Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Une
chose est certaine, il y a deux cent-vingt ans exactement, durant la nuit du
4 août 1789, il ne fut pas question de « risque systémique
». Et pourtant ! Durant cette nuit historique au cours de laquelle
l’Assemblée nationale vota l’abolition des
privilèges, la France, par la voie de ses représentants,
entérina la fin de la féodalité, victime du risque
systémique.
Il
faut y réfléchir aujourd’hui et tout spécialement
parce que nous n’avons pas encore suffisamment pris conscience du fait
que lorsqu’on se mit à évoquer en 2007 le « risque
systémique », il ne s’agissait pas d’une menace
à venir pour le capitalisme mais bien de ce qui venait de le blesser
mortellement et sous nos propres yeux. On se penche maintenant sur lui,
feignant de croire que ses jours ne sont pas en danger et des optimistes
à la sincérité douteuse clament à la cantonade
qu’on lui voit reprendre des couleurs. Il est en vérité
à l’agonie et rien ne pourra plus désormais le sauver.
Une
solution existait en principe, exploitée ad nauseam
lors des alertes précédentes, mais qui ne fut d’aucun
secours cette fois-ci, bien trop coûteuse dans un contexte où
les États avaient cessé de disposer de moyens de cet ordre de
grandeur. La « privatisation des profits, socialisation des pertes
», formule classique en cas de crise du capitalisme, a cessé
d’être d’application face à l’orgie
d’endettement à laquelle la finance s’est
abandonnée au cours des trente-cinq dernières années.
Les paradis fiscaux ont veillé à ce que seuls les pauvres
paient encore des impôts, et les sommes dérisoires que ceux-ci
parviennent à rassembler et à verser à
l’État, ont fait de la socialisation des pertes encourues par la
finance, un objectif désormais hors d’atteinte.
Alors
on ferme les yeux et l’on touche du bois ou bien l’on prie. On
dissimule la gravité de la crise, on dope les efforts de propagande en
espérant que si le moral s’améliore, les choses iront
peut-être mieux assez longtemps pour que le système tout entier
se refasse une santé. Ce faisant, des îlots de
prospérité se recréent, en particulier grâce aux
commissions colossales que génère la liquidation de
l’ancien système, primes touchées par ceux qui furent
responsables de sa perte et qui apparaissent encore une fois
récompensés, contre toute logique et contre toute justice.
Les
plus faibles furent abandonnés à leur triste sort et les moyens
dont on disposait furent mobilisés pour mettre sous perfusion les
rares survivants (aux États-Unis : Goldman Sachs, Morgan Stanley et
J.P. Morgan Chase), confortant la thèse d’une « oligarchie
» faisant barrage à une solution réelle des
problèmes. Lorsqu’on se retourne vers le passé, ce sont
eux du coup, ces gloutons pitoyables, incapables de se sevrer de leurs
excès de table, qui semblent avoir réglé la danse de
toute éternité. Lehman Brothers, passé aux profits et pertes le 15
septembre de l’année dernière, était un concurrent
de Goldman Sachs et l’on note alors avec un haussement
d’épaules : « Ne vous l’avais-je pas dit : “Government Sachs” ! »
Or
durant les beaux jours une concurrence féroce régnait entre les
banques et la thèse de l’inféodation du capitalisme
à l’« oligarchie » lui suppose a posteriori une
robustesse mythique dont il ne reste en tout cas rien aujourd’hui.
« Les choses iraient bien », affirme-t-on maintenant, « si
les méchants (lisez : le dernier carré) n’avaient pas
kidnappé l’héritière ! Mettons-les à
l’ombre et tout rentrera dans l’ordre ! » Si cela était
seulement possible ! On n’assista pas, je l’ai dit, à un
processus en deux temps où, dans le premier, l’on prenait
conscience de l’existence du risque systémique et dans le
second, on en prenait avec effarement la juste mesure : on découvrit
l’existence du risque systémique lorsqu’il avait fait son
œuvre et que le pot-au-lait était brisé.
Les
soubresauts du moribond se poursuivront quelques temps encore et sa survie
assistée nous convie, non plus dans la Wall Street florissante
d’autrefois mais dans son cadre en ruines, au spectacle
renouvelé de tous les excès passés : ceux d’une
aristocratie condamnée à terme, s’accrochant
désespérément aux dernières bribes de son pouvoir
et aux signes passés d’un Âge d’Or définitivement
éteint.
Quand
aura succédé au système capitaliste celui destiné
à prendre sa suite, la succession de l’un par l’autre
n’apparaîtra pas comme ce qu’elle est pourtant : la
substitution banale d’un système neuf à un autre
cassé, mais comme le triomphe de la Raison : l’évacuation
sans gloire d’une classe corrompue, terrassée par ses propres outrances.
Paul Jorion
pauljorion.com
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
Les vues
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siennes et peuvent évoluer sans qu’il soit nécessaire de
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