En avril dernier, dans le métro lillois, une jeune femme se faisait agresser par un ivrogne. Appelant à l’aide, personne ne vint cependant au secours de la victime qui ne reçut de l’aide qu’une fois sortie du métro. Quelques mois plus tard, une vidéo rebondit sur ce fait divers malheureusement banal.
Le petit film, en compétition pour le Nikon Film Festival, présente l’histoire d’un individu qui sera confronté en tant qu’observateur à une scène de viol dans le wagon qui le mène à la Défense où il a rendez-vous pour un entretien d’embauche. Le film est visible ci-dessous.
Le nombre de vues de cette vidéo grimpant, la presse s’est rapidement emparée du sujet pour revenir, une fois de plus, sur le constat effarant que les gens ont une fâcheuse tendance à ne pas réagir, quelle bande de gros mollassons tout de même, ça et le fait qu’on vit dans une société de plus en plus individualiste, égoïste et ultralibérale, m’ame Ginette, et ils nous détraquent les gens avec leurs vaccins je vous le dis, tout ceci nous conduit vers les heures les plus sombres de notre Histoire et tout le tralala.
Isabelle Quintart, journaliste et réalisatrice de ce court-métrage, l’explique ainsi :
« Cet homme, c’est un « personnage neutre ». Ce n’est ni un salaud, ni un héros. C’est l’incarnation de la lâcheté ordinaire. »
Au passage, on notera que le lâche ordinaire est aussi commodément non-stigmatisant, mais là n’est pas la question, qui est de savoir comment on peut à la fois expliquer l’absence de réactions de ce personnage, et, logiquement, le comportement tout aussi atone des autres voyageurs entourant notre anti-héros. Une fois cette explication trouvée, la presse s’empressera de fournir quelques conseils simples sur la marche à tenir lorsqu’on est soi-même témoin d’une agression.
Bref, le sujet est compris, la question est close puisque les réponses ont été apportées et les évidences s’accumulent : les gens, ces chiffes molles, ne réagissent pas, c’est un scandale, et c’est d’abord parce qu’ils sont mal informés sur ce qu’il faut faire, bien sûr, et ensuite peut-être parce que les villes sont méchamment conçues pour les hommes et pas pour les femmes. D’ailleurs, l’actualité récente corrobore ces évidences…
… Ou peut-être pas.
Car oui, la réalité est finalement bien plus complexe que la vidéo, ou, disons, que son interprétation répétée à l’envi dans les douzaines d’articles de presse qui lui sont consacrés : les individus ne sont pas toujours apathiques, et leur réaction dépend en pratique de facteurs assez complexes. Si différentes études montrent bien qu’à mesure que le nombre de témoins d’un acte violent augmente, la responsabilité individuelle se dilue lentement, mais non, elle ne s’évapore pas complètement.
Le cas, déjà vieux et pourtant largement documenté, de Kitty Genovese, mérite d’être plus souvent rappelé : en mars 1964, une femme de 28 ans était assassinée alors que, selon la presse de l’époque, plus d’une trentaine de personnes furent témoins, d’une façon ou d’une autre, de son agression. Le nombre de témoins et leur passivité fit, quelques jours plus tard, les gros titres de toute la presse au point de déclencher la rédaction de lois spécifiques. La tension retombée, il s’avéra que le nombre de témoins directs était bien plus faible, que beaucoup avaient agi, de différentes façons, et que l’inaction observée chez certains d’entre eux était due bien plus à un manque d’information sur ce qui se passait vraiment qu’à une apathie inexplicable.
Je pourrais aussi rappeler l’affaire Rossignol, où la sénatrice PS de l’Oise découvrait stupéfaite que personne ne daignait bouger ses fesses pour l’aider alors qu’elle venait de se faire piquer son argent à un distributeur automatique. Ce cas s’agglutinera d’ailleurs assez bien avec d’autres, plus récents, où le témoin, rejetant l’apathie, agit et … se fait condamner, où la victime se rebelle et tue son agresseur pour se retrouver derrière les barreaux. Oui, malheureusement, s’il existe parfois des cas où l’on ne peut que s’étonner de l’absence de réaction des témoins, on trouve aussi des cas où la saine réaction des agressés ou des témoins se termine assez mal pour eux.
S’il on y rajoute les cas, pas toujours médiatisés mais suffisamment nombreux pour finir par faire un petit bruit de fond constant, où les autorités montrent leur totale nullité à gérer des cas de violence et d’agression et montrent à leur tour leur apathie, on comprend que la question de la réponse à apporter à un cas d’agression est bien plus complexe qu’une liste de comportements idoines à garder à l’esprit.
De ce point de vue, la vidéo met en exergue un comportement bien particulier, alors que, statistiquement, rien ne permet d’affirmer qu’il serait devenu franchement prédominant dans la société. D’une part, il n’y a pas plus ou moins de héros de nos jours qu’on en trouvait 20, 50 ou 100 ans auparavant. La probabilité réelle que personne ne réagisse devant les cas clairs d’agressions violentes reste faible et le cas du métro de Lille n’illustre, justement, pas du tout l’absence de réaction devant un viol, mais bien la difficulté que tout un chacun peut avoir à déterminer s’il s’agit réellement d’une simple altercation, d’une agression verbale, d’une agression à caractère sexuel, d’un vol avec violence ou d’un viol pur et simple.
Parce qu’en définitive, chacun, confronté à un événement plus ou moins grave, fait un calcul complexe de risque, tenant compte de la dangerosité potentielle ou réelle de l’agresseur (ou des agresseurs), de sa propre force, des alternatives à toute confrontation, et, inévitablement, ce calcul comprendra aussi le risque des conséquences d’une riposte que la justice, après coup, jugerait disproportionnée. Est-il besoin, ici, de rappeler que la légitime défense est extrêmement encadrée en France et que, de témoin, on passe plus souvent qu’à son tour au banc des accusés si, d’aventure, l’agresseur, le nez cassé par une riposte trop virulente, se retourne contre vous ? Est-il utile de rappeler qu’en cas d’agression uniquement verbale, tout action physique sur une personne, méritant pourtant largement une bonne remise en place, sera systématiquement sanctionnée ? Est-il utile de rappeler qu’en France, force restant à l’État, et celui-ci ne pouvant jamais supporter la moindre concurrence, tout emploi de celle-ci sur un individu, même en cas d’agression, peut se retourner (et, statistiquement, se retournera) contre vous ?
Non, la passivité n’est pas une fatalité, ni un automatisme. D’une part, il est statistiquement probable qu’en cas d’agression violente, dans un wagon empli de gens normaux, ni des héros, ni des salauds, il se trouvera plusieurs personnes pour réagir. D’autre part, l’indifférence ou l’apathie se nourrissent du calcul de risque que j’ai exposé, et de la connaissance maintenant diffuse mais bien implantée des lacunes du système judiciaire : à force de dévoyer la Justice en minimisant chaque jour les petites agressions, les injures et insultes, les « incivilités », les dégradations, à force de relâcher, en quelques heures, des turbo-multi-récidivistes, les individus honnêtes n’ont plus aucune envie de risquer des coups ou des misères paperassières pour ce que le système judiciaire considère à l’évidence comme des broutilles.
Et c’est justement parce que la frontière entre les broutilles et les faits graves se fait tous les jours plus floue que les individus normaux, ni héros, ni salauds, ne savent plus, n’osent plus agir et prendre la décision qui permettrait peut-être, sans doute, de faire disparaître cet entêtant sentiment d’insécurité qui s’installe doucement. Dès lors, l’analyse manichéenne pour laquelle l’homme banal est un bulot incapable de se rassembler pour éviter un viol prend du plomb dans l’aile.
En fait, l’homme banal connaît la valeur de la Justice à laquelle il se soumet. Son apathie répond à celle du système. Et ce genre de message, dans une petite vidéo, ça passerait assez mal.
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