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La loi
pervertie! La loi — et
à sa suite toutes les forces collectives de la nation, — la Loi,
dis-je, non seulement détournée de son but, mais
appliquée à poursuivre un but directement contraire! La Loi
devenue l'instrument de toutes les cupidités, au lieu d'en être
le frein! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle
avait pour mission de punir! Certes, c'est là un fait grave, s'il
existe, et sur lequel il doit m'être permis d'appeler l'attention de
mes concitoyens.
Nous tenons de
Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, — la vie physique,
intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même.
Celui qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir,
de la développer, de la perfectionner.
Pour cela, il
nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses; il nous a
plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par
l'application de nos facultés à ces éléments que
se réalise le phénomène de l'Assimilation, de l'Appropriation,
par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été
assigné.
Existence,
Facultés, Assimilation — en d'autres termes,
Personnalité, Liberté, Propriété, —
voilà l'homme.
C'est de ces
trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité
démagogique, qu'elles sont antérieures et supérieures
à toute législation humaine.
Ce n'est pas
parce que les hommes ont édicté des Lois que la
Personnalité, la Liberté et la Propriété
existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la
Liberté et la Propriété préexistent que les
hommes font des Lois.
Qu'est-ce donc
que la Loi? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est l'organisation collective
du Droit individuel de légitime défense.
Chacun de nous
tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre sa
Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les
trois éléments constitutifs ou conservateurs de la Vie,
éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne se
peuvent comprendre l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon
un prolongement de notre Personnalité, et qu'est-ce que la
Propriété si ce n'est un prolongement de nos Facultés?
Si chaque
homme a le droit de défendre, même par la force, sa Personne, sa
Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de
se concerter, de s'entendre, d'organiser une Force commune pour pourvoir
régulièrement à cette défense.
Le Droit
collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa
légitimité dans le Droit individuel; et la Force commune ne
peut avoir rationnellement d'autre but, d'autre mission que les forces
isolées auxquelles elle se substitue.
Ainsi, comme
la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la
Personne, à la Liberté, à la Propriété
d'un autre individu, par la même raison la Force commune ne peut
être légitimement appliquée à détruire la
Personne, la Liberté, la Propriété des individus ou des
classes.
Car cette
perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre, en contradiction
avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a
été donnée non pour défendre nos Droits, mais
pour anéantir les Droits égaux de nos frères? Et si cela
n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément,
comment cela serait-il vrai de la force collective, qui n'est que l'union
organisée des forces isolées?
Donc, s'il est
une chose évidente, c'est celle-ci: La Loi, c'est l'organisation du
Droit naturel de légitime défense; c'est la substitution de la
force collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où
celles-ci ont le droit d'agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de
faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les
Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire
régner entre tous la Justice.
Et s'il
existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que l'ordre
y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble
que ce peuple aurait le gouvernement le plus simple, le plus
économique, le moins lourd, le moins senti, le moins responsable, le
plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse imaginer,
quelle que fût d'ailleurs sa forme politique.
Car, sous un
tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la plénitude
comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne
fût respectée, le travail libre et les fruits du travail
garantis contre toute injuste atteinte, nul n'aurait rien à
démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est
vrai, à le remercier de nos succès; mais malheureux, nous ne
nous en prendrions pas plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui
attribuent la grêle ou la gelée. Nous ne le connaîtrions
que par l'inestimable bienfait de la Sûreté.
On peut
affirmer encore que, grâce à la non-intervention de l'État
dans des affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se
développeraient dans l'ordre naturel. On ne verrait point les familles
pauvres chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain. On ne
verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes, ou les
campagnes aux dépens des villes. On ne verrait pas ces grands
déplacements de capitaux, de travail, de population, provoqués
par des mesures législatives, déplacements qui rendent si
incertaines et si précaires les sources mêmes de l'existence, et
aggravent par là, dans une si grande mesure, la responsabilité
des gouvernements.
Par malheur,
il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle.
Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans
des vues neutres et discutables. Elle a fait pis: elle a agi contrairement
à sa propre fin; elle a détruit son propre but; elle s'est
appliquée à anéantir cette Justice qu'elle devait faire
régner, à effacer, entre les Droits, cette limite que sa
mission était de faire respecter; elle a mis la force collective au
service de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la
Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui; elle a
converti la Spoliation en Droit, pour la protéger, et la
légitime défense en crime, pour la punir.
Comment cette
perversion de la Loi s'est-elle accomplie? Quelles en ont été
les conséquences?
La Loi s'est
pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes:
l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.
Parlons de la
première.
Se conserver,
se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes, de
telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés
et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait
incessant, ininterrompu, infaillible.
Mais il est
une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de vivre et de se
développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des
autres. Ce n'est pas là une imputation hasardée,
émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire en rend
témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les
oppressions sacerdotales, l'universalité de l'esclavage, les fraudes
industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies.
Cette disposition
funeste prend naissance dans la constitution même de l'homme, dans ce
sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le
bien-être et lui fait fuir la douleur.
L'homme ne
peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation
perpétuelle, c'est-à-dire par une perpétuelle
application de ses facultés sur les choses, ou par le travail. De
là la Propriété.
Mais, en fait,
il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant le produit des
facultés de son semblable. De là la Spoliation.
Or, le travail
étant en lui-même une peine, et l'homme étant
naturellement porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire
est là pour le prouver, que partout où la spoliation est moins
onéreuse que le travail, elle prévaut; elle prévaut sans
que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.
Quand donc
s'arrête la spoliation? Quand elle devient plus onéreuse, plus
dangereuse que le travail.
Il est bien
évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le puissant obstacle
de la force collective à cette funeste tendance; qu'elle devrait
prendre parti pour la propriété contre la Spoliation.
Mais la Loi
est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe d'hommes. Et la
Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force
prépondérante, il ne se peut pas qu'elle ne mette en
définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent.
Ce
phénomène inévitable, combiné avec le funeste
penchant que nous avons constaté dans le cœur de l'homme,
explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On
conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice,
elle devient un instrument et le plus invincible instrument d'injustice. On
conçoit que, selon la puissance du législateur, elle
détruit, à son profit, et à divers degrés, chez
le reste des hommes, la Personnalité par l'esclavage, la
Liberté par l'oppression, la Propriété par la
spoliation.
Il est dans la
nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils sont
victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au
profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent,
par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à
entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le
degré de lumière où elles sont parvenues, peuvent se
proposer deux buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la
conquête de leurs droits politiques: ou elles veulent faire cesser la
spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part.
Malheur, trois
fois malheur aux nations où cette dernière pensée domine
dans les masses, au moment où elles s'emparent à leur tour de
la puissance législative!
Jusqu'à
cette époque la spoliation légale s'exerçait par le
petit nombre sur le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples
où le droit de légiférer est concentré en
quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on cherche
l'équilibre dans la spoliation universelle. Au lieu d'extirper ce que
la société contenait d'injustice, on la
généralise. Aussitôt que les classes
déshéritées ont recouvré leurs droits politiques,
la première pensée qui les saisit n'est pas de se
délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des
lumières qu'elles ne peuvent avoir), mais d'organiser, contre les
autres classes et à leur propre détriment, un système de
représailles, — comme s'il fallait, avant que le règne de
la justice arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper
toutes, les unes à cause de leur iniquité, les autres à
cause de leur ignorance.
Il ne pouvait
donc s'introduire dans la Société un plus grand changement et
un plus grand malheur que celui-là: la Loi convertie en instrument de
spoliation.
Quelles sont
les conséquences d'une telle perturbation. Il faudrait des volumes
pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus
saillantes.
La
première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et
de l'injuste.
Aucune
société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne
à quelque degré; mais le plus sûr, pour que les lois
soient respectées, c'est qu'elles soient respectables. Quand la Loi et
la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la cruelle
alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la
Loi, deux malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est
difficile de choisir.
Il est
tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi
et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une
forte disposition à regarder ce qui est légal comme légitime,
à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler faussement
toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la
Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à
beaucoup de consciences. L'esclavage, la restriction, le monopole trouvent
des défenseurs non seulement dans ceux qui en profitent, mais encore
dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la
moralité de ces institutions. « Vous êtes, dira-t-on,
un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des
lois; vous ébranlez la base sur laquelle repose la
société. » Faites-vous un cours de morale, ou
d'économie politique? Il se trouvera des corps officiels pour faire
parvenir au gouvernement ce vœu:
« Que
la science soit désormais enseignée, non plus au seul point de
vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la
Propriété, de la Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici,
mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation
(contraire à la Liberté, à la Propriété,
à la Justice) qui régit l'industrie
française. »
« Que,
dans les chaires publiques salariées par le Trésor, le
professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au
respect dû aux lois en vigueur [1], etc. »
En sorte que
s'il existe une loi qui sanctionne l'esclavage ou le monopole, l'oppression
ou la spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra pas même en
parler; car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle
inspire? Bien plus, il faudra enseigner la morale et l'économie
politique au point de vue de cette loi, c'est-à-dire sur la
supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi.
Un autre effet
de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de donner aux passions
et aux luttes politiques, et, en général, à la politique
proprement dite, une prépondérance exagérée.
Je pourrais
prouver cette proposition de mille manières. Je me bornerai, par voie
d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment
occupé tous les esprits: le suffrage universel.
Quoi qu'en
pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit très
avancée et que je crois reculée de vingt
siècles, le suffrage universel (en prenant ce mot dans son
acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés, à
l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes.
On peut lui
opposer de graves objections.
D'abord le mot
universel cache un grossier sophisme. Il y a en France trente-six millions
d'habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait
qu'il fût reconnu à trente-six millions d'électeurs. Dans
le système le plus large, on ne le reconnaît qu'à neuf
millions. Trois personnes sur quatre sont donc exclues et, qui plus est,
elles le sont par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette
exclusion? sur le principe de l'Incapacité. Suffrage universel veut
dire: suffrage universel des capables. Restent ces questions de fait: quels
sont les capables? l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires
sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître l'incapacité?
Si l'on y
regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel le
droit de suffrage repose sur la présomption de capacité, le
système le plus large ne différant à cet égard du
plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels cette
capacité peut se reconnaître, ce qui ne constitue pas une
différence de principe, mais de degré.
Ce motif,
c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout le monde.
Si, comme le
prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine, le
droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique
aux adultes d'empêcher les femmes et les enfants de voter. Pourquoi les
empêche-t-on? Parce qu'on les présume incapables. Et pourquoi
l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion? Parce que
l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote;
parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout
entière; parce que la communauté a bien le droit d'exiger
quelques garanties, quant aux actes d'où dépendent son
bien-être et son existence.
Je sais ce
qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer.
Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse. Ce que je
veux faire observer, c'est que cette controverse même (aussi bien que
la plupart des questions politiques) qui agite, passionne et bouleverse les
peuples, perdrait presque toute son importance, si la Loi avait toujours
été ce qu'elle devrait être.
En effet, si
la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes, toutes les
Libertés, toutes les Propriétés, si elle n'était
que l'organisation du Droit individuel de légitime défense,
l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les
oppressions, à toutes les spoliations, croit-on que nous nous
disputerions beaucoup, entre citoyens, à propos du suffrage plus ou
moins universel? Croit-on qu'il mettrait en question le plus grand des biens,
la paix publique? Croit-on que les classes exclues n'attendraient pas
paisiblement leur tour? Croit-on que les classes admises seraient très
jalouses de leur privilège? Et n'est-il pas clair que
l'intérêt étant identique et commun, les uns agiraient,
sans grand inconvénient, pour les autres?
Mais que ce
principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte
d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la
Loi peut prendre aux uns pour donner aux autres, puiser dans la
richesse acquise par toutes les classes pour augmenter celle d'une classe;
tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers,
des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens; oh!
certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec
raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi; qui ne revendique avec fureur
son droit d'élection et d'éligibilité; qui ne bouleverse
la société plutôt que de ne pas l'obtenir. Les mendiants
et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres
incontestables. Ils vous diront: « Nous n'achetons jamais de vin,
de tabac, de sel, sans payer l'impôt, et une part de cet impôt est
donnée législativement en primes, en subventions à des
hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à
élever artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du
drap. Puisque chacun exploite la Loi à son profit, nous voulons
l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le Droit à
l'assistance, qui est la part de spoliation du pauvre. Pour cela, il faut
que nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous
organisions en grand l'Aumône pour notre classe, comme vous avez
organisé en grand la Protection pour la vôtre. Ne nous dites pas
que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la proposition
de M. Mimerel, une somme de 600 000 francs pour nous faire taire et comme un
os à ronger. Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas,
nous voulons stipuler pour nous-mêmes comme les autres classes ont
stipulé pour elles-mêmes! »
Que peut-on
répondre à cet argument? Oui, tant qu'il sera admis en principe
que la Loi peut être détournée de sa vraie mission,
qu'elle peut violer les propriétés au lieu de les garantir,
chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la
spoliation, soit pour l'organiser aussi à son profit. La question
politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante; en un
mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne
sera pas moins acharnée au-dedans. Pour en être convaincu, il
est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les
Chambres en France et en Angleterre; il suffit de savoir comment la question
est posée.
Est-il besoin
de prouver que cette odieuse perversion de la Loi est une cause
perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la
désorganisation sociale? Jetez les yeux sur les États-Unis.
C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle,
qui est de garantir à chacun sa liberté et sa
propriété. Aussi c'est le pays du monde où l'ordre
social paraît reposer sur les bases les plus stables. Cependant, aux
États-Unis même, il est deux questions, et il n'en est que deux,
qui, depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre politique en
péril. Et quelles sont ces deux questions? Celle de l'Esclavage et
celle des Tarifs, c'est-à-dire précisément les deux
seules questions où, contrairement à l'esprit
général de cette république, la Loi a pris le
caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation,
sanctionnée par la loi, des droits de la Personne. La Protection est
une violation, perpétrée par la loi, du droit de
Propriété; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de
tant d'autres débats, ce double fléau légal,
triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui puisse amener et
amènera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne
saurait imaginer, au sein d'une société, un fait plus
considérable que celui-ci: La Loi devenue un instrument d'injustice.
Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux
États-Unis, où il n'est qu'une exception, que doit-ce
être dans notre Europe, où il est un Principe, un
Système?
M. de
Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse de M.
Carlier, disait: Il faut faire la guerre au Socialisme. — Et par
Socialisme, il faut croire que, selon la définition de M. Charles
Dupin, il désignait la Spoliation.
Mais de quelle
Spoliation voulait-il parler? Car il y en a de deux sortes. Il y a la spoliation
extra-légale et la spoliation légale.
Quant à
la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol, escroquerie,
celle qui est définie, prévue et punie par le Code
pénal, en vérité, je ne pense pas qu'on la puisse
décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace
systématiquement la société dans ses bases. D'ailleurs,
la guerre contre ce genre de spoliation n'a pas attendu le signal de M. de
Montalembert ou de M. Carlier. Elle se poursuit depuis le commencement du
monde; la France y avait pourvu, dès longtemps avant la
révolution de février, dès longtemps avant l'apparition
du Socialisme, par tout un appareil de magistrature, de police, de
gendarmerie, de prisons, de bagnes et d'échafauds. C'est la Loi elle-même
qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon moi, à
désirer, c'est que la Loi gardât toujours cette attitude
à l'égard de la Spoliation.
Mais il n'en
est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle. Quelquefois elle
l'accomplit de ses propres mains, afin d'en épargner au
bénéficiaire la honte, le danger et le scrupule. Quelquefois
elle met tout cet appareil de magistrature, police, gendarmerie et prison au
service du spoliateur, et traite en criminel le spolié qui se
défend. En un mot, il y a la spoliation légale, et c'est
de celle-là sans doute que parle M. de Montalembert.
Cette
spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une
tache exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire,
sans tant de déclamations et de jérémiades, c'est de l'y
effacer le plus tôt possible, malgré les clameurs des
intéressés. Comment la reconnaître? C'est bien simple. Il
faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient pour donner aux
autres ce qui ne leur appartient pas. Il faut examiner si la Loi accomplit,
au profit d'un citoyen et au détriment des autres, un acte que ce
citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime. Hâtez-vous
d'abroger cette Loi; elle n'est pas seulement une iniquité, elle est
une source féconde d'iniquités; car elle appelle les
représailles, et si vous n'y prenez garde, le fait exceptionnel
s'étendra, se multipliera et deviendra systématique. Sans
doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris; il invoquera les
droits acquis. Il dira que l'État doit Protection et
Encouragement à son industrie; il alléguera qu'il est bon que
l'État l'enrichisse, parce qu'étant plus riche il
dépense davantage, et répand ainsi une pluie de salaires sur
les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste, car c'est
justement par la systématisation de ces arguments que se
systématisera la spoliation légale.
C'est ce qui
est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les
classes aux dépens les unes des autres; c'est de
généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser.
Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie de
manières; de là une multitude infinie de plans d'organisation:
tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt
progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au
salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments de travail,
gratuité du crédit, etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans,
en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de
Socialisme.
Or le Socialisme,
ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle guerre voulez-vous
lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine? Vous trouvez cette doctrine
fausse, absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus
aisé qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable. Surtout,
si vous voulez être fort, commencez par extirper de votre
législation tout ce qui a pu s'y glisser de Socialisme, — et
l'œuvre n'est pas petite.
On a
reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le
Socialisme la force brutale. C'est un reproche dont il doit être
exonéré, car il a dit formellement: il faut faire au Socialisme
la guerre qui est compatible avec la loi, l'honneur et la justice.
Mais comment
M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place dans un cercle
vicieux? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi? Mais
précisément le Socialisme invoque la Loi. Il n'aspire pas
à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation
légale. C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs
de toute sorte, qu'il prétend se faire un instrument; et une fois
qu'il aura la Loi pour lui, comment voulez-vous tourner la Loi contre lui?
Comment voulez-vous le placer sous le coup de vos tribunaux, de vos
gendarmes, de vos prisons?
Aussi que
faites-vous? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la
confection des Lois. Vous voulez le tenir en dehors du Palais
législatif. Vous n'y réussirez pas, j'ose vous le
prédire, tandis qu'au-dedans on légiférera sur le principe
de la Spoliation légale. C'est trop inique, c'est trop absurde.
Il faut
absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et il n'y
a que trois solutions.
Que le petit
nombre spolie le grand nombre.
Que tout le
monde spolie tout le monde.
Que personne
ne spolie personne.
Spoliation
partielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il faut choisir. La
Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.
Spoliation partielle,
— c'est le système qui a prévalu tant que
l'électorat a été partiel, système auquel on revient
pour éviter l'invasion du Socialisme.
Spoliation universelle,
— c'est le système dont nous avons été
menacés quand l'électorat est devenu universel, la masse ayant
conçu l'idée de légiférer sur le principe des
législateurs qui l'ont précédée.
Absence de
Spoliation, — c'est le principe de justice, de paix, d'ordre, de
stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la
force, hélas! bien insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon
dernier souffle.
Et,
sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi? La Loi,
ayant pour sanction nécessaire la Force, peut-elle être
raisonnablement employée à autre chose qu'à maintenir
chacun dans son Droit? Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle,
sans la tourner, et, par conséquent, sans tourner la Force contre le
Droit. Et comme c'est là la plus funeste, la plus illogique
perturbation sociale qui se puisse imaginer, il faut bien reconnaître
que la véritable solution, tant cherchée, du problème
social est renfermée dans ces simples mots: La Loi, c'est la
Justice Organisée.
Or,
remarquons-le bien: organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par
la Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une
manifestation quelconque de l'activité humaine: Travail,
Charité, Agriculture, Commerce, Industrie, Instruction, Beaux-Arts,
Religion; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations secondaires
n'anéantisse l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet,
la Force entreprenant sur la Liberté des citoyens, sans porter atteinte
à la Justice, sans agir contre son propre but?
Ici je me
heurte au plus populaire des préjugés de notre époque.
On ne veut pas seulement que la Loi soit juste; on veut encore qu'elle soit
philanthropique. On ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque
citoyen le libre et inoffensif exercice de ses facultés,
appliquées à son développement physique, intellectuel et
moral; on exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation le
bien-être, l'instruction et la moralité. C'est le
côté séduisant du Socialisme.
Mais, je le
répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut
opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne
l'être pas. M. de Lamartine m'écrivait un jour:
« Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme; vous
en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la
Fraternité. » Je lui répondis: « La
seconde moitié de votre programme détruira la
première. » Et, en effet, il m'est tout à fait
impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire.
Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement
forcée, sans que la Liberté soit légalement
détruite, et la Justice légalement foulée aux
pieds.
La Spoliation
légale a deux racines: l'une, nous venons de le voir, est dans
l'Égoïsme humain; l'autre est dans la fausse Philanthropie.
Avant d'aller
plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot Spoliation.
Je ne le
prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une acception vague,
indéterminée, approximative, métaphorique: je m'en sers
au sens tout à fait scientifique, et comme exprimant l'idée
opposée à celle de la Propriété. Quand une
portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et
sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce
soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la
Propriété, qu'il y a Spoliation. Je dis que c'est là
justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que si
la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je
dis qu'il n'y a pas moins Spoliation, et même, socialement parlant,
avec circonstance aggravante. Seulement, en ce cas, ce n'est pas celui qui
profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le
législateur, c'est la société, et c'est ce qui en fait
le danger politique.
Il est
fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai vainement
cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais,
je ne voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi,
qu'on le croie ou non, je déclare que je n'entends accuser les
intentions ni la moralité de qui que ce soit. J'attaque une
idée que je crois fausse, un système qui me semble injuste, et
cela tellement en dehors des intentions, que chacun de nous en profite sans
le vouloir et en souffre sans le savoir. Il faut écrire sous
l'influence de l'esprit de parti ou de la peur pour révoquer en doute
la sincérité du Protectionnisme, du Socialisme et même du
Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à trois
périodes diverses de sa croissance. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est
que la Spoliation est plus visible, par sa partialité, dans le
Protectionnisme [2],
par son universalité, dans le Communisme; d'où il suit que des
trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus
indécis, et par conséquent le plus sincère.
Quoi qu'il en
soit, convenir que la spoliation légale a une de ses racines dans la
fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de
cause.
Ceci entendu,
examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit cette
aspiration populaire qui prétend réaliser le Bien
général par la Spoliation générale.
Les
socialistes nous disent: puisque la Loi organise la justice, pourquoi
n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion?
Pourquoi? Parce
qu'elle ne saurait organiser le travail, l'enseignement, la religion, sans
désorganiser la Justice.
Remarquez donc
que la Loi, c'est la Force, et que, par conséquent, le domaine de la
Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine
de la Force.
Quand la loi
et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui imposent rien
qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire.
Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa
Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles
sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la
Propriété d'autrui. Elles se tiennent sur la défensive;
elles défendent le Droit égal de tous. Elles remplissent une
mission dont l'innocuité est évidente, l'utilité
palpable, et la légitimité incontestée.
Cela est si
vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer dire que le but de
la Loi est de faire régner la Justice, c'est se servir d'une
expression qui n'est pas rigoureusement exacte. Il faudrait dire: Le but
de la Loi est d'empêcher l'Injustice de régner. En effet, ce
n'est pas la Justice qui a une existence propre, c'est l'Injustice. L'une
résulte de l'absence de l'autre.
Mais quand la
Loi, — par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la
Force, — impose un mode de travail, une méthode ou une
matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce n'est plus
négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle
substitue la volonté du législateur à leur propre
volonté, l'initiative du législateur à leur propre
initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à
prévoir; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient
un meuble inutile; ils cessent d'être hommes; ils perdent leur
Personnalité, leur Liberté, leur Propriété.
Essayez
d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une
atteinte à la Liberté; une transmission de richesse
imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la
Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi ne
peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.
Lorsque, du
fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur la
société, il est frappé du spectacle
d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur les
souffrances qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères,
souffrances dont l'aspect est rendu plus attristant encore par le contraste
du luxe et de l'opulence.
Il devrait
peut-être se demander si un tel état social n'a pas pour cause
d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête, et des
Spoliations nouvelles, exercées par l'intermédiaire des Lois.
Il devrait se demander si, l'aspiration de tous les hommes vers le
bien-être et le perfectionnement étant donnée, le
règne de la justice ne suffit pas pour réaliser la plus grande
activité de Progrès et la plus grande somme
d'Égalité, compatibles avec cette responsabilité
individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution
des vertus et des vices.
Il n'y songe
seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons, des
arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le
remède dans la perpétuité et l'exagération de ce
qui a produit le mal.
Car, en dehors
de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une véritable
négation, est-il aucun de ces arrangements légaux qui ne
renferme le principe de la Spoliation?
Vous dites:
« Voilà des hommes qui manquent de richesses, »
— et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une
mamelle qui se remplisse d'elle-même, ou dont les veines
lactifères aillent puiser ailleurs que dans la société.
Il n'entre rien au trésor public, en faveur d'un citoyen ou d'une
classe, que ce que les autres citoyens et les autres classes ont
été forcés d'y mettre. Si chacun n'y puise que
l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il est vrai, n'est
pas spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui manquent de
richesses, elle ne fait rien pour l'égalité. Elle ne peut
être un instrument d'égalisation qu'autant qu'elle prend aux uns
pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de Spoliation.
Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes
d'encouragement, le Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à
l'assistance, le Droit à l'instruction, l'impôt progressif, la
gratuité du crédit, l'atelier social, toujours vous trouverez
au fond la Spoliation légale, l'injustice organisée.
Vous dites:
« Voilà des hommes qui manquent de
lumières, » — et vous vous adressez à la Loi.
Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin une clarté
qui lui soit propre. Elle plane sur une société où il y
a des hommes qui savent et d'autres qui ne savent pas; des citoyens qui ont
besoin d'apprendre et d'autres qui sont disposés à enseigner.
Elle ne peut faire que de deux choses l'une: ou laisser s'opérer
librement ce genre de transactions, laisser se satisfaire librement cette
nature de besoins; ou bien forcer à cet égard les
volontés et prendre aux uns de quoi payer des professeurs
chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais elle ne peut pas faire
qu'il n'y ait, au second cas, atteinte à la Liberté et à
la Propriété, Spoliation légale.
Vous dites:
« Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de
religion, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la
Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire combien c'est une entreprise
violente et folle que de faire intervenir la force en ces matières?
Au bout de ses
systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme, quelque
complaisance qu'il ait pour lui-même, ne puisse s'empêcher
d'apercevoir le monstre de la Spoliation légale. Mais que fait-il? Il
le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens,
sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité,
Organisation, Association. Et parce que nous ne demandons pas tant à
la Loi, parce que nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous
repoussons la fraternité, la solidarité, l'organisation,
l'association, et nous jette à la face l'épithète d'individualistes.
Qu'il sache
donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation naturelle, mais
l'organisation forcée.
Ce n'est pas
l'association libre, mais les formes d'association qu'il prétend nous
imposer.
Ce n'est pas
la fraternité spontanée, mais la fraternité
légale.
Ce n'est pas la
solidarité providentielle, mais la solidarité artificielle, qui
n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.
Le Socialisme,
comme la vieille politique d'où il émane, confond le
Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que
nous ne voulons pas qu'une chose soit faite par le Gouvernement, il en
conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous
repoussons l'instruction par l'État; donc nous ne voulons pas
d'instruction. Nous repoussons une religion d'État; donc nous ne
voulons pas de religion. Nous repoussons l'égalisation par
l'État; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc. C'est
comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que
nous repoussons la culture du blé par l'État.
Comment a pu
prévaloir, dans le monde politique, l'idée bizarre de faire
découler de la Loi ce qui n'y est pas: le Bien, en mode positif, la
Richesse, la Science, la Religion?
Les
publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école
socialiste, fondent leurs théories diverses sur une hypothèse
commune, et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse
qui puisse tomber dans un cerveau humain.
Ils divisent
l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes, moins un,
forme la première; le publiciste, à lui tout seul, forme la
seconde et, de beaucoup, la plus importante.
En effet, ils
commencent par supposer que les hommes ne portent en eux-mêmes ni un
principe d'action, ni un moyen de discernement; qu'ils sont dépourvus
d'initiative; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules
passives, des atomes sans spontanéité, tout au plus une
végétation indifférente à son propre mode
d'existence, susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main
extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins
symétriques, artistiques, perfectionnées.
Ensuite chacun
d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms
d'Organisateur, de Révélateur, de Législateur,
d'Instituteur, de Fondateur, cette volonté et cette main, ce mobile
universel, cette puissance créatrice dont la sublime mission est de
réunir en société ces matériaux épars, qui
sont des hommes.
Partant de
cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses
arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en
espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa
chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en
séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers
sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc.
Et de
même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a
besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour
arranger sa société, a besoin de forces qu'il ne peut trouver
que dans les Lois; loi de douane, loi d'impôt, loi d'assistance, loi
d'instruction.
Il est si vrai
que les socialistes considèrent l'humanité comme matière
à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien
sûrs du succès de ces combinaisons, ils réclament du
moins une parcelle d'humanité comme matière à
expériences: on sait combien est populaire parmi eux l'idée
d'expérimenter tous les systèmes, et on a vu un de leurs
chefs venir sérieusement demander à l'assemblée
constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.
C'est ainsi
que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la faire en grand. C'est
ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur
sacrifie quelques semences et un coin de son champ pour faire
l'épreuve d'une idée.
Mais quelle
distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l'inventeur
et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur
et ses semences!... Le socialiste croit de bonne foi que la même
distance le sépare de l'humanité.
Il ne faut pas
s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle
considèrent la société comme une création
artificielle sortie du génie du Législateur.
Cette
idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les
penseurs, tous les grands écrivains de notre pays.
Tous ont vu
entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui
existent entre l'argile et le potier.
Bien plus,
s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cœur de l'homme,
un principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernement,
ils ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste, et que
l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs, tendait fatalement
vers sa dégradation. Ils ont posé en fait qu'abandonnée
à ses penchants l'humanité ne s'occuperait de religion que pour
aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour arriver à
l'ignorance, de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans
la misère.
Heureusement,
selon ces mêmes écrivains, il y a quelques hommes, nommés
Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non seulement
pour eux-mêmes, mais pour tous les autres, des tendances
opposées.
Pendant que
l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien; pendant que
l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent
à la lumière; pendant que l'humanité est
entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu.
Et, cela posé, ils réclament la Force, afin qu'elle les mette
à même de substituer leurs propres tendances aux tendances du
genre humain.
Il suffit
d'ouvrir, à peu près au hasard, un livre de philosophie, de
politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans
notre pays cette idée, fille des études classiques et
mère du Socialisme, que l'humanité est une matière
inerte recevant du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la
richesse; ou bien, ce qui est encore pis, que d'elle-même
l'humanité tend vers sa dégradation et n'est
arrêtée sur cette pente que par la main mystérieuse du
Législateur. Partout le Conventionalisme classique nous montre, derrière
la société passive, une puissance occulte qui, sous les noms de
Loi, Législateur, ou sous cette expression plus commode et plus vague
de on, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise.
Bossuet. — « Une des choses
qu'on (qui?) imprimait le plus fortement dans l'esprit des
Égyptiens, c'était l'amour de la patrie... Il n'était
pas permis d'être inutile à l'État; la Loi assignait
à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils.
On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession... Mais il y avait
une occupation qui devait être commune, c'était
l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de la
police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste,
chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par
qui?)... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout
le monde était nourri (par qui?) dans l'esprit de les observer...
Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne
lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la
vie commode et tranquille. »
Ainsi, les
hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes: patriotisme,
richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout
leur venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait
pour eux que de se laisser faire. C'est à ce point que Diodore
ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et la musique,
Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arts
avaient été inventés par Trismégiste?
De même
chez les Perses:
« Un
des premiers soins du prince était de faire fleurir
l'agriculture... Comme il y avait des charges établies pour la
conduite des armées, il y en avait aussi pour veiller aux travaux
rustiques... Le respect qu'on inspirait aux Perses pour
l'autorité royale allait jusqu'à l'excès. »
Les Grecs,
quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers
à leurs propres destinées, jusque-là que,
d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas élevés, comme les
chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples.
Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.
« Les
Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, avaient
été cultivés de bonne heure par des Rois et des
colonies venues d'Égypte. C'est de là qu'ils avaient appris les
exercices du corps, la course à pied, à cheval et sur
des chariots... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur
était à se rendre dociles, à se laisser former par des
lois pour le bien public. »
Fénelon. — Nourri dans l'étude et
l'admiration de l'antiquité, témoin de la puissance de Louis
XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette
idée que l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses
prospérités, ses vertus comme ses vices lui viennent d'une
action extérieure, exercée sur elle par la Loi ou celui qui la
fait. Aussi, dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs
intérêts, leurs facultés, leurs désirs et leurs
biens, à la discrétion absolue du Législateur. En
quelque matière que ce soit, ce ne sont jamais eux qui jugent pour
eux-mêmes, c'est le Prince. La nation n'est qu'une matière
informe, dont le Prince est l'âme. C'est en lui que résident la
pensée, la prévoyance, le principe de toute organisation, de
tout progrès et, par conséquent, la Responsabilité.
Pour prouver cette
assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xe livre de
Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer
quelques passages pris au hasard dans ce célèbre poème,
auquel, sous tout autre rapport, je suis le premier à rendre justice.
Avec cette
crédulité surprenante qui caractérise les classiques,
Fénelon admet, malgré l'autorité du raisonnement et des
faits, la félicité générale des Égyptiens,
et il l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de
leurs Rois.
« Nous
ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes
opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des
terres qui se couvrent tous les ans d'une moisson dorée, sans se
reposer jamais; des prairies pleines de troupeaux; des laboureurs accablés
sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein; des
bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs
flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos
d'alentour. Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par
un sage Roi. »
« Ensuite
Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandues dans
toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à
vingt-deux mille villes; la justice exercée en faveur du pauvre contre
le riche; la bonne éducation des enfants qu'on accoutumait à
l'obéissance, au travail, à la sobriété, à
l'amour des arts et des lettres; l'exactitude pour toutes les
cérémonies de la religion, le désintéressement,
le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la
crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses
enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me
disait-il, le peuple qu'un sage Roi conduit ainsi. »
Fénelon
fait, sur la Crète, une idylle encore plus séduisante. Puis il
ajoute, par la bouche de Mentor:
« Tout
ce que vous verrez dans cette île merveilleuse est le fruit des lois de
Minos. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend le corps sain
et robuste. on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale
et laborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et
l'esprit; pon ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui
d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de
gloire... Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres
peuples, l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la
mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont
inconnus en Crète... on n'y souffre ni meubles précieux,
ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais
dorés. »
C'est ainsi
que Mentor prépare son élève à triturer et
manipuler, dans les vues les plus philanthropiques sans doute, le peuple
d'Ithaque, et, pour plus de sûreté, il lui en donne l'exemple
à Salente.
Voilà
comment nous recevons nos premières notions politiques. On nous
enseigne à traiter les hommes à peu près comme Olivier
de Serres enseigne aux agriculteurs à traiter et mélanger les
terres.
Montesquieu. — « Pour maintenir
l'esprit de commerce, il faut que toutes les lois le favorisent; que ces
mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à
mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une
assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque
citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de
travailler pour conserver ou pour acquérir... »
Ainsi les Lois
disposent de toutes les fortunes.
« Quoique
dans la démocratie l'égalité réelle soit
l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à
établir qu'une exactitude extrême à cet égard ne
conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens
qui réduise ou fixe les différences à un certain point.
Après quoi c'est à des lois particulières à
égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges
qu'elles imposent aux riches et le soulagement qu'elles accordent aux
pauvres... »
C'est bien
là encore l'égalisation des fortunes par la loi, par la force.
« Il
y avait dans la Grèce deux sortes de républiques. Les unes
étaient militaires, comme Lacédémone; d'autres
étaient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes on
voulait que les citoyens fussent oisifs; dans les autres on cherchait
à donner de l'amour pour le travail. »
« Je
prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie
qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous
les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreraient
à l'univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec
l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême
liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande
modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla
lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les
murailles: on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux; on
y a les sentiments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni
père; la pudeur même est ôtée à la chasteté.
C'est par ce chemin que Sparte est menée à la grandeur et
à la gloire... »
« Cet
extraordinaire que l'on voyait dans les institutions de la Grèce, nous
l'avons vu dans la lie et la corruption des temps modernes. Un
législateur honnête homme a formé un peuple où la
probité parait aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M.
Penn est un véritable Lycurgue, et quoique le premier ait eu la paix
pour objet comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière
où ils ont mis leur peuple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur
des hommes libres, dans les préjugés qu'ils ont vaincus, dans
les passions qu'ils ont soumises. »
« Le
Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime
à la Société, qui regarde le plaisir de commander
comme le seul bien de la vie; mais il sera toujours beau de gouverner les
hommes en les rendant plus heureux... »
« Ceux
qui voudront faire des institutions pareilles établiront la
communauté des biens de la République de Platon, ce respect
qu'il demandait pour les dieux, cette séparation d'avec les
étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité
faisant le commerce et non pas les citoyens; ils donneront nos arts sans
notre luxe, et nos besoins sans nos désirs. »
L'engouement
vulgaire aura beau s'écrier: c'est du Montesquieu, donc c'est
magnifique! c'est sublime! j'aurai le courage de mon opinion et de dire:
— Quoi!
vous avez le front de trouver cela beau!
Mais c'est affreux!
abominable! et ces extraits, que je pourrais multiplier, montrent que, dans
les idées de Montesquieu, les personnes, les libertés, les
propriétés, l'humanité entière ne sont que des
matériaux propres à exercer la sagacité du
Législateur.
Rousseau. — Bien que ce publiciste,
suprême autorité des démocrates, fasse reposer
l'édifice social sur la volonté générale,
personne n'a admis, aussi complètement que lui, l'hypothèse de
l'entière passivité du genre humain en présence du
Législateur.
« S'il
est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand
législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que
l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la
machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait
marcher. »
Et que sont
les hommes en tout ceci? La machine qu'on monte et qui marche, ou
plutôt la matière brute dont la machine est faite!
Ainsi entre le
Législateur et le Prince, entre le Prince et les sujets, il y a les
mêmes rapports qu'entre l'agronome et l'agriculteur, l'agriculteur et
la glèbe. À quelle hauteur au-dessus de l'humanité est
donc placé le publiciste, qui régente les Législateurs
eux-mêmes et leur enseigne leur métier en ces termes
impératifs:
« Voulez-vous
donner de la consistance à l'État? rapprochez les degrés
extrêmes autant qu'il est possible. Ne souffrez ni des gens opulents ni
des gueux. »
« Le
sol est-il ingrat ou stérile, ou le pays trop serré pour les
habitants, tournez-vous du côté de l'industrie et des
arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées
qui vous manquent... Dans un bon terrain, manquez-vous d'habitants,
donnez tous vos soins à l'agriculture, qui multiplie les hommes, et chassez
les arts, qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays... Occupez-vous
des rivages étendus et commodes, couvrez la mer de vaisseaux,
vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos
côtes que des rochers inaccessibles, restez barbares et
ichthyophages, vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être,
et, à coup sûr, plus heureux. En un mot, outre les maximes
communes à tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les
ordonne d'une manière particulière, et rend sa
législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les
Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet
la religion; les Athéniens, les lettres; Carthage et Tyr, le commerce;
Rhodes, la marine; Sparte, la guerre, et Rome, la vertu. L'auteur de l'Esprit
des Lois a montré par quel art le législateur dirige
l'institution vers chacun de ces objets... Mais si le législateur,
se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui
naît de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et
l'autre à la liberté; l'un aux richesses, l'autre à la population;
l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois
s'affaiblir insensiblement, la constitution s'altérer, et
l'État ne cessera d'être agité jusqu'à ce qu'il
soit détruit ou changé, et que l'invincible nature ait repris
son empire. »
Mais si la
nature est assez invincible pour reprendre son empire, pourquoi
Rousseau n'admet-il pas qu'elle n'avait pas besoin du Législateur pour
prendre cet empire dès l'origine? Pourquoi n'admet-il pas
qu'obéissant à leur propre initiative les hommes se tourneront
d'eux-mêmes vers le commerce sur des rivages étendus et
commodes, sans qu'un Lycurgue, un Solon, un Rousseau s'en mêlent, au
risque de se tromper?
Quoi qu'il en
soit, on comprend la terrible responsabilité que Rousseau fait peser sur
les inventeurs, instituteurs, conducteurs, législateurs et
manipulateurs de Sociétés. Aussi est-il, à leur
égard, très exigeant.
« Celui
qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de
changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu
qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un
plus grand tout, dont cet individu reçoive, en tout ou en partie, sa
vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la
renforcer, de substituer une existence partielle et morale à
l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue
de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses
propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères... »
Pauvre
espèce humaine, que feraient de ta dignité les adeptes de
Rousseau?
Raynal. — « Le climat,
c'est-à-dire le ciel et le sol, est la première règle du
législateur. Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est
d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Une peuplade
jetée sur les côtes maritimes aura des lois relatives à
la navigation... Si la colonie est portée dans les terres, un
législateur doit prévoir et leur genre et leur degré de
fécondité... »
« C'est
surtout dans la distribution de la propriété qu'éclatera
la sagesse de la législation. En général, et dans tous
les pays du monde, quand on fonde une colonie, il faut donner des terres
à tous les hommes, c'est-à-dire à chacun une
étendue suffisante pour l'entretien d'une famille... »
« Dans
une île sauvage qu'on peuplerait d'enfants, on
n'aurait qu'à laisser éclore les germes de la
vérité dans les développements de la raison... Mais
quand on établit un peuple déjà vieux dans un
pays nouveau, l'habileté consiste à ne lui laisser que les
opinions et les habitudes nuisibles dont on ne peut le guérir et le
corriger. Veut-on empêcher qu'elles ne se transmettent, on
veillera sur la seconde génération par une éducation
commune et publique des enfants. Un prince, un législateur, ne devrait
jamais fonder une colonie sans y envoyer d'avance des hommes sages pour
l'instruction de la jeunesse... Dans une colonie naissante, toutes les
facilités sont ouvertes aux précautions du Législateur
qui veut épurer le sang et les mœurs d'un peuple. Qu'il
ait du génie et de la vertu, les terres et les hommes qu'il aura dans
ses mains inspireront à son âme un plan de
société, qu'un écrivain ne peut jamais tracer que d'une
manière vague et sujette à l'instabilité des
hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de
circonstances trop difficiles à prévoir et à
combiner... »
Ne semble-t-il
pas entendre un professeur d'agriculture dire à ses
élèves: « Le climat est la première
règle de l'agriculteur? Ses ressources lui dictent ses devoirs.
C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Est-il sur un
sol argileux, il doit se conduire de telle façon. A-t-il affaire
à du sable, voici comment il doit s'y prendre. Toutes les
facilités sont ouvertes à l'agriculteur qui veut nettoyer et
améliorer son sol. Qu'il ait de l'habileté, les terres, les
engrais qu'il aura dans ses mains lui inspireront un plan
d'exploitation, qu'un professeur ne peut jamais tracer que d'une
manière vague et sujette à l'instabilité des
hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de
circonstances trop difficiles à prévoir et à
combiner. »
Mais, ô
sublimes écrivains, veuillez donc vous souvenir quelquefois que cette
argile, ce sable, ce fumier, dont vous disposez si arbitrairement, ce sont
des Hommes, vos égaux, des êtres intelligents et libres comme
vous, qui ont reçu de Dieu, comme vous, la faculté de voir, de
prévoir, de penser et de juger pour eux-mêmes!
Mably. — (Il suppose les lois
usées par la rouille du temps, la négligence de la
sécurité, et poursuit ainsi):
« Dans
ces circonstances, il faut être convaincu que les ressorts du
gouvernement se sont relâchés. Donnez-leur une nouvelle
tension (c'est au lecteur que Mably s'adresse), et le mal sera
guéri... Songez moins à punir des fautes qu'à encourager
les vertus dont vous avez besoin. Par cette méthode vous
rendrez à votre république la vigueur de la jeunesse.
C'est pour n'avoir pas été connue des peuples libres qu'ils ont
perdu la liberté! Mais si les progrès du mal sont tels que les
magistrats ordinaires ne puissent y remédier efficacement, ayez
recours à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit
court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a
besoin alors d'être frappée... »
Et tout dans
ce goût durant vingt volumes.
Il a
été une époque où, sous l'influence de tels
enseignements, qui sont le fond de l'éducation classique, chacun a
voulu se placer en dehors et au-dessus de l'humanité, pour l'arranger,
l'organiser et l'instituer à sa guise.
Condillac. —
« Érigez-vous, Monseigneur, en Lycurgue ou en Solon. Avant
que de poursuivre la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner
des lois à quelque peuple sauvage d'Amérique ou d'Afrique.
Établissez dans des demeures fixes ces hommes errants; apprenez-leur
à nourrir des troupeaux...; travaillez à développer les
qualités sociales que la nature a mises en eux... Ordonnez-leur de
commencer à pratiquer les devoirs de l'humanité... Empoisonnez
par des châtiments les plaisirs que promettent les passions, et vous
verrez ces barbares, à chaque article de votre législation,
perdre un vice et prendre une vertu. »
« Tous
les peuples ont eu des lois. Mais peu d'entre eux ont été
heureux. Quelle en est la cause? C'est que les législateurs ont
presque toujours ignoré que l'objet de la société est
d'unir les familles par un intérêt commun. »
« L'impartialité
des lois consiste en deux choses: à établir
l'égalité dans la fortune et dans la dignité des
citoyens... À mesure que vos lois établiront une plus grande
égalité, elles deviendront plus chères à chaque
citoyen... Comment l'avarice, l'ambition, la volupté, la paresse,
l'oisiveté, l'envie, la haine, la jalousie agiteraient-elles des
hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui les lois
ne laisseraient pas l'espérance de rompre
l'égalité? » (Suit l'idylle.)
« Ce
qu'on vous a dit de la République de Sparte doit vous donner de
grandes lumières sur cette question. Aucun autre État n'a
jamais eu des lois plus conformes à l'ordre de la nature et de
l'égalité. »
Il n'est pas
surprenant que les dix-septième et dix-huitième siècles
aient considéré le genre humain comme une matière inerte
attendant, recevant tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d'un
grand Prince, d'un grand Législateur, d'un grand Génie. Ces siècles
étaient nourris de l'étude de l'Antiquité, et
l'Antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse,
en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant
à leur gré l'humanité asservie par la force ou par
l'imposture. Qu'est-ce que cela prouve? Que, parce que l'homme et la
société sont perfectibles, l'erreur, l'ignorance, le
despotisme, l'esclavage, la superstition doivent s'accumuler davantage au
commencement des temps. Le tort des écrivains que j'ai cités
n'est pas d'avoir constaté le fait, mais de l'avoir proposé,
comme règle, à l'admiration et à l'imitation des races
futures. Leur tort est d'avoir, avec une inconcevable absence de critique, et
sur la foi d'un conventionalisme puéril, admis ce qui est
inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la
moralité et le bien-être de ces sociétés factices
de l'ancien monde; de n'avoir pas compris que le temps produit et propage la
lumière; qu'à mesure que la lumière se fait, la force
passe du côté du Droit, et la société reprend
possession d'elle-même.
Et en effet,
quel est le travail politique auquel nous assistons? Il n'est autre que
l'effort instinctif de tous les peuples vers la liberté [3].
Et qu'est-ce que la Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre
tous les cœurs et d'agiter le monde, si ce n'est l'ensemble de toutes
les libertés, liberté de conscience, d'enseignement,
d'association, de presse, de locomotion, de travail, d'échange;
d'autres termes, le franc exercice, pour tous, de toutes les facultés
inoffensives; en d'autres termes encore, la destruction de tous les
despotismes, même le despotisme légal, et la réduction de
la Loi à sa seule attribution rationnelle, qui est de
régulariser le Droit individuel de légitime défense ou
de réprimer l'injustice.
Cette tendance
du genre humain, il faut en convenir, est grandement contrariée,
particulièrement dans notre patrie, par la funeste disposition,
— fruit de l'enseignement classique, — commune à tous les
publicistes, de se placer en dehors de l'humanité pour l'arranger, l'organiser
et l'instituer à leur guise.
Car, pendant
que la société s'agite pour réaliser la Liberté,
les grands hommes qui se placent à sa tête, imbus des principes
des dix-septième et dix-huitième siècles, ne songent
qu'à la courber sous le philanthropique despotisme de leurs inventions
sociales et à lui faire porter docilement, selon l'expression de
Rousseau, le joug de la félicité publique, telle qu'ils l'ont
imaginée.
On le vit bien
en 1789. À peine l'Ancien Régime légal fut-il
détruit, qu'on s'occupa de soumettre la société nouvelle
à d'autres arrangements artificiels, toujours en partant de ce point
convenu: l'omnipotence de la Loi.
Saint-Just. — « Le
Législateur commande à l'avenir. C'est à lui de vouloir
le bien. C'est à lui de rendre les hommes ce qu'il veut
qu'ils soient. »
Robespierre. « La fonction du
gouvernement est de diriger les forces physiques et morales de la nation vers
le but de son institution. »
Billaud-Varennes. « Il faut
recréer le peuple qu'on veut rendre à la liberté.
Puisqu'il faut détruire d'anciens préjugés, changer
d'antiques habitudes, perfectionner les affections dépravées,
restreindre des besoins superflus, extirper des vices invétérés;
il faut donc une action forte, une impulsion véhémente...
Citoyens, l'inflexible austérité de Lycurgue devint à
Sparte la base inébranlable de la République; le
caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans
l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science du
gouvernement. »
Lepelletier. « Considérant
à quel point l'espèce humaine est dégradée, je me
suis convaincu de la nécessité d'opérer une
entière régénération et, si je puis m'exprimer ainsi,
de créer un nouveau peuple. »
On le voit,
les hommes ne sont rien que de vils matériaux. Ce n'est pas à
eux de vouloir le bien; — ils en sont incapables, — c'est
au Législateur, selon Saint-Just. Les hommes ne sont que ce qu'il veut
qu'ils soient.
Suivant
Robespierre, qui copie littéralement Rousseau, le Législateur
commence par assigner le but de l'institution de la nation. Ensuite les
gouvernements n'ont plus qu'à diriger vers ce but toutes les forces
physiques et morales. La nation elle-même reste toujours passive en
tout ceci, et Billaud-Varennes nous enseigne qu'elle ne doit avoir que les
préjugés, les habitudes, les affections et les besoins que le
Législateur autorise. Il va jusqu'à dire que l'inflexible
austérité d'un homme est la base de la république.
On a vu que,
dans le cas où le mal est si grand que les magistrats ordinaires n'y
peuvent remédier, Mably conseillait la dictature pour faire fleurir la
vertu. « Ayez recours, dit-il, à une magistrature
extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable.
L'imagination des citoyens a besoin d'être frappée. »
Cette doctrine n'a pas été perdue. Écoutons Robespierre:
« Le
principe du gouvernement républicain, c'est la vertu, et son moyen,
pendant qu'il s'établit, la terreur. Nous voulons substituer, dans
notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité
à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux
bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le
mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à
l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la
gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne
compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel
esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur
aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse
des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple
aimable, frivole, misérable; c'est-à-dire toutes les vertus et
tous les miracles de la République à tous les vices et à
tous les ridicules de la monarchie. »
À
quelle hauteur au-dessus du reste de l'humanité se place ici Robespierre!
Et remarquez la circonstance dans laquelle il parle. Il ne se borne pas
à exprimer le vœu d'une grande rénovation du cœur
humain; il ne s'attend même pas à ce qu'elle résultera
d'un gouvernement régulier. Non, il veut l'opérer
lui-même et par la terreur. Le discours, d'où est extrait ce
puéril et laborieux amas d'antithèses, avait pour objet
d'exposer les principes de morale qui doivent diriger un gouvernement
révolutionnaire. Remarquez que, lorsque Robespierre vient demander
la dictature, ce n'est pas seulement pour repousser l'étranger et
combattre les factions; c'est bien pour faire prévaloir par la
terreur, et préalablement au jeu de la Constitution, ses propres
principes de morale. Sa prétention ne va à rien moins que
d'extirper du pays, par la terreur, l'égoïsme, l'honneur, les
usages, les bienséances, la mode, la vanité, l'amour de
l'argent, la bonne compagnie, l'intrigue, le bel esprit, la volupté et
la misère. Ce n'est qu'après que lui, Robespierre, aura
accompli ces miracles — comme il les appelle avec raison,
— qu'il permettra aux lois de reprendre leur empire. — Eh!
misérables, qui vous croyez si grands, qui jugez l'humanité si
petite, qui voulez tout réformer, réformez-vous
vous-mêmes, cette tâche vous suffit.
Cependant, en
général, messieurs les Réformateurs, Législateurs
et Publicistes ne demandent pas à exercer sur l'humanité un
despotisme immédiat. Non, ils sont trop modérés et trop
philanthropes pour cela. Ils ne réclament que le despotisme,
l'absolutisme, l'omnipotence de la Loi. Seulement ils aspirent à faire
la Loi.
Pour montrer
combien cette disposition étrange des esprits a été
universelle, en France, de même qu'il m'aurait fallu copier tout Mably,
tout Raynal, tout Rousseau, tout Fénelon, et de longs extraits de
Bossuet et Montesquieu, il me faudrait aussi reproduire le
procès-verbal tout entier des séances de la Convention. Je m'en
garderai bien et j'y renvoie le lecteur.
On pense bien
que cette idée dut sourire à Bonaparte. Il l'embrassa avec
ardeur et la mit énergiquement en pratique. Se considérant
comme un chimiste, il ne vit dans l'Europe qu'une matière à
expériences. Mais bientôt cette matière se manifesta
comme un réactif puissant. Aux trois quarts désabusé,
Bonaparte, à Sainte-Hélène, parut reconnaître
qu'il y a quelque initiative dans les peuples, et il se montra moins hostile
à la liberté. Cela ne l'empêcha pas cependant de donner
par son testament cette leçon à son fils:
« Gouverner, c'est répandre la moralité,
l'instruction et le bien-être. »
Est-il
nécessaire maintenant de faire voir par de fastidieuses citations
d'où procèdent Morelly, Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier? Je
me bornerai à soumettre au lecteur quelques extraits du livre de Louis
Blanc sur l'organisation du travail.
« Dans
notre projet, la société reçoit l'impulsion du
pouvoir » (Page 126).
En quoi
consiste l'impulsion que le Pouvoir donne à la société?
À imposer le projet de M. L. Blanc.
D'un autre
coté, la société, c'est le genre humain.
Donc, en
définitive, le genre humain reçoit l'impulsion de M. L. Blanc.
Libre à
lui, dira-t-on. Sans doute le genre humain est libre de suivre les conseils
de qui que ce soit. Mais ce n'est pas ainsi que M. L. Blanc comprend la
chose. Il entend que son projet soit converti en Loi, et par conséquent
imposé de force par le pouvoir.
« Dans
notre projet, l'État ne fait que donner au travail une
législation (excusez du peu), en vertu de laquelle le mouvement
industriel peut et doit s'accomplir en toute liberté. Il
(l'État) ne fait que placer la liberté sur une pente (rien
que cela) qu'elle descend, une fois qu'elle y est placée, par la
seule force des choses et par une suite naturelle du mécanisme
établi. »
Mais quelle
est cette pente? — Celle indiquée par M. L. Blanc. — Ne
conduit-elle pas aux abîmes? — Non, elle conduit au bonheur.
— Comment donc la société ne s'y place-t-elle pas
d'elle-même? — Parce qu'elle ne sait ce qu'elle veut et qu'elle a
besoin d'impulsion. — Qui lui donnera cette impulsion? —
Le pouvoir. — Et qui donnera l'impulsion au pouvoir? —
L'inventeur du mécanisme, M. L. Blanc.
Nous ne
sortons jamais de ce cercle: l'humanité passive et un grand homme qui
la meut par l'intervention de la Loi.
Une fois sur
cette pente, la société jouirait-elle au moins de quelque
liberté? — Sans doute. — Et qu'est-ce que la
liberté?
« Disons-le
une fois pour toutes: la liberté consiste non pas seulement dans le Droit
accordé, mais dans le Pouvoir donné à l'homme
d'exercer, de développer ses facultés, sous l'empire de la justice
et sous la sauvegarde de la loi. »
« Et
ce n'est point là une distinction vaine: le sens en est profond, les
conséquences en sont immenses. Car dès qu'on admet qu'il faut
à l'homme, pour être vraiment libre, le Pouvoir d'exercer
et de développer ses facultés, il en résulte que la
société doit à chacun de ses membres l'instruction
convenable, sans laquelle l'esprit humain ne peut se déployer,
et les instruments de travail, sans lesquels l'activité humaine ne peut
se donner carrière. Or, par l'intervention de qui la
société donnera-t-elle à chacun de ses membres
l'instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si
ce n'est par l'intervention de l'État? »
Ainsi la
liberté, c'est le pouvoir. — En quoi consiste ce Pouvoir?
— À posséder l'instruction et les instruments de travail.
— Qui donnera l'instruction et les instruments de travail?
— La société, qui les doit. — Par
l'intervention de qui la société donnera-t-elle des instruments
de travail à ceux qui n'en ont pas? — Par l'intervention de
l'État. — À qui l'État les prendra-t-il?
C'est au
lecteur de faire la réponse et de voir où tout ceci aboutit.
Un des
phénomènes les plus étranges de notre temps, et qui
étonnera probablement beaucoup nos neveux, c'est que la doctrine qui se
fonde sur cette triple hypothèse: l'inertie radicale de
l'humanité; l'omnipotence de la Loi; l'infaillibilité du
Législateur; soit le symbole sacré du parti qui se proclame
exclusivement démocratique.
Il est vrai
qu'il se dit aussi social.
En tant que
démocratique, il a une foi sans limite en l'humanité.
Comme social,
il la met au-dessous de la boue.
S'agit-il de
droits politiques, s'agit-il de faire sortir de son sein le
Législateur, oh! alors, selon lui, le peuple a la science infuse; il
est doué d'un tact admirable; sa volonté est toujours
droite, la volonté générale ne peut errer. Le
suffrage ne saurait être trop universel. Nul ne doit à la
société aucune garantie. La volonté et la
capacité de bien choisir sont toujours supposées. Est-ce que le
peuple peut se tromper? Est-ce que nous ne sommes pas dans le siècle
des lumières? Quoi donc! Le peuple sera-t-il éternellement en
tutelle? N'a-t-il pas conquis ses droits par assez d'efforts et de
sacrifices? N'a-t-il pas donné assez de preuves de son intelligence et
de sa sagesse? N'est-il pas arrivé à sa maturité?
N'est-il pas en état de juger pour lui-même? Ne connaît-il
pas ses intérêts? Y a-t-il un homme ou une classe qui ose revendiquer
le droit de se substituer au peuple, de décider et d'agir pour lui?
Non, non, le peuple veut être libre, et il le sera. Il veut
diriger ses propres affaires, et il les dirigera.
Mais le
Législateur est-il une fois dégagé des comices par
l'élection, oh! alors le langage change. La nation rentre dans la
passivité, dans l'inertie, dans le néant, et le
Législateur prend possession de l'omnipotence. À lui
l'invention, à lui la direction, à lui l'impulsion, à
lui l'organisation. L'humanité n'a plus qu'à se laisser faire;
l'heure du despotisme a sonné. Et remarquez que cela est fatal; car ce
peuple, tout à l'heure si éclairé, si moral, si parfait,
n'a plus aucunes tendances, ou, s'il en a, elles l'entraînent toutes
vers la dégradation. Et on lui laisserait un peu de Liberté!
Mais ne savez-vous pas que, selon M. Considérant, la liberté
conduit fatalement au monopole? Ne savez-vous pas que la liberté
c'est la concurrence? et que la concurrence, suivant M. L. Blanc, c'est pour
le peuple un système d'extermination, pour la bourgeoisie une cause de
ruine? Que c'est pour cela que les peuples sont d'autant plus
exterminés et ruinés qu'ils sont plus libres, témoin la
Suisse, la Hollande, l'Angleterre et les États-Unis? Ne savez-vous
pas, toujours selon M. L. Blanc, que la concurrence conduit au monopole,
et que, par la même raison, le bon marché conduit à
l'exagération des prix? Que la concurrence tend à tarir
les sources de la consommation et pousse la production à une
activité dévorante? Que la concurrence force la
production à s'accroître et la consommation à
décroître; d'où il suit que les peuples libres
produisent pour ne pas consommer; qu'elle est tout à la fois
oppression et démence, et qu'il faut absolument que M. L. Blanc
s'en mêle?
Quelle
liberté, d'ailleurs, pourrait-on laisser aux hommes? Serait-ce la liberté
de conscience? Mais on les verra tous profiter de la permission pour se faire
athées. La liberté d'enseignement? Mais les pères se
hâteront de payer des professeurs pour enseigner à leurs fils
l'immoralité et l'erreur; d'ailleurs, à en croire M. Thiers, si
l'enseignement était laissé à la liberté
nationale, il cesserait d'être national, et nous
élèverions nos enfants dans les idées des Turcs ou des
Indous, au lieu que, grâce au despotisme légal de
l'université, ils ont le bonheur d'être élevés
dans les nobles idées des Romains. La liberté du travail? Mais
c'est la concurrence, qui a pour effet de laisser tous les produits non
consommés, d'exterminer le peuple et de ruiner la bourgeoisie. La
liberté d'échanger? Mais on sait bien, les protectionnistes l'ont
démontré à satiété, qu'un homme se ruine
quand il échange librement et que, pour s'enrichir, il faut
échanger sans liberté. La liberté d'association? Mais,
d'après la doctrine socialiste, liberté et association
s'excluent, puisque précisément on n'aspire à ravir aux
hommes leur liberté que pour les forcer de s'associer.
Vous voyez
donc bien que les démocrates-socialistes ne peuvent, en bonne
conscience, laisser aux hommes aucune liberté, puisque, par leur
nature propre, et si ces messieurs n'y mettent ordre, ils tendent, de toute
part, à tous les genres de dégradation et de
démoralisation.
Reste à
deviner, en ce cas, sur quel fondement on réclame pour eux, avec tant
d'instance, le suffrage universel.
Les
prétentions des organisateurs soulèvent une autre question, que
je leur ai souvent adressée, et à laquelle, que je sache, ils
n'ont jamais répondu. Puisque les tendances naturelles de
l'humanité sont assez mauvaises pour qu'on doive lui ôter sa
liberté, comment se fait-il que les tendances des organisateurs soient
bonnes? Les Législateurs et leurs agents ne font-ils pas partie du
genre humain? Se croient-ils pétris d'un autre limon que le reste des
hommes? Ils disent que la société, abandonnée à
elle-même, court fatalement aux abîmes parce que ses instincts
sont pervers. Ils prétendent l'arrêter sur cette pente et lui
imprimer une meilleure direction. Ils ont donc reçu du ciel une
intelligence et des vertus qui les placent en dehors et au-dessus de
l'humanité; qu'ils montrent leurs titres. Ils veulent être bergers,
ils veulent que nous soyons troupeau. Cet arrangement
présuppose en eux une supériorité de nature, dont nous
avons bien le droit de demander la preuve préalable.
Remarquez que
ce que je leur conteste, ce n'est pas le droit d'inventer des combinaisons
sociales, de les propager, de les conseiller, de les expérimenter sur
eux-mêmes, à leurs frais et risques; mais bien le droit de nous
les imposer par l'intermédiaire de la Loi, c'est-à-dire des
forces et des contributions publiques.
Je demande que
les Cabétistes, les Fouriéristes, les Proudhoniens, les
Universitaires, les Protectionnistes renoncent non à leurs
idées spéciales, mais à cette idée qui leur est
commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries,
à leurs ateliers sociaux, à leur banque gratuite, à leur
moralité gréco-romaine, à leurs entraves commerciales.
Ce que je leur demande, c'est de nous laisser la faculté de juger
leurs plans et de ne pas nous y associer, directement ou indirectement, si
nous trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils
répugnent à notre conscience.
Car la
prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre
qu'elle est oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse
préjudicielle: l'infaillibilité de l'organisateur et
l'incompétence de l'humanité.
Et si
l'humanité est incompétente à juger pour
elle-même, que vient-on nous parler de suffrage universel?
Cette
contradiction dans les idées s'est malheureusement reproduite dans les
faits, et pendant que le peuple français a devancé tous les
autres dans la conquête de ses droits, ou plutôt de ses garanties
politiques, il n'en est pas moins resté le plus gouverné,
dirigé, administré, imposé, entravé et
exploité de tous les peuples.
Il est aussi
celui de tous où les révolutions sont le plus imminentes, et
cela doit être.
Dès
qu'on part de cette idée, admise par tous nos publicistes et si
énergiquement exprimée par M. L. Blanc en ces mots:
« La société reçoit l'impulsion du
pouvoir »; dès que les hommes se considèrent
eux-mêmes comme sensibles mais passifs, incapables de s'élever
par leur propre discernement et par leur propre énergie à
aucune moralité, à aucun bien-être, et réduits
à tout attendre de la Loi; en un mot, quand ils admettent que leurs
rapports avec l'État sont ceux du troupeau avec le berger, il est
clair que la responsabilité du pouvoir est immense. Les biens et les
maux, les vertus et les vices, l'égalité et
l'inégalité, l'opulence et la misère, tout
découle de lui. Il est chargé de tout, il entreprend tout, il
fait tout; donc il répond de tout. Si nous sommes heureux, il
réclame à bon droit notre reconnaissance; mais si nous sommes
misérables, nous ne pouvons nous en prendre qu'à lui. Ne
dispose-t-il pas, en principe, de nos personnes et de nos biens? La Loi
n'est-elle pas omnipotente? En créant le monopole universitaire, il
s'est fait fort de répondre aux espérances des pères de
famille privés de liberté; et si ces espérances sont
déçues, à qui la faute? En réglementant
l'industrie, il s'est fait fort de la faire prospérer, sinon il
eût été absurde de lui ôter sa liberté; et
si elle souffre, à qui la faute? En se mêlant de pondérer
la balance du commerce, par le jeu des tarifs, il s'est fait fort de le faire
fleurir; et si, loin de fleurir, il se meurt, à qui la faute? En
accordant aux armements maritimes sa protection en échange de leur
liberté, il s'est fait fort de les rendre lucratifs; et s'ils sont
onéreux, à qui la faute?
Ainsi, il n'y
a pas une douleur dans la nation dont le gouvernement ne se soit
volontairement rendu responsable. Faut-il s'étonner que chaque
souffrance soit une cause de révolution?
Et quel est le
remède qu'on propose? C'est d'élargir indéfiniment le
domaine de la Loi, c'est-à-dire la Responsabilité du
gouvernement.
Mais si le
gouvernement se charge d'élever et de régler les salaires et
qu'il ne le puisse; s'il se charge d'assister toutes les infortunes et qu'il
ne le puisse; s'il se charge d'assurer des retraites à tous les
travailleurs et qu'il ne le puisse; s'il se charge de fournir à tous
les ouvriers des instruments de travail et qu'il ne le puisse; s'il se charge
d'ouvrir à tous les affamés d'emprunts un crédit gratuit
et qu'il ne le puisse; si, selon les paroles que nous avons vues avec regret
échapper à la plume de M. de Lamartine,
« l'État se donne la mission d'éclairer, de
développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser, et de
sanctifier l'âme des peuples », et qu'il échoue; ne
voit-on pas qu'au bout de chaque déception, hélas! plus que
probable, il y a une non moins inévitable révolution?
Je reprends ma
thèse et je dis: immédiatement après la science
économique et à l'entrée de la science politique [4],
se présente une question dominante. C'est celle-ci:
Qu'est-ce que
la Loi? que doit-elle être? quel est son domaine? quelles sont ses
limites? où s'arrêtent, par suite, les attributions du
Législateur?
Je
n'hésite pas à répondre: La Loi, c'est la force
commune organisée pour faire obstacle à l'Injustice —
et pour abréger, la Loi, c'est la Justice.
Il n'est pas
vrai que le Législateur ait sur nos personnes et nos
propriétés une puissance absolue, puisqu'elles
préexistent et que son œuvre est de les entourer de garanties.
Il n'est pas
vrai que la Loi ait pour mission de régir nos consciences, nos
idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos
travaux, nos échanges, nos dons, nos jouissances.
Sa mission est
d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de l'un
n'usurpe le droit de l'autre.
La Loi, parce qu'elle
a pour sanction nécessaire la Force, ne peut avoir pour domaine
légitime que le légitime domaine de la force, à savoir:
la Justice.
Et comme
chaque individu n'a le droit de recourir à la force que dans le cas de
légitime défense, la force collective, qui n'est que la
réunion des forces individuelles, ne saurait être
rationnellement appliquée à une autre fin.
La Loi, c'est
donc uniquement l'organisation du droit individuel préexistant de
légitime défense.
La Loi, c'est
la Justice.
Il est si faux
qu'elle puisse opprimer les personnes ou spolier les
propriétés, même dans un but philanthropique, que sa
mission est de les protéger.
Et qu'on ne
dise pas qu'elle peut au moins être philanthropique, pourvu qu'elle
s'abstienne de toute oppression, de toute spoliation; cela est
contradictoire. La Loi ne peut pas ne pas agir sur nos personnes ou nos
biens; si elle ne les garantit, elle les viole par cela seul qu'elle agit,
par cela seul qu'elle est.
La Loi, c'est
la Justice.
Voilà
qui est clair, simple, parfaitement défini et délimité,
accessible à toute intelligence, visible à tout œil, car
la Justice est une quantité donnée, immuable,
inaltérable, qui n'admet ni plus ni moins.
Sortez de
là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire,
philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt
vous êtes dans l'infini, dans l'incertain, dans l'inconnu, dans
l'utopie imposée, ou, qui pis est, dans la multitude des utopies
combattant pour s'emparer de la Loi et s'imposer; car la fraternité,
la philanthropie n'ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous
arrêterez-vous? Où s'arrêtera la Loi? L'un, comme M. de
Saint-Cricq, n'étendra sa philanthropie que sur quelques classes
d'industriels, et il demandera à la Loi qu'elle dispose des
consommateurs en faveur des producteurs. L'autre, comme M.
Considérant, prendra en main la cause des travailleurs et
réclamera pour eux de la Loi un minimum assuré, le
vêtement, le logement, la nourriture et toutes choses
nécessaires à l'entretien de la vie. Un troisième,
M. L. Blanc, dira, avec raison, que ce n'est là qu'une
fraternité ébauchée et que la Loi doit donner à
tous les instruments de travail et l'instruction. Un quatrième fera
observer qu'un tel arrangement laisse encore place à l'inégalité
et que la Loi doit faire pénétrer, dans les hameaux les plus
reculés, le luxe, la littérature et les arts. Vous serez
conduits ainsi jusqu'au communisme, ou plutôt la
législation sera... ce qu'elle est déjà: — le
champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les
cupidités.
La Loi, c'est
la Justice.
Dans ce
cercle, on conçoit un gouvernement simple, inébranlable. Et je
défie qu'on me dise d'où pourrait venir la pensée d'une
révolution, d'une insurrection, d'une simple émeute contre une
force publique bornée à réprimer l'injustice. Sous un
tel régime, il y aurait plus de bien-être, le bien-être
serait plus également réparti, et quant aux souffrances
inséparables de l'humanité, nul ne songerait à en
accuser le gouvernement, qui y serait aussi étranger qu'il l'est aux
variations de la température. A-t-on jamais vu le peuple s'insurger
contre la cour de cassation ou faire irruption dans le prétoire du
juge de paix pour réclamer le minimum de salaires, le crédit
gratuit, les instruments de travail, les faveurs du tarif, ou l'atelier
social? Il sait bien que ces combinaisons sont hors de la puissance du juge,
et il apprendrait de même qu'elles sont hors de la puissance de la Loi.
Mais faites la
Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c'est d'elle que
découlent les biens et les maux, qu'elle est responsable de toute
douleur individuelle, de toute inégalité sociale, et vous
ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de
troubles et de révolutions.
La Loi, c'est
la Justice.
Et il serait
bien étrange qu'elle pût être équitablement autre
chose! Est-ce que la justice n'est pas le droit? Est-ce que les droits ne
sont pas égaux? Comment donc la Loi interviendrait-elle pour me
soumettre aux plans sociaux de MM. Mimerel, de Melun, Thiers, Louis Blanc,
plutôt que pour soumettre ces messieurs à mes plans? Croit-on
que je n'aie pas reçu de la nature assez d'imagination pour inventer
aussi une utopie? Est-ce que c'est le rôle de la Loi de faire un choix entre
tant de chimères et de mettre la force publique au service de l'une
d'elles?
La Loi, c'est
la Justice.
Et qu'on ne
dise pas, comme on le fait sans cesse, qu'ainsi conçue la Loi,
athée, individualiste et sans entrailles, ferait l'humanité
à son image. C'est là une déduction absurde, bien digne
de cet engouement gouvernemental qui voit l'humanité dans la Loi.
Quoi donc! De
ce que nous serons libres, s'ensuit-il que nous cesserons d'agir? De ce que
nous ne recevrons pas l'impulsion de la Loi, s'ensuit-il que nous serons
dénués d'impulsion? De ce que la Loi se bornera à nous
garantir le libre exercice de nos facultés, s'ensuit-il que nos
facultés seront frappées d'inertie? De ce que la Loi ne nous
imposera pas des formes de religion, des modes d'association, des
méthodes d'enseignement, des procédés de travail, des
directions d'échange, des plans de charité, s'ensuit-il que
nous nous empresserons de nous plonger dans l'athéisme, l'isolement,
l'ignorance, la misère et l'égoïsme? S'ensuit-il que nous
ne saurons plus reconnaître la puissance et la bonté de Dieu,
nous associer, nous entraider, aimer et secourir nos frères
malheureux, étudier les secrets de la nature, aspirer aux
perfectionnements de notre être?
La Loi, c'est
la Justice.
Et c'est sous
la Loi de justice, sous le régime du droit, sous l'influence de la
liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la
responsabilité, que chaque homme arrivera à toute sa valeur,
à toute la dignité de son être, et que l'humanité
accomplira avec ordre, avec calme, lentement sans doute, mais avec certitude,
le progrès, qui est sa destinée.
Il me semble
que j'ai pour moi la théorie; car quelque question que je soumette au
raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique,
économique; qu'il s'agisse de bien-être, de moralité,
d'égalité, de droit, de justice, de progrès, de
responsabilité, de solidarité, de propriété, de
travail, d'échange, de capital, de salaires, d'impôts, de
population, de crédit, de gouvernement; à quelque point de
l'horizon scientifique que je place le point de départ de mes
recherches, toujours invariablement j'aboutis à ceci: la solution du
problème social est dans la Liberté.
Et n'ai-je pas
aussi pour moi l'expérience? Jetez les yeux sur le globe. Quels sont
les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles? Ceux
où la Loi intervient le moins dans l'activité privée;
où le gouvernement se fait le moins sentir; où
l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus
d'influence; où les rouages administratifs sont les moins nombreux et
les moins compliqués; les impôts les moins lourds et les moins
inégaux; les mécontentements populaires les moins
excités et les moins justifiables; où la responsabilité
des individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite,
si les mœurs ne sont pas parfaites, elles tendent invinciblement
à se rectifier; où les transactions, les conventions, les
associations sont le moins entravées; où le travail, les
capitaux, la population, subissent les moindres déplacements
artificiels; où l'humanité obéit le plus à sa
propre pente; où la pensée de Dieu prévaut le plus sur
les inventions des hommes; ceux, en un mot, qui approchent le plus de cette
solution: dans les limites du droit, tout par la libre et perfectible
spontanéité de l'homme; rien par la Loi ou la force que la
Justice universelle.
Il faut le
dire: il y a trop de grands hommes dans le monde; il y a trop de
législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés,
conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se
placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens
font métier de s'occuper d'elle.
On me dira:
Vous vous en occupez bien, vous qui parlez. C'est vrai. Mais on conviendra
que c'est dans un sens et à un point de vue bien différents, et
si je me mêle aux réformateurs c'est uniquement pour leur faire
lâcher prise.
Je m'en occupe
non comme Vaucanson, de son automate, mais comme un physiologiste, de
l'organisme humain: pour l'étudier et l'admirer.
Je m'en
occupe, dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre.
Il arriva au
milieu d'une tribu sauvage. Un enfant venait de naître et une foule de
devins, de sorciers, d'empiriques l'entouraient, armés d'anneaux, de
crochets et de liens. L'un disait: cet enfant ne flairera jamais le parfum
d'un calumet, si je ne lui allonge les narines. Un autre: il sera
privé du sens de l'ouïe, si je ne lui fais descendre les oreilles
jusqu'aux épaules. Un troisième: il ne verra pas la
lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux une direction
oblique. Un quatrième: il ne se tiendra jamais debout, si je ne lui
courbe les jambes. Un cinquième: il ne pensera pas, si je ne comprime
son cerveau. Arrière, dit le voyageur. Dieu fait bien ce qu'il fait;
ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné
des organes à cette frêle créature, laissez ses organes
se développer, se fortifier par l'exercice, le tâtonnement,
l'expérience et la Liberté.
Dieu a mis
aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle accomplisse ses
destinées. Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a
une physiologie humaine providentielle. Les organes sociaux sont aussi
constitués de manière à se développer
harmoniquement au grand air de la Liberté. Arrière donc les
empiriques et les organisateurs! Arrière leurs anneaux, leurs
chaînes, leurs crochets, leurs tenailles! arrière leurs moyens
artificiels! arrière leur atelier social, leur phalanstère,
leur gouvernementalisme, leur centralisation, leurs tarifs, leurs
universités, leurs religions d'État, leurs banques gratuites ou
leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions,
leur moralisation ou leur égalisation par l'impôt! Et puisqu'on
a vainement infligé au corps social tant de systèmes, qu'on
finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les
systèmes, qu'on mette enfin à l'épreuve la
Liberté, — la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et
en son œuvre.
Notes
[1]:
Conseil général des manufactures, de l'agriculture et du
commerce (Séance du 6 mai 1850.)
[2]: Si la
protection n'était accordée, en France, qu'à une seule
classe, par exemple, aux maîtres de forges, elle serait si absurdement
spoliatrice qu'elle ne pourrait se maintenir. Aussi voyons nous toutes les
industries protégées se liguer, faire cause commune et
même se recruter de manière à paraître embrasser
l'ensemble du travail national. Elles sentent instinctivement que la
Spoliation se dissimule en se généralisant.
[3]: Pour
qu'un peuple soit heureux, il est indispensable que les individus qui le
composent aient de la prévoyance, de la prudence, et de cette
confiance les uns dans les autres qui naît de la sûreté.
Or, il ne peut
guère acquérir ces choses que par l'expérience. Il
devient prévoyant quand il a souffert pour n'avoir pas prévu;
prudent, quand sa témérité a été souvent
punie, etc.
Il
résulte de là que la liberté commence toujours par
être accompagnée des maux qui suivent l'usage
inconsidéré qu'on en fait.
À ce
spectacle, des hommes se lèvent qui demandent que la liberté
soit proscrite.
« Que
l'État, disent-ils, soit prévoyant et prudent pour tout le
monde. »
Sur quoi, je
pose ces questions:
1° Cela
est-il possible? Peut-il sortir un État expérimenté
d'une nation inexpérimentée?
2° En tout
cas, n'est pas étouffer l'expérience dans son germe?
Si le pouvoir
impose les actes individuels, comment l'individu s'instruira-t-il par les
conséquences de ses actes? Il sera donc en tutelle à
perpétuité?
Et
l'État ayant tout ordonné sera responsable de tout.
Il y a
là un foyer de révolutions, et de révolutions sans
issue, puisqu'elles seront faites par un peuple auquel, en interdisant
l'expérience, on a interdit le progrès. (Pensée
tirée des manuscrits de l'auteur)
[4]:
L'économie politique précède la politique;
celle-là dit si les intérêts humains sont naturellement
harmoniques ou antagoniques; ce que celle-ci devrait savoir avant de fixer
les attributions du gouvernement.
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