
stratégie américaine, bien qu’il soit comme on a vu
à double effet, accentuant la nécessité d’une
réforme monétaire d’ensemble. Il confirme que la tendance
à la baisse du dollar du dollar est durable, avec comme
conséquence l’intensification des dérèglements
monétaires.
La guerre a commencé et ne
va pas s’arrêter. L’accroissement des capitaux flottants
à la recherche d’opportunité – tant en raison de la
dépense publique que de l’injection des liquidités des
banques centrales – est un puissant facteur d’accentuation des
distorsions monétaires. Certains pays vont vouloir favoriser une
dévaluation de leur monnaie tandis que d’autres vont
s’opposer à sa réévaluation. Combien de temps cela
va-t-il être tenable ?
Une
armistice finale n’est envisageable que sur
la base d’une refonte monétaire sanctionnant les nouveau
rapports de force économiques, quitte à ce qu’elle soit
étalée dans le temps. Définir des étapes
intermédiaires, afin d’éviter les chocs, ne va pas
être de tout repos. Car cela va inévitablement entrer en
contradiction avec les intérêts à court terme de chacun.
Ne peut-on pas penser que, dans ce
domaine comme dans celui de la régulation financière, un
approfondissement et des rebondissements de la crise seront encore
nécessaires pour qu’il ne soit plus possible de tergiverser ?
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un «
article presslib’ » est libre de
reproduction en tout ou en partie à condition que le présent
alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions.
Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé
durant les dix dernières années dans le milieu bancaire
américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il
a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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