Entre les débauches monétaires des banquiers centraux et la
Théorie monétaire moderne, il est utile de revoir les thèses classiques pour
se vacciner contre la folie.
Comme
nous l’avons vu, Ludwig von Mises a réfléchi sur la nature de la monnaie.
Premièrement, il a commencé par hiérarchiser ses fonctions (à savoir : moyen
d’échange, réserve de valeur, et unité de compte). Deuxièmement, il a
clairement distingué la monnaie et les « substituts monétaires ».
Troisièmement, Mises a réfuté l’idée que les prix représentent une mesure
appropriée de la valeur d’un bien. Il s’est appuyé sur le travail de
l’économiste tchèque Franz Cuhel qui, quelques années plus tôt, dans son
ouvrage intitulé Zur Lehre von den Bedürfnissen (Théorie des besoins), a
résolu plusieurs problèmes fondamentaux que posaient la théorie mengerienne, qui
était encore nouvelle à cette époque(4).
Cuhel était un partisan de la théorie psychologique de l’utilité marginale
(Gossen-Jevons-Wieser), mais plusieurs de ses contributions à la théorie de
la valeur et de l’utilité se sont néanmoins révélées très utiles. Cuhel a
réfuté la théorie de l’utilité marginale développée par Böhm-Bawerk et
Wieser, selon laquelle l’utilité de chaque unité à l’intérieur d’une certaine
quantité de biens est identique.
D’après Böhm-Bawerk, l’utilité résultant de la consommation de plusieurs
unités d’un produit est proportionnelle à la quantité de produits. Par
exemple, la satisfaction retirée de la consommation de 15 prunes serait égale
à 15 fois la satisfaction retirée de la consommation d’une prune.
Cuhel s’est opposé à cette idée, arguant qu’elle était en contradiction
avec la loi des rendements décroissants, c’est-à-dire le fait que la
satisfaction retirée de la consommation d’une unité d’un produit tend à
décroitre avec la quantité consommée, autrement dit chaque unité supplémentaire
consommée nous procure moins de satisfaction que la précédente(5).
On ne peut pas mesurer objectivement la satisfaction d’individus
différents
Cuhel s’est également opposé à l’idée qu’il soit possible d’évaluer
objectivement et de comparer le niveau de satisfaction retiré par différents
individus dans la consommation d’un bien. Les bénéfices retirés par un
individu dans la consommation de deux biens différents pourraient être
comparés, mais seulement indirectement, et uniquement dans un cas précis — à
savoir lorsqu’un individu réalise un choix à un point précis dans le temps.
En observant qu’un individu décide de consommer un bien A plutôt qu’un
bien B, on peut en déduire qu’il retire plus de satisfaction de la
consommation du bien A par rapport au bien B, puisque les deux biens étaient
en compétition directe au moment où cet individu a fait son
choix(6). Par conséquent, l’observation des choix des individus permet
de déterminer le niveau relatif de satisfaction qu’ils retirent des
différents biens disponibles.
En revanche, il est fondamentalement impossible de comparer la
satisfaction que procure un même bien à deux individus différents(7). Un
individu ne peut que connaître directement l’utilité que lui procure la
satisfaction de ses propres besoins. Dans le cas des autres individus qui
l’entourent, il n’est possible que de déduire indirectement à partir de
l’observation de leur choix l’utilité relative qu’ils accordent aux
différents biens disponibles.
La monnaie elle-même n’a pas de valeur constante
Il s’ensuit qu’il est impossible de mesurer ou de calculer la valeur de
quelque chose. Même la monnaie n’a pas de valeur constante, et ne peut par
conséquent fournir une base de calcul de la valeur. De plus, étant donné que
les prix résultent du processus d’évaluation des biens réalisé par chaque
individu, ils dépendent toujours des circonstances particulières dans
lesquels ils émergent. Contrairement à ce que suggère le système mathématique
de Walras, il n’existe pas de relation constante entre les prix des biens à
travers le temps et sur les différents marchés.
Il était donc hors de question pour Mises de rejoindre Irving Fisher dans
sa tentative d’établir une équation quantitative (comme en physique) mettant
en relation la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des
prix. Mises a mis l’accent sur les implications en termes de méthodologie
économique de ce point crucial de la théorie de la valeur :
« Puisqu’il n’existe aucune relation constante dans le domaine de
l’action humaine, il est impossible d’établir des équations catallactiques
afin de résoudre des problèmes pratiques de la même façon qu’il est possible
d’établir des équations physiques afin de résoudre des problèmes en
s’appuyant sur des données et des lois constantes qui ont pu être déterminées
empiriquement.
Dans mon ouvrage sur le sujet de la monnaie, je n’ai jamais écrit un seul
mot à l’encontre des partisans de la mathématisation de l’économie. Je me
suis contenté d’exposer ce qui constitue pour moi la doctrine la plus juste,
tout en m’abstenant d’attaquer la méthode mathématique.
J’ai même résisté à la tentation de démontrer pourquoi le terme de
« vélocité » est en fait vide de sens. J’ai réfuté les théories
mathématiques en démontrant que la quantité de monnaie en circulation et le
pouvoir d’achat de chaque unité de monnaie ne sont pas inversement
proportionnels.
Ceci m’a permis de démontrer que la seule relation constante que l’on
croyait exister entre des grandeurs quantifiables en économie est en réalité
une variable déterminée par les données spécifiques à chaque situation. J’ai
ainsi entièrement démoli l’équation des échanges d’Irving Fisher et Gustav
Cassel.(8) »
La critique que fait Mises de la version purement mécanique de la théorie
quantitative de la monnaie a eu une influence qui va bien au-delà du champ de
la théorie monétaire. Cette version de la théorie quantitative de la monnaie
a en effet des implications beaucoup plus larges : il s’agit d’une volonté
d’appliquer les méthodes quantitatives à l’ensemble des sciences sociales.
Article de Jörg Guido
Hülsmann traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en
anglais ici
Pour plus d’informations de ce genre, c’est ici et c’est gratuit.
4. Vous pouvez consulter sur ce sujet Zur Lehre von den Bedürfnissen.
Theoretische Untersuchungen über das Grenzgebiet von Ökonomik und Psychologie
(Innsbruck: Wagner, 1907), par Franz Cuhel.
5. Sur ce sujet ibid., pp. 190f. Böhm-Bawerk a défendu cette position
dans un long essai dans lequel il présente pour la première fois sa théorie
de la valeur. Voir également sur ce sujet Böhm-Bawerk, “Grundzüge der Theorie
des wirtschaftlichen Güterwertes,” Jahrbücher für Nationalökonomie und
Statistik n.s. 13 (1886): 48. C’est ce passage qui a été particulièrement
critiqué par Cuhel and Mises. Mises a affirmé plusieurs années après qu’à la
différence de certains passages sur le même sujet dans l’ouvrage de
Böhm-Bawerk, Positive Theory of Capital (New York: G.E. Stechert, 1930), les
idées exposées dans Grundzüge “étaient incompatibles avec la théorie de Böhm
dans sa globalité”. Cette lettre de Mises soulève des questions car Mises a
indiqué que Böhm-Bawerk ont finalement compris leur erreur et l’ont corrigé
dans une édition ultérieure de leur ouvrage Capital and Interest (South
Holland, Ill.: Libertarian Press, 1959, vol. 2, bk. 3, part A, chap. 3, p.
148). Pourtant, dans la seconde édition de Theorie des Geldes und der
Umlaufsmittel, 2nd ed. (Munich et Leipzig: Duncker & Humblot, 1924, p.
13), Mises a indiqué que Böhm-Bawerk n’avaient rien apporté de nouveau sur
cette question.
6. Sur ce sujet : Cuhel, Zur Lehre von den Bedürfnissen, pp. 178sq.
7. Sur ce sujet ibid., p. 210. Cuhel utilisait le terme inhabituel de
« Egenzen» pour désigner le concept d’utilité subjective. Dans un cas
analogue, Vilfredo Pareto utilisait le terme “ophélimité.” pour décrire cette
notion.
8. Mises, Notes and Recollections, p. 58