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Peu
d’outils d’analyse économique sont aussi fondamentaux que
celui de coût d’opportunité. Malheureusement, cet
important concept n’est guère en odeur de sainteté
auprès de nos responsables politiques. Et pour cause : il remet
en question l’intervention de l’Etat dans
l’économie.
Dans l’un
de ses textes la plus célèbres, intitulé « La vitre cassée»,
l’économiste français Frédéric Bastiat met
en scène un vitrier dont le fils vient de briser un carreau. Les
passants se pressent pour le réconforter. « De tels
accidents font aller l'industrie. Il faut que tout le monde vive. Que
deviendraient les vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitres ? »,
lui répètent-ils. « Halte là !»,
répond fermement Bastiat. « Votre théorie
s’arrête à ce qu’on voit, elle ne tient pas compte
de ce qu’on ne voit pas. » Ce qu’on ne voit pas,
c’est que le cordonnier, s’il n’avait pas dû
réparer sa vitre, aurait consacré ses économies à
acheter autre chose : un livre ou une paire de chaussures, par exemple.
Coût d’opportunité
Bastiat
décrit ainsi par l’exemple la notion de coût
d’opportunité d’une dépense : la valeur
des alternatives sacrifiées pour faire cette dépense. Cette
notion est familière aux gestionnaires d’entreprise, et aux
financiers. En effet, lorsqu’ils décident d’un nouvel
investissement, les gestionnaires d’une entreprise doivent tenir compte
du coût d’opportunité de ce dernier : à
quelles autres dépenses faut-il renoncer pour financer
l’investissement envisagé ? Si la notion de coût
d’opportunité fait sens au niveau micro-économique
(l’entreprise), il en va bien entendu de même au niveau
macro-économique (l’économie du pays). Mais
c’est aussi à ce niveau qu’elle est la plus
controversée.
Sauvetages coûteux…
Raisonner en
termes de coût d’opportunité met en effet les pouvoirs publics
sur la sellette, car cela revient à remettre en question
l’action qu’ils mènent : vaut-il mieux les laisser
dépenser l’argent des contribuables ou ces derniers en
feraient-il un usage meilleur pour l’économie ? Question
éminemment subversive, puisqu’elle remet en cause
l’existence même de l’Etat. Sans nécessairement
aller aussi loin, il est en tout cas parfaitement légitime
d’envisager sous cet angle la question des subsides accordés par
l’Etat à telle ou telle entreprise ou à tel ou tel
secteur : utiliser l’impôt pour favoriser telle ou telle
activité, n’est-ce pas jouer à
l’apprenti-sorcier ? N’est-ce pas empêcher les
mécanismes de marché de jouer pleinement afin de décider
de l’allocation de moyens entre les différents projets
entrepreneuriaux en compétition ? Lorsqu’un gouvernement
décide d’aider une grande entreprise en difficultés par
peur des licenciements massifs que sa fermeture entrainerait, combien de
créations d’emploi cette dépense financée par
l’impôt empêche-t-elle ou reporte-t-elle ? La question
est d’autant plus prégnante dans ce cas que la mise sous
perfusion d’une industrie en déclin ne fait que reporter
l’inéluctable. L’actualité en donne encore ces
jours-ci une triste illustration : la fermeture
définitive des hauts-fourneaux liégeois par Arcelor Mittal. Il s’agit d’un des derniers
épisodes d’une saga entamée dans les années 60,
lorsque ces hauts-fourneaux appartenaient à Cockerill-Sambre, une
entreprise fondée au 19ème siècle par
l’industriel anglais John Cockerill. La sidérurgie entamait
alors son déclin dans le bassin liégeois, un déclin que
les dizaines de milliards d’euros engloutis en plus d’un
demi-siècle n’ont pu contrer. Et pendant ce temps, combien
d’entreprises auraient-elles pu éclore si cet argent, au lieu
d’être pris aux contribuables belges, leur avait
été laissé, à charge pour eux de le
dépenser ou de l’épargner à leur guise ?
… et créations ruineuses
Loin des
drames sociaux engendrés par les fermetures, les créations
d’emploi subsidiées sont évidemment tout aussi
néfastes. Les divers « plans verts » mis en
œuvre partout en Europe et aux Etats-Unis et censés créer
des milliers d’emplois « durables » sont-ils plus
efficaces ? La presse a beaucoup glosé sur le caractère
peu éthique des subsides aux biocarburants, qui amènent les
agriculteurs à transformer de la nourriture en essence alors
qu’une partie de la population mondiale souffre encore de la faim. Dans
un récent éditorial,
le magazine « The Economist »
ne se montre guère plus tendre avec l’énergie
solaire : « la ruée vers la subsidiation
de l’énergie solaire au cours de la dernière
décennie a été un gaspillage massif et un jeu politique
sordide ».. L’éditorial
poursuit en revenant sur la justification avancée par les partisans de
ces subsides, censés favoriser l’émergence d’une
industrie jusqu’alors peu développée. « Il est
indéniable », note l’auteur,
« qu’une demande massivement subsidiée est largement
responsable de la baisse drastique du prix des panneaux solaires. Mais voir
cela comme une justification, c’est ignorer les coûts
d’opportunité, vastes mais en partie difficiles à
connaître, de programmes aussi dispendieux. »
Politiquement incorrect
Envisager les
aides d’Etat sous l’angle de leur coût
d’opportunité est une démarche politiquement
incorrecte : elle remet systématiquement en question les raisons
qui poussent les pouvoirs publics à consacrer l’argent des
impôts à une cause plutôt qu’une autre, voire la
notion même d’aides publiques. En ces temps d’incertitude
financière et de crise de la dette, elle justifie aussi que nous nous
posions une question tout aussi pertinente : quel est le coût
d’opportunité des aides aux pays européens en difficulté
et aux banques qui leur ont prêté de l’argent ?
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